Au bout là-bas, aux confins de l'Ienisseï, avec Christian Garcin
La descente d’un singulier fleuve sibérien, et une incursion en Biélorussie, par un grand voyageur toujours incisif.
Le 22 juillet 2012, au moment même où, à l’initiative des mouvements « Famille, Amour, Patrie », « Concile populaire », « Pour la foi orthodoxe », ainsi que d’autres organisations orthodoxes et patriotiques, plusieurs centaines de personnes, dont l’archiprêtre Vsevolod Tchapline, chef du Département synodal pour les rapports entre Église et société, se rassemblaient sur la place Souvorov à Moscou pour défendre l’Église orthodoxe russe et condamner les actes de Nadejda Tolokonnikova, Ekaterina Samoutsevitch et Maria Alekhina, trois des musiciennes du désormais célèbre groupe « punk-rock féministe » Pussy Riot âgées respectivement de 22, 29 et 24 ans qui, emprisonnées depuis le mois de mars, attendaient leur jugement pour « hooliganisme » et profanation de l’autel de la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou le 21 février de la même année – la peine prononcée le 17 août, on le sait, consistera en deux ans de camp pour avoir improvisé, encagoulées et vêtues comme à leur habitude de robes légères et de collants, une « prière punk » intitulée Marie mère de Dieu, chasse Poutine, ce qui avait poussé le susnommé archiprêtre Vsevolod Tchapline à estimer que les jeunes femmes avaient commis un « crime pire qu’un meurtre » et devaient être « punies », et le journaliste de l’agence de presse Ria Novosti, Alexandre Latsa, à indiquer qu’étant donné qu’aucune dégradation n’avait été constatée lors de leur intervention, il était plausible que les Pussy Riot soient en fait condamnées à deux ans de camp pour dédommager uniquement « les profondes blessures morales infligées à des chrétiens orthodoxes » – le 22 juillet 2012 donc, j’arrivai à Krasnoïarsk, au centre du continent asiatique, une des villes du monde les plus éloignées de la mer, où les effets de la canicule qui accablait la Sibérie étaient tels que le niveau de l’Ienisseï, historiquement bas, interdisait d’embarquer sur l’Alexandre Matrosov, le bateau de voyageurs qui devait me conduire en cinq jours non loin de l’embouchure du fleuve, dans le Grand Nord, à Doudinka, d’où un bus devait m’emmener jusqu’à Norilsk, ville construite à partir de 1935 par les prisonniers du Goulag pour exploiter les minerais de la région (nickel, palladium, cuivre, cobalt, charbon), et par ailleurs championne des « plus » : ville de plus de cent mille habitants la plus au nord du monde, où se dresse la mosquée la plus septentrionale, près de la mine de nickel la plus grande (plus tard on me dira « une des plus grandes »), grâce à quoi Norilsk se trouve être une des dix villes les plus polluées de la planète.
Publié en 2014 chez Verdier, trois ans après la parution chez Stock du vaste récit sibérien réalisé en commun avec Éric Faye (« En descendant les fleuves »), ce bref opuscule de Christian Garcin comporte deux volets disjoints. Le premier, qui donne son titre à l’ouvrage, narre en 60 pages la délicate descente fluviale de l’Ienisseï, le deuxième des trois immenses fleuves sibériens, entre l’Ob et la Léna, en juillet 2012, de la métropole de Krasnoïarsk jusqu’au grand port de son embouchure, Doudinka, sur les traces à la fois de la Sibérie des bagnards exilés au XIXe siècle, de celle du Goulag développementaliste, et de celle de l’industrialisation forcenée avec son impressionnant cortège de pollutions difficilement remédiables.
Par delà les évocations des immémoriales taïgas, de leurs bouleaux et de leurs mélèzes, et de ces paysages fluviaux à l’échelle toujours gigantesque, paradoxalement inscrites dans la mémoire collective d’un certain lectorat français par le grand « Michel Strogoff » de Jules Verne, généralement considéré comme le plus russe de tous les romans non-russes, Christian Garcin, redoutable chasseur de traces et de rapprochements, se livre à un constat qui, sans surprise, opère en brutal écho de celui de Svetlana Alexievitch dans « La fin de l’homme rouge », tout particulièrement.
Cela nous étonne toujours un peu, en Occident. C’est qu’on a tendance à oublier que le communisme en URSS n’était pas seulement un système économique et social, mais aussi et surtout une foi structurante. Ôtez la foi, ajoutez à cela qu’il ne faut pas trop pousser les Russes pour les entraîner sur la pente du désœuvrement et de la nostalgie, saupoudrez d’une forte dose de libéralisme sauvage violemment plaqué sur le corps malade du pays, et il ne reste qu’un vide aveuglant, sidérant. Et l’énergie communautaire, le désir de bâtir en commun, les notions de bien public, de solidarité, d’avenir, tout cela s’effondre, qui n’est plus soutenu par une vision collective.
