Interview d'Asli Erdogan, par Ayse Arman

Une très longue interview, dans un style très familier, avec Aslı Erdoğan, réalisée peu après la décision de mise en liberté provisoire début janvier avait été publiée par un journal turc. Cette interview ayant été en partie censurée, Ayşe Arman, la journaliste qui en est à l’origine, l’a ensuite re-publiée intégralement sur son blog. En voici une traduction française fidèle à l’atmosphère des échanges, réalisée par nos amis du site d'information Kedistan.

Bienvenue. Entre nous, comment tu te sens ?

– Comme un poisson qui est sorti de l’eau [expression turque pour dire “perdu, déboussolé”]. Le choc d’y entrer [en prison] est une chose, celui de sortir en est une autre. Je ne m’attendais pas à sortir. Ils te prennent un beau jour, ils t’arrachent de la vie que tu connais, que tu sais, et après, ils te mettent un coup de pied en disant “vas-y retourne à la vie !”. La porte des quartiers s’ouvre, tu restes dehors, ensuite, “clac”, elle se referme dans ton dos. Cela s’est passé comme ça. Mais moi, je suis encore en prison à 70%.

De quoi a-t-on la nostalgie à l’intérieur ?

– Ah… de tout. L’arbre par exemple. Tu te dis “si je pouvais voir un arbre”. J’avais les larmes aux yeux dans la cour. Tu restes 4 mois et demi, dans un lieu où tu ne resterais pas une seule minute, dans le béton, sans couleurs et laid. Après tu sors, et tout à coup tu vois, non pas un arbre, mais des milliers.

Ça te parait beaucoup ? Trop ?

– Oui. A l’intérieur, tu vis avec 20 personnes, pendant des mois, dans un petit espace, à apercevoir le moindre frisson sur leur visage, nous étions si proches. Maintenant je suis avec des millions de personnes, mais je suis si loin. Les coups de fils, les flux d’information, la confusion, le chaos… C’est trop. C’est comme un aveugle qui se mettrait à voir. J’essaie de m’y habituer. J’ai même pu appeler la mer, “La mer”, en regardant trois fois. Je suis également quelqu’un qui digère lentement.

T’attendais-tu à être libérée ?

– Non, pas du tout.

Que s’est-il passé dans tête quand tu as entendu la décision de libération ?

– Je n’ai pas pu y croire. Parce que j’avais déjà ressenti la joie de la libération et j’avais été déçue, je me suis dit “Ne te laisse pas te duper”. Mais le Juge a vraiment dit “Libération”. Il fallait que je me retienne devant tout le monde, je me suis retenue. Après, je me suis effondrée entre les gendarmes, et j’ai éclaté en sanglots.

Et tu pleures toujours, quand tu es seule à la maison ?

– Je pleure. Je pleure pour mes amies de la prison. Je pleure pour leurs histoires. Je pleure pour moi. Je pleure pour mon pays. C’est à dire que je pleure.

Es tu allée récupérer tes affaires, quand tu as été libérée ?

– Oui.

As-tu pu dire au revoir à tes amies de la prison ?

– Voilà, ce moment n’a pas pu être comme je l’aurais voulu ! Tout s’est passé très vite. Tu fais tes adieux, quand tu quittes un endroit auquel tu t’es habituée, une maison. Tu as un rituel à toi, tu t’arrêtes, tu empaquettes tes souvenirs. Mais moi, j’avais seulement une demie heure, pour quitter le lieu où j’ai vécu 4 mois et demi et faire mes adieux aux gens avec qui j’ai vécu. Les gardiens disaient sans arrêt “Allez, allez”. Je n’ai pas pu dire au revoir comme il faut.

Comment tes amies de quartier t’appelaient ?

– Certaines m’appelaient Aslı, mais la plupart m’appelaient “Aslı Hoca”, peut être par respect, ou parce que je suis plus âgée qu’elles, peut être une distance, qui sait. [Hoca : maître, prof, un mot de respect utilisé dans la langue courante, même entre amis]

Quel était la moyenne d’âge dans le quartier ?

– 31. La plupart avaient autour de vingt ans. Il n’y avait que 2 personnes de la quarantaine.

As tu pensé des fois “je ne sortirai jamais d’ici” ?

– Bien sûr. Cette sensation visite tout le monde. Elle m’a visitée aussi. Dans les prisons les suicides auraient lieu dans les premières semaines. J’étais presque sûre que je ne sortirais jamais. Tu sais ce que je voulais ? Une voyante. Si elle m’avait dit “tu sortiras à telle date”, je l’aurais crue. Mais une voyante comme ça c’était impossible.

