Olivier Guez : les 35 ans de cavale mesquine et paranoïaque de Josef Mengele
Josef Mengele (1911-1979), l’ange de la mort d’Auschwitz, le médecin au double doctorat qui triait Juifs et Tziganes sur le quai d’arrivée des convois, envoyant les uns directement à la chambre à gaz, les autres au travail forcé et à la mort légèrement différée, se réservant les « sujets » particulièrement intéressants pour ses expériences médicales prétendument liées à la pureté de la race germanique.
La figure est bien connue, et celui qui fut longtemps le plus célèbre des anciens nazis en fuite (surtout après la capture d’Adolf Eichmann par les Israéliens en 1960) était devenu dès avant sa mort un emblème littéraire et cinématographique, son ombre hantant le thriller best-seller « Le dossier Odessa » de Frederick Forsyth dès 1972, et inspirant nettement les romans « Marathon Man » de William Goldman en 1974 (et donc le film de John Schlesinger en 1976) ou « Ces garçons qui venaient du Brésil »d’Ira Levin en 1975 (et ainsi le film de Franklin J. Schaffner en 1978).
Enfermé à double tour dans la chambre désertée par l’ingénieur et sa fille, Gregor écoute un opéra de Strauss en dévorant Der Weg. L’avant-veille, pris de vertige, il a lâché sa scie à tenon et manqué tomber d’une structure en bois haute de plusieurs étages. Il doit la vie à l’agilité du contremaître du chantier. Alors, las de croupir indéfiniment et d’espérer le retour de Malbranc le fantôme, il a couru au kiosque acheter la revue des nostalgiques de l’ordre noir et l’a glissée sous sa veste.
Des poèmes, une prose alambiquée, des articles racistes et antisémites comme si le Troisième Reich ne s’était jamais écroulé. Gregor se délecte du kitsch teutonique des auteurs bâillonnés en Allemagne depuis la fin de la guerre par les Alliés. Il lit attentivement les petites annonces des dernières pages, découvre épiceries fines, brasseries, agences de voyages, cabinets d’avocats et libraires, l’étendue du cosmos germano-argentin de la capitale, et se réjouit, il va peut-être sortir de sa caverne, sa vie à Buenos Aires va commencer enfin.
Le lendemain, en sortant du chantier, Gregor se rend au siège des éditions Dürer, 542 avenue Sarmiento, et fait la connaissance d’Eberhard Fritsch, leur directeur, l’éditeur de Der Weg. Derrière son bureau, Fritsch dévisage le Hauptsturmführer Gregor qui lui livre ses états de service, sans lui décliner sa véritable identité : entrée en 1937 au parti nazi, dans l’association des médecins nazis et la SS un an plus tard, service militaire dans le Tyrol, un corps de chasseurs alpins, engagé volontaire dans la Waffen-SS, Bureau central du repeuplement et de la race en Pologne occupée, front de l’Est après le déclenchement de l’opération Barbarossa avec la division Viking, stationnement en Ukraine, offensive dans le Caucase, bataille de Rostov-sur-le-Don, siège de Bataïsk, Croix de Fer première classe. Très fier de lui, Gregor détaille à Fritsch comment il a secouru deux tankistes dans leur véhicule en flammes. Il évoque son affectation dans un camp de prisonniers en Pologne mais ne mentionne pas Auschwitz et gémit sur son sort, l’exil, la patrie adorée occupée, l’immensité de Buenos Aires et la nostalgie de l’uniforme. Il a besoin de s’épancher.
Trente-huit ans après la mort du bourreau nazi jamais repenti, vingt-cinq ans après qu’une analyse génétique poussée des restes conservés à Sao Paulo ait levé les derniers doutes éventuels sur l’identité du fugitif noyé accidentellement, Olivier Guez s’est méticuleusement penché sur la biographie de « Gregor » après 1945, et sur ces trente-quatre ans de disparition vis-à-vis des uns, de jérémiades, de rodomontades et de paranoïas vis-à-vis des autres. Publié en septembre 2017 chez Grasset, « La disparition de Josef Mengele » exploite un matériau passionnant et rappelle salutairement, à une époque où les négationnismes ne désarment guère et où les exploitations dévoyées du mot « patriotisme » semblent redoubler, certaines réalités indépassables du nazisme (une véritable analyse du cheminement mortifère suivi par d’autres docteurs, en droit, en économie ou en littérature, pour devenir des « intellectuels tueurs » au sein du régime, a été développée brillamment par Christian Ingrao dans son « Croire et détruire » en 2010) – mais aussi et surtout le fascinant faisceau d’indifférences et de complicités qui a permis un recyclage somme toute paisible de nombre de criminels dans l’Amérique du Sud d’après 1945, des complaisances péronistes aux reconversions en mélanges subtils de marchands d’armes et de conseillers militaires (le parcours de l’as d’aviation Hans-Ulrich Rudel, nazi patenté et jamais inquiété, est l’un des plus édifiants de tous – et l’on songera certainement aussi aux hallucinantes fictions de « La littérature nazie en Amérique » de Roberto Bolaño), des multinationales familiales de matériel agricole fort protectrices aux nostalgiques féroces de réalités qu’ils n’ont pas connues – sans compter, pour des nazis moins spectaculaires que le docteur d’Auschwitz ou le maître d’œuvre de la solution finale, certaines installations paisibles au sein même de la République fédérale (dont Alban Lefranc, notamment, a su extraire le terreau glaçant de son magnifique « Si les bouches se ferment » en 2006 puis en 2014).
Dans la lettre lui annonçant le décès de son frère, son père lui raconte aussi que les Alliés se montrent « de plus en plus raisonnables ». Depuis quelques mois, ils suspendent les poursuites judiciaires pour crimes de guerre et laissent d’anciens nazis occuper des postes importants au gouvernement et dans l’industrie de la nouvelle République fédérale. « Ils comprennent lentement qui sont leurs véritables ennemis. La guerre froide leur ouvre les yeux. Et nous, Josef, nous oublions la guerre, nous nous attelons à la reconstruction et allons de l’avant. Nous verrons comment ce vieux con d’Adenauer va mener sa barque.«
Il manque sans doute à ce roman un petit quelque chose de fort et de magique pour emporter vraiment pleinement l’adhésion : si le travail de documentation est dans l’ensemble impeccable (malgré quelques imprécisions mineures qui peuvent faire sursauter dès les premières pages : « l’Abwehr, service de contre-espionnage nazi » !) et bien regroupé dans les sources bibliographiques en fin d’ouvrage, l’écriture, peut-être un peu trop calibrée pour une digestion hautement facilitée, n’engendre à aucun moment le choc roboratif ou la puissance malicieuse que dégagent, par exemple, les textes d’Éric Vuillard, à propos d’objets littéraires, politiques et historiques qui ne sont au fond pas si éloignés (que ce soit avec l’abject Congo de Léopold dans « Congo », avec la criminelle marche à la guerre de 1914 dans « La bataille d’Occident », ou avec les préparatifs nazis de la deuxième guerre mondiale dans « L’ordre du jour »). Un peu comme avec le « HHhH » de Laurent Binet, la lectrice ou le lecteur seront à coup sûr intéressés, mais sans doute pas captivés, gardant au cœur le regret fugitif que le matériel littéraire accumulé ici n’ait pas été davantage projeté, intimement, par les mots eux-mêmes.
Olivier Guez - La Disparition de Josef Mengele - éditions Grasset
Charybde2 le 27/10/17
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