Des massifs incendies de forêt largement dus aux négligences diverses jusqu’aux franges proches de la friche des monstrueux combinats miniers de Norilsk, de la spectaculaire cluse d’Ossinovo parcourue de nuit sans pouvoir discerner ses célèbres tourbillons à un micro-musée du Goulag improvisé par un villageois mystérieux et impénétrable, Christian Garcin nous invite aussi à partager ses réflexions au fil de l’eau à propos de la vitesse et de la manière dont, devenue valeur indépassable, plus d’un siècle après l’échec moral et intellectuel du futurisme de Marinetti, elle structure nos pensées bien davantage que nous n’acceptons le plus souvent de nous l’avouer. Citant et commentant le Paul Virilio du « Grand accélérateur », et peut-être plus encore le Vassili Golovanov d’ « Éloge des voyages insensés », une rêverie stimulante prend forme au fil des centaines de kilomètres parcourus à la surface du fleuve – surtout lorsque cette méditation philosophique vient tangenter puis heurter une réflexion politique juste ébauchée et néanmoins fort engageante, en s’appuyant sur le destin d’oligarques complices du pouvoir, déchus ou non – et de ce qu’ils peuvent signifier de beaucoup plus profond que leur apparence, rejoignant ici le fascinant travail du Pavel Lounguine de « Un nouveau Russe ».
Je penserai à Sebald pour qui, au contraire de Proust, l’épiphanie est spatiale et non temporelle : on ne l’atteint, dit-il, « que si l’on se rend dans des endroits précis, si l’on consacre énormément de temps à observer, si on se laisse habiter par ces lieux dans lesquels personne d’autre ne se rend ». Puis je tournerai le dos aux lumières éclatantes de Norilsk, aux fumées empoisonnées de Norilsk, à la terrible et tragique histoire de Norilsk, et regagnerai ma chambre d’où je verrai, par la fenêtre ouvrant sur une arrière-cour déglinguée, la gueule monstrueuse, hérissée de pustules et percée d’inquiétantes bouches d’ombres, d’une façade en ruines, d’un bleu faramineux.
Le deuxième volet, compte-rendu d’une brève incursion de l’auteur en Biélorussie, semble d’abord n’avoir rien à voir avec le premier. En 15 pages, offrir un instantané pénétrant d’un bref séjour, et parvenir néanmoins à dégager quelques lignes de fuite passionnantes, est un exercice complexe, dont Christian Garcin se tire avec grand brio. Avec le concours involontaire du guide anglo-saxon Lonely Planet, et de sa notable collection de clichés assenés, dès lors qu’il s’agit d’un pays ex-communiste et ex-soviétique, une confrontation s’organise rapidement et incisivement, entre la réalité d’un régime autoritaire, dont la position orbitale par rapport au « grand frère russe » est bien entendu tout sauf neutre, et la perception locale d’un pays où – pour diverses raisons – les services publics n’ont notamment pas connu la puissante dégradation et la soumission de facto au « tout libéral » de ses grands voisins. On trouvera ainsi, avec une belle densité d’écriture, comme un autre écho passionnant aux travaux fictionnels de l’Emmanuel Ruben de « La ligne des glaces » et de l’ Haïlji de « La république d’Užupis ».
Un rapide relevé lexical suffisait à déceler quelle était l’impression globale véhiculée par ce guide touristique anglo-saxon qui, comme nombre de ses confrères, ne peut s’empêcher de considérer d’un point de vue clairement partisan tout ce qui concerne de près ou de loin les pays 1. encore communistes 2. ex-soviétiques, et a fortiori 3. les deux à la fois – tous coupables de faillite idéologique et invariablement situés du mauvais côté de la frontière entre le bien et le mal, donc inapte à susciter le moindre attrait ou la moindre sympathie.
C’est ainsi que les mots qui émaillaient le texte de présentation du pays et de la ville de Minsk, par exemple, étaient majoritairement à connotation négative, allant de « sinistre » à « dictature » en passant par « gris », « KGB », « austère », « Tchernobyl », « massif », « triste », « bétonné » ou encore « césium 137 » – ce qui, comme je suis d’un naturel contrariant, m’attirait plutôt.
Ienisseï de Christian Garcin, éditions Verdier
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En ouverture de l'article, photo de Sébastien Féval, 24 heures