N’y avait-il personne s’intéressant à l’astrologie, pour faire ton thème astral ?

– Mon thème astral est une catastrophe ! Un cauchemar !

Comment le sais-tu ?

– Parce que je l’ai tracé moi même. Je ne croyais jamais à des choses comme l’astrologie. Un jour un livre est tombé sous ma main. J’ai fait mon thème, après tout je suis physicienne…

Et alors ?

– Et alors, mon thème disait que j’allais être mise en prison.

Ce n’est pas vrai…

– Vraiment. Mes planètes étaient groupées parfaitement, mais un conflit des plus horribles, apparaissait sur mon thème. Pluton, c’est à dire l’astre de la mort était dans la maison de la mort. J’ai écrit à Susan Miller, “La mort est dans la maison de la mort. Comment l’interprétez-vous ?” Elle m’a répondu, et elle a interprété comme “Cela veut dire que vous allez perdre tout ceux que vous aimez, prison, suicide, traumatisme sur traumatisme”. De même qu’elle finissait sa lettre par un”God bless you”. Si tragique.

C’est terrible…

– Oui, et comme si cela ne suffisait pas, dans mon thème, le Pluton se positionne avec un angle de 180° avec ma planète de vie, le Soleil. Je me suis renseignée, c’est en fait, la position la plus conflictuelle qui puisse exister dans un thème astral. La vie et la mort à 180°. Et sais-tu chez qui on trouve aussi ce conflit ?

Chez qui ?

– Chez Nietzsche ! L’interprétation : “suicide ou folie”. Aucun être humain ne pourrait porter longtemps un caractère dans lequel la mort et la vie se font la guerre.

Qui sait, on peut peut être interpréter cela comme du “génie”…

– Chez les hommes, cela peut être interprété comme du “génie” mais chez les femmes c’est de la “folie”. Ce que je veux dire par là, la prison était dans mon thème astral et cela est devenu la réalité. Je ne suis pas fan d’astrologie. L’astrologie m’a bluffée. Mais j’y crois maintenant. C’est un art d’interprétation. Il nous propose des métaphores concernant la vie. Tu apprends à poser des questions à la vie.

As tu la sensation [la peur] qu’on viendra te prendre à tout moment, de nouveau ?

– Malheureusement oui ! Malgré tout il y a cette peur. Maintenant je reste chez ma mère. La porte sonne, je sursaute en me demandant “C’est la police ?”

Quel genre de vie as tu construit pour toi en prison ? Tu étais avec qui ?

– Avant, on les appelait “détenues politiques”, maintenant ils nous privent aussi de ce terme, et nous appellent “détenues du terrorisme”, voilà, j’étais avec elles. Le regard de l’Etat commence déjà par là. J’étais curieuse quant aux détenues de droit commun, mais quand je les ai vues après, je me suis dit que je n’aurais pas pu survivre là bas. Trop de bagarres et de bruits…

Quelle est la différence avec les quartiers politiques ?

– Il y a une vie communautaire. Je n’ai pas pu m’intégrer totalement. Je me suis habituée à vivre seule depuis mon enfance. Il y avait une discipline que la vie de commune apportait. Il y avait des horaires précis de silence, d’éducation. Je ne participais pas à l’éducation, mais le silence est une bonne chose.

Comment se passait la vie?

– Chaque jour était la répétition de celui d’avant. Selon les règlements de cette vie communautaire, chaque jour, une personne était de garde [de corvée]. Elles ne m’ont jamais mise de garde, à la fois parce que je ne faisais pas partie de la communauté, et aussi peut être par respect pour mon âge. La garde se lève à 7h, prépare le petit déjeuner pour 20 personnes, prend le pain, s’il y en a. A 8h, elle appelle “Les amies le thé est prêt”. Et en même temps, dans la prison, l’ordre “Mesdames le comptage est commencé !” est annoncé. Nous descendons au petit déjeuner, et à ce moment nous tremblons, parce qu’il fait un froid glacial.”. Personne n’a la force de dire “Bonjour”. Juste au moment du petit déjeuner les gardiens arrivent. Après, les autres routines de la journée. Toute la journée la télévision reste allumée. Les prisonnières suivent de très près ce qui se passe à l’extérieur. Par exemple, les informations ne sont jamais ratées. A 21h30, c’est le moment du silence. Chacun retourne à ses travaux.

Et toi, as tu pu écrire ?

– Pas trop. C’est comme si mon monde intérieur ne m’appartenait pas. Parfois je lisais. Parfois je dansais [danse classique]. Dans la cour, en voulant danser, j’ai failli attraper une pneumonie. Etre malade à l’intérieur, est un gros problème.

Que pensais-tu faire dès que tu serais dehors ?

– Beaucoup de choses. Mais je me suis promis une chose. Je trouverai un tatoueur/se en urgence. On tatouait sur le bras des prisonniers juifs leur matricule, ma détention était tellement arbitraire que je me suis sentie comme une prisonnière de camp de concentration. Je vais aller me faire tatouer 16.08.2016, la date de mon arrestation. Peut être que je ferai aussi tatouer “Görüldü” [littéralement “vu”- cachet mis sur les courriers distribués aux détenus après lecture pour censure, au sens “approuvé”]
Quant à ce dont j’étais nostalgique… le son de la mer. J’ai été arrêtée cet été, juste au moment où je me disais que j’allais nager. Il me manquait d’aller dans un café, et boire du café. Et puis la musique classique. Il n’y a pas de musique dans la prison.

Pourquoi ?

– C’est comme ça. Depuis les années 2000, beaucoup de choses auraient changé dans les prisons. Il y avait des magnétos. Maintenant il n’y a pas de magnéto, pas de CD, il est même interdit de cuisiner. Tu rigoles, on n’avait même pas de coussins, pour cause état d’urgence. Les gardiens faisaient des rafles pour ramasser les coussins.

Oui, mais pourquoi ?

– Pour que tu t’assoies sur des chaises en plastique, en plein hiver ! Tu restes assise pendant une demie heure, tu as mal au ventre à en mourir. Dans l’espace commun il n’y a que des chaises et tables blanches. J’aurais pu ne pas sortir de mon lit, toute la journée, mais les détenues expérimentées m’ont prévenue, “Ne fais surtout pas ça. Bouge. Lève toi, fais du sport. Participe au ménage. Sinon, si tu entres en dépression, tu n’en sortiras pas. Tu resteras dans un coin, toute rétrécie comme un chat. De toutes façons, ton lit n’est pas chaud non plus. Durant ces dernières semaines, il faisait très froid, je remplissais de l’eau bouillante dans des bouteilles d’eau de javel, et les prenais dans mon lit.

J’avais entendu dire qu’on mettait de l’eau chaude dans des bouteilles d’eau.

– C’est ce que les filles faisaient. Moi je préférais les bouteilles de javel de 2 litres. Leur plastique est plus épais. Mais quoi que tu fasses en 2 ou 3 utilisations, leur bouchon commence à fuir. Deux nuits avant le procès, je me suis couchée encore avec mes bouteilles d’eau bouillante. Heureusement elles n’ont pas éclaté, mais elles ont fuit goutte par goutte. Et je n’ai rien senti. Je me suis réveillée le matin, je tremblais. Parce que toute l’eau avait coulé dans le lit. Tout était imbibé, lit, couette…

Catastrophe !

– Oui. Mes dents claquaient. J’avais le moral à zéro. Mais, voilà, entre les femmes du quartier, il y a une solidarité fantastique. Une d’entre elles s’est tout de suite rendue compte. “Aslı Hoca, qu’y a-t-il, tu fais la tête?”. Je lui ai expliqué “Le lit est tout mouillé, je ne sais pas comment ça séchera”. “Bah, ce n’est pas un problème !”, ont-elles dit. Une a mis le lit sur son dos, l’a jeté dehors, l’autre a sorti la couette, une autre a séché les draps. Après, elles se sont marrées “Avec l’émotion du procès, tu aurais des fuites ou quoi Aslı Hoca ?”. Alors je me suis détendue et j’ai commencé à rigoler. A l’intérieur, il y a une amitié impossible à décrire.

C’est beau ! Je pense toujours qu’on peut rester fidèle à soi-même où qu’on aille. Est-ce possible à l’intérieur ?

– Ca ce n’est pas possible ! Tu ne peux pas (re)créer ton monde en prison. Parce que le lieu ne t’appartient pas, le temps ne t’appartient pas. Et tout le sytème est bâti pour te le rappeler. Disons que tu as commencé à écrire quelque chose, ils entrent [gardiens] inopinément, allez, fouille… Sans crier gare 30 gardiens entrent à l’intérieur. Tu trouves difficilement l’âme et l’énergie pour créer. Il n’est pas possible d’écrire un roman, ou quoi que ce soit.

Combien de livres as-tu pu lire ?

– Avec l’état d’urgence ils ont mis une nouvelle règle. 15 livres par prisonnier. Tu ne peux pas en détenir plus. Heureusement les filles [prisonnières] politiques avaient une bibliothèque commune. Je pouvais trouver des livres.

Tu es restée combien de temps ?

-136 [jours]

Avec quels adjectifs peux-tu décrire cette période ?

– C’est difficile. Une obscurité gris foncée. Imagine une cour en béton, sans âme. Il y a une petite ouverture sur le ciel. Les sons ne parviennent pas à l’intérieur. Et ta voix ne va pas à l’extérieur. Tu ne peux pas voir ce qu’il y a en dehors de ce béton. Une horreur.

Quand j’étais en prison, il y avait près de 150 journalistes et auteurs, arrêtés comme moi. Plus ça a passé, plus le nombre a augmenté. Mais ce nombre qui augmente ne rassure pas. Je n’arrive pas à me consoler quand la tragédie s’agrandit. Peut être, quand j’étais enfant, la pensée “il y a beaucoup de gens dans ma situation” me consolait un peu, mais elle ne me console plus. Au contraire, ça empire. La Turquie va vers un point très inquiétant. Tu n’es pas exemptée de cela, quand tu es en prison.

As-tu pu t’accoutumer au quartier dès le départ ?

– Non.

Tu t’es senti étrangère, invitée, pièce rapportée ?

– Oui, parce que j’étais déjà comme ça, déjà dans la vie. Partout où j’allais, j’étais à côté, pièce rapportée. Quand je participe à un débat, je donne aussi cette impression “Je n’appartiens pas à ce lieu”. Là aussi, au début, c’était pareil.

Mais les prisonnières politiques étaient accueillantes, n’est-ce pas ?

– Ouiii ! Très. Elles m’ont soutenue incroyablement. Particulièrement pendant les cinq premiers jours où je suis restée en cellule d’isolation. Celles qui arrivent sont mises en cellule d’isolation le premier jour. Mais ils m’ont gardé un peu plus longtemps, 5 jours. Dans une pièce de 4, 5 m2. C’était très sale, ils ne m’ont rien donné pour nettoyer, passons, je suis restée sans eau. Ils ne m’ont pas donné d’eau pendant 2 jours.

Pourquoi ?

– Je n’en ai aucune idée. J’ai demandé l’ouverture d’une enquête, ils nient qu’ils ne m’ont pas donné d’eau. Mais ils savent très bien qu’ils ne m’ont en ont pas donné, il y a des enregistrements de caméra. Ils m’ont dit “Tu n’avais qu’à boire au robinet”. L’eau coulait toute jaune, j’aurais pu attraper la jaunisse. Dans la pièce il y avait de l’urine. Ca puait énormément. Durant ces cinq jours, ils me donnaient à manger de temps à autre. Mais la soif était le pire. Pas de thé, pas de cigarettes…

Qu’as tu fait ? Combien de kilos as tu perdu ?

– les premiers 8 jours, je suppose 5 kg. C’est pendant cette période là, que j’ai appris à pendre la corde.

Comment ça ?

– Je pendais une corde depuis ma cellule, et la prisonnière à l’étage en dessous, attachait de l’eau à la corde. Elle m’envoyait même de l’eau bouillante et du thé en haut. Elles ont envoyé des plats, mais aussi des cigarettes, une radio, et des choses à lire.

Où as-tu trouvé la corde ?

– Elles l’ont lancée vers le haut et je l’ai attrapée. Après tu la pends petit à petit en bas, elles attachent des choses et tu la tires. Mais bien sûr le thé qui est dans la bouteille, tu doit le faire entrer tout doucement entre les barreaux. Moi je n’ai pas su le faire, je me suis brulée avec le thé bouillant.

Comme un film. Ce que tu racontes est surréaliste.

– Oui, les premiers jours je ressentais le surréel intensément. J’avais l’impression que ce que je vivais n’était pas ma vie, mais que j’étais tombée dans un film qui se passait dans une prison. Ce sont des rêves, ce n’est pas réel. Peut être que cette sensation protège du choc. Parce que en vivant ces choses, je me regardais de l’extérieur, comme toi, et je me disais “ce serait une belle scène de film”, je descendais la corde.

Je pensais qu’on pouvait cuisiner dedans.

– Non interdit ! Mais bien sûr les prisonnières sont très créatives. Elles sont capables de trier, je ne sais pas moi, par exemple le blé dans la soupe, et cuisiner un autre plat. Où elles cuisinent ? Dans un vieux samovar en panne. Il n’y a pas de cuisinière. Elles sont vraiment très créatives. Dans ce quartier, des gâteaux ont été faits. Avec les choco-crèmes donnés par l’administration ou qui venaient de la cantine, elles ont cuisiné des gâteaux mosaïques, des plats régionaux ont été préparé avec ces grains de boulgour. Cela dépend de la créativité de celle qui est de corvée ce jour là. Regarde mon collier, il est fait avec un noyau de pêche…

Whaou, c’est beau…

– Depuis l’état d’urgence beaucoup de choses ont changé. Les filles de notre quartier, avaient cultivé des fleurs dans la cour, en s’en occupant depuis des années. Après l’état d’urgence, cela a été interdit. Une descente tout d’un coup. Les gardiens ont déterré toutes ces fleurs pour lesquelles elles avaient donné des soins depuis des années, et les ont jetées dans la cour extérieure de la prison et abandonnées à la mort. Une telle ambiance de deuil, je ne peux pas la décrire. Mais une des filles avait caché sa plante dans les toilettes, elle l’a sauvée comme elle a pu. Mais lors de la fouille suivante, elle est partie aussi. Après, une d’entre nous a trouvé une graine, quelque part. Mais il n’y a pas de terre. Nous avons d’abord fait de la terre. C’est inimaginable, mais nous l’avons fait. Ce processus a duré des semaines. Tous les jours nous buvions du thé. Ce thé [les restes du thé infusé] ont été étalés sur du papier journal, et séché au soleil. On a ajouté des coquilles d’oeuf émiettées pour enrichir la terre qui va elle, nourrir la plante. Après, la graine a été plantée. Et puis elle a germé. C’était une plante moche, mais ce n’était pas grave, on la soignait comme laprunelle de nos yeux. A chaque fouille, elle était cachée. Elle avait germé par les soins de 20 femmes.

Comme la rose du Petit Prince

– Vraiment c’était ça ! On la sortait pour qu’elle prenne le soleil. Après, on disait, “qu’elle prenne un peu l’eau de la pluie”. Ensuite, “Qu’elle ne soit pas trop imbibée”… Mais cette plante a été trouvée aussi. Ils nous l’ont prise.

Pourquoi ils font cela ?

– Je ne sais pas, ils y prennent plaisir. Les gardiens criaient “Nous avoooons trouvéeeee une plaaante !” Ils nous demandaient avec un sadisme ironique, “quand est-ce que vous l’avez fait pousser, les filles ?” Notre plante a tenu le coup quatre mois, et ensuite elle est partie.

Tout ce que tu racontes est bizarre. Il n’y a pas besoin de fiction, c’est directement un roman.

– Quand je suis arrivée dans le quartier, je n’avais pas le moral. Je disais des choses comme “Je ne vais pas supporter longtemps, je vais me suicider”. Et je défendais cela comme un principe. Bien sûr les filles étaient horrifiées. Elles me demandaient “comment ça ?!” Elles ne comprenaient pas. Et moi, je disais “Si on regarde sous un angle philosophique, c’est mon droit le plus fondamental.”. Nous avons eu de longues discussions de ce genre. Avant ma sortie, je leur ai présenté mes excuses. J’ai dit “J’ai appris quelque chose de vous. J’ai vu comment vous avez fait des efforts pendant 4 mois pour faire pousser une plante. Et je comprends mieux maintenant, quel genre de caprice je faisais en disant que je voulais me suicider. Grâce à vous.”

Que t’a appris le plus, le fait d’être en prison ?

– Cette lutte menée pendant 4 mois, pour faire pousser une toute petite plante, m’a beaucoup atteinte. Un autre [type de] respect pour la vie. J’ai appris beaucoup de choses de ces filles. Et le plus, j’ai appris à résister.

L’Aslı qui est allée en prison, est-elle la même Aslı qui en sort ?

– Il est difficile que je puisse constater cela sur moi même, mais je pense qu’il est question de deux femmes. Je suis une Aslı différente maintenant. Il y a certains traumatismes, qui séparent celui qui les vit et celui qui ne les vit pas, l’un de l’autre pour l’éternité. C’est à dire que ceux qui vont en prison se [re]connaissent d’une certaine façon. Il y a un lien autre qui se construit entre eux. Tu ne peux pas raconter à quelqu’un qui n’a jamais été en prison, ce que c’est que d’y être. Dans la salle d’audience, j’ai croisé quelqu’un que je connaissais d’avant, et qui était sorti de prison récemment. Tout le monde m’a enlacée, mais nous, deux détenus-e-s nous nous sommes enlacées autrement.

Qu’a ajouté à ta vie cette horrible expérience ?

– J’étais une personne plus cynique. Je ne connaissais pas les notions telles que “résister, survivre, etc”. D’accord, tu peux être solidaire à travers des écrits, tu résistes, mais je regardais ce genre de choses dans la vie, avec plus de distance. Ma solitude était la chose la plus sacrée. J’ai appris d’un coup, a être solidaire pour survivre, résister, pouvoir replanter ma graine tout de suite, le lendemain du jour où l’on a pris ta plante, ne pas s’écrouler. Et j’en avais besoin. Je baissais les bras trop vite. On peut dire que je suis devenue plus courageuse. Si c’était possible, j’aurais voulu ne pas vivre cette expérience. Je n’ai pas choisi de la vivre, moi même. La seule chose que je peux faire c’est de la porter avec élégance. Mais je dois avouer que ce que j’ai vécu a laissé en moi une trace profonde. J’ai connu 20 femmes. Dans quelles autres conditions aurais-je pu connaitre ces 20 femmes ? Et écouter leur histoire ? Elles me manquent. Et je ne pensais pas qu’elles me manqueraient autant.

Je vais rentrer chez moi dans quelques jours. C’est un peu traumatisant, bien sûr, car je vais retourner dans une maison que la police a perquisitionnée. Tous mes documents, papiers ont été mélangés. Une maison où il y a 3 500 livres, 10 000 papiers. Cela va durer des mois pour les ordonner.

Est-il possible de dormir en prison ? Est-il possible d’oublier en dormant ?

– Dans les premiers temps je n’arrivais pas à dormir. Parce que je faisais des cauchemars sans arrêt. Je me jetais du lit. J’étais arrivée à un point où j’avais peur de dormir. Après j’ai commencé à dormir, et même dormir trop. Et cette fois, je rêvais tout le temps de prison. J’étais sortie de la prison mais il fallait que j’y retourne. Mes rêves étaient toujours trop mauvais. Le sommeil n’est pas un espace où tu peux t’évader….

Les autorités de la prison croyaient-elles que tu avais commis les délits dont tu es accusée ?

– Mais non. C’était une mauvaise blague et tout le monde le savait. Même les policiers qui sont venus chez moi, ils m’ont dit un peu plus tard, “Vous avez passé votre vie à lire et à écrire !” Pour l’amour de Dieu, qui peut croire qu’une écrivaine de 50 ans, peut être une dirigeante du PKK ? Il y a une raison, il y a une logique. Comme le fait que Ahmet Şık soit un membre de DHKP, FETÖ et PKK [à la fois], ce procès est aussi surréaliste…

Que savais-tu pour les soutiens ? tu en as eu du monde entier…

– Bien sûr, tout n’a pas été transmis à l’intérieur. J’apprenais par le biais de mon avocat. Je me suis étonnée. Je ne m’attendais pas à autant. Je savais que les écrivais allaient me soutenir, mais je ne pouvais même pas imaginer que que ça allait s’étendre autant, cercle par cercle, que j’allais recevoir des lettres de Margaret Atwood, de Coetzee. Il y a 1 200 lettres qui attendent des réponses.

Il me semble que ton père est à l’étranger, as -tu communiqué avec lui ?

– Nous ne nous voyons pas avec mon père.

Ta mère a été incroyablement ‘debout’. Il y a eu des changements de dimensions dans votre relation ?

– Bien sûr. Nous n’avions pas eu une relation mère-fille habituelle, depuis longtemps. Ma famille a éclaté quand j’avais 18 ans. Mais elle a vraiment éclatée. Non, pas juste un divorce, un déchirement. J’ai été obligée d’être leur témoin du divorce. C’était une mauvaise période. Après cela, j’ai vécu beaucoup de traumatismes, l’un après l’autre. Plusieurs personnes qui m’étaient chères sont mortes. Mais j’ai appris une chose de plus en prison : dans cette vie, il faut attendre la solidarité, et l’amitié, des femmes. Que les hommes ne m’en veulent pas, ils friment, mais dans ce genre de périodes, ils sèchent. Les femmes sont beaucoup plus courageuses. Vraiment, si les choses se coincent, tu ne trouveras pas un mec en circulation. Je ne parle pas des amoureux. Certains hommes avec lesquels je suis en relation professionnelle aussi, pouf, ont disparu, en disant “Aïe, ils peuvent aussi nous prendre pour des membres du PKK”. Il y a aussi des femmes qui m’ont déçue, mais il y en a peu. Les femmes ont été fortes et sûres, en commençant par ma mère. Nous avons appris à être mère et fille dans cette période.

Tu as reçu trois prix pendant que tu étais en prison, quel a été ton sentiment ?

– Un beau sentiment, mais que veux tu faire ? Nous avons fêté cela, vingt filles, assises à une table en plastique, en mangeant des grains de tournesol, en chantant et en tapant sur la table. Les sodas et les grains de tournesol c’était de ma part [ma tournée]. Je voulais aussi acheter du chocolat, j’avais promis aux filles, mais je n’avais plus d’argent.
Ils donnent de l’importance à ma littérature, mais je peux faire encore mieux. C’est vraiment le malchance de ne pas être une écrivaine femme à Paris. Mais ces terres sont comme ça. Cette société ne me méprise pas pour la première fois. Ils m’ont méprisée, discriminée, m’ont laissé à jeun. Sans besoins financiers je n’aurais pas fait de chroniques. Je ne cherche pas à avoir plus de lecteurs. Etre une vitrine n’est pas une chose que j’aime, mais j’étais obligée. Je pense qu’à cause de cela j’ai perdu quelques livres. Mais dans ce processus, d’un autre côté, et curieusement, mes chroniques ont mis ma littérature au premier plan.

On dirait que tu es plus connue à l’étranger qu’en Turquie, qu’on te donne plus de valeur. Pourquoi ? Est-ce que cela t’attriste ?

– Je ne pense pas que cela soit comme ça. Je ne suis pas une auteure importante, célèbre. Je n’ai jamais atteint la renommé d’Elif Shafak. J’ai toujours été considérée comme “une petite auteure, bonne et respectable”. De toutes façons, seuls les milieux littéraires, et écrivains, me connaissaient. Je n’avais jamais eu une telle audience. J’ai été moi même étonnée d’être dans l’actualité étrangère, pendant la période de ma détention…

Penses-tu que ceux qui t’accusent, qui te condamnent, sont au courant de ce que tu écris ? Qu’ils aient lu les livres que tu as écrits ?

– J’avoue que je suis tombée sur des gens qui parlaient de moi dans des débats. Je suis sûre que ceux qui disent “Aslı est une très bonne écrivaine” n’avaient lu aucun de mes livres. Ca je peux le comprendre [saisir?]. Les choses pour lesquelles je suis accusée sont tellement absurdes, s’ils avaient réellement lu mes chroniques pendant une heure… Le fait que je sois contre la violence est tellement clair et net. M’accuser d’être membre d’organisation [terroriste] est vraiment ridicule.

Alors, selon toi, pourquoi ?

– Etais-je vraiment la cible, ou l’objectif était-il d’intimider les Turcs Blancs ? [c’est un terme relativement méconnu en France. Cela concerne les turcs, n’appartenants pas aux minorités, donc dominants et laïcs]. Je ne connais toujours pas la réponse. Ai-je été choisie par hasard ? Quelqu’un de haut placé s’est-il fâché contre moi ? Parce que si on regarde les choses d’un point de vue politique, surtout dans le contexte de la question kurde, je ne suis pas du tout une personne importante. Je ne suis que la poignée de la porte extérieure. D’accord, j’écris de temps en temps pour Özgür Gündem, mais je n’ai ni un propos politique dur, ni rien. Je ne suis pas la seule littéraire à écrire dans ce journal. De Murathan Mungan à Vedat Türkali, à Feyza Hepçilingirler, plusieurs personnes ont écrit pour Özgür Gündem, ce n’est pas un délit. Quant à la question d’être ‘conseiller’, je suis quelqu’un qui ne sais pas dire non. Si un autre journal m’avait posé la question “Accepteriez-vous d’être notre conseillère ?”, je n’aurais pas pu dire non . A vrai dire, moi non plus, je n’ai pas compris les raisons. Soit j’ai fâché quelqu’un, soit c’était un message donné aux Turcs Blancs. “Si vous donnez un soutien même indirect aux Kurdes, vous finirez comme cette femme”, quelque chose comme cela.

La prison, augmente la créativité ou elle la rouille ?

– Sur le long terme, elle la rouillerait. Tu ne peux pas chanter avec un couteau sur la gorge, c’est un peu comme ça. Tu es dans la lutte, mais elle s’appelle la lutte pour ta survie. Dans ces conditions, comment trouveras-tu le temps et l’énergie pour te préoccuper de l’esthétique d’une phrase ? Et puis, moi, pour pouvoir écrire, j’aime avoir tous mes livres sous ma main. Ce n’est pas parce que je lis 3 000 livres en même temps. Rilke doit être là, où je peux l’atteindre quand je veux. Ma musique classique doit être là aussi. Ce sont de petites choses. Il n’y avait rien de tout cela. Mais il y a aussi ceci, dans des espaces de temps courts, ma créativité se nourrit de fractionnements et des cassures soudaines. Je crois que cette expérience aura un retour positif pour moi.

Comment réussit-on à ne pas se révolter ? Comment se fait-il que tu ne hurles pas “C’est de l’injustice !” jusqu’à ne plus avoir de voix ? Comment arrive-t-elle cette tranquillité . Comment peut-on rester calme ?

– Je pense qu’une des qualités des détenues est le fait qu’ils/elles aient appris à se contrôler. Tu es obligé de l’apprendre, car si tu cries, tu iras en cellule. Mais, bien sûr que les gens s’explosent. Un des effets ou objectifs de la solidarité des quartiers politiques et la vie en communauté, c’est aussi d’empêcher ce genre d’explosions. Il existe une discipline interne au quartier. Il existe une porte parole du quartier. On s’assoit et on discute avant que les choses n’arrivent au point d’exploser. C’était la façon de faire dans notre quartier. Les filles essaient de rester loin des affrontements, de disputes inutiles. Mais s’il s’agit de quelque chose à laquelle elles croient, elles savent ne pas reculer en tant que quartier. Elles disent “si nécessaire nous nous mettrons en grève de la faim”. J’observais bien sur, chaque fois, avec peur, en me demandant jusqu’où cela pouvait aller. La direction peut envoyer les militaires. Les détenues peuvent faire la grève de la faim.

Dans ce cas devais-tu y participer ?

– Moi, par principe je ne clame pas de slogans, je ne scande pas de slogan d’organisation. J’ai accepté un seul slogan. Quand une des détenues se faisait libérer, nous, toutes les filles, nous nous mettions en cercle à la porte. On se saluait en pleurant, en nous enlaçant, une par une. Puis, quand elle sortait, on scandait “Vie, femme, liberté”. Là, j’ai scandé moi aussi. Parce que je crois fortement à ces trois concepts.

Tes oeuvres sont considérées comme “classiques-contemporaines”. Des centaines d’articles sur toi et tes oeuvres, ont été publiés dans des journaux et revues comme Le Monde, Frankfurter Allgemeine, die Welt, der Freitag, die Berliner Literatur Kritik. On t’a comparée à Kafka, à James Joyce. “Tu n’as pas eu envie de crier , est-ce que je mérite cela ?” [aux autorités turques]

– Non, mais il y a eu des fois où j’ai dit des choses pour me protéger. La police a eu une attitude menaçante pendant la garde-à-vue. Mais seulement la première nuit. Ils ne l’ont pas fait de nouveau. Il y a eu des paroles comme “Nous sommes la section de lutte anti terroriste. Tu es écrivaine, mais ne compte pas trop dessus”. Je leur ai répondu élégamment “Ecoutez, je suis une écrivaine connue”. Ils m’ont regardé en se moquant. J’ai continué “Parmi mes lectrices, il y a la Reine de Norvège, mais aussi la Chancelière allemande”. “Ah bon, alors, nous vous souhaitons que votre réussite perdure.” m’ont-ils dit. J’ai répondu “Mais, il y a une autre dimension, j’ai une prothèse à mon cou, s’il arrive un accident, une tragédie, je pense que mes lecteurs réagiront”. Il m’ont dit “Si vous vous comportez avec respect envers nous, nous ferons de même.”. J’ai dit “Je ne me souviens pas de m’être comportée irrespectueusement envers qui que ce soit.”. Là, ils n’ont rien trouvé pour répondre. Si je ne suis pas trop coincée, je ne sors pas cette identité au grand jour. Mais c’est quelque chose que je peux utiliser, si la personne en face de moi trépigne du pied pour me mépriser, pour lui dire “Ah ben stop ! Je connais moi aussi ce jeu.”. Sinon, je ne suis pas idiote, au point de me prendre pour Kafka, ni James Joyce. Finalement, je ne sais pas ce que je peux écrire, mais je sais plus ou moins la valeur de ce que j’ai écrit. Oui, j’aurais pu écrire mieux, et je peux toujours le faire, mais je pense que la Turquie tombe sur moi sauvagement. Pas seulement sur moi, sur de nombreuses personnes. Depuis les années 2000, c’est comme ça…

En quoi as tu eu le plus de difficultés ?

– A propos de ma santé. Mon cou est une catastrophe. J’ai une prothèse à mon cou. J’avais 4 hernies, ils en ont retiré une et placé une prothèse. Je peux tourner ma tête à droite, mais pas à gauche. En prison, avec le froid, cela s’est dégradé. A part cela, je souffre de la maladie de Raynaud, à un certain degré. Le sang n’afflue pas à mes mains et pieds. J’ai des problèmes de circulation. et le froid n’a pas arrangé cela non plus. Parallèlement à ces deux choses, mes intestins sont aussi malades. J’ai de l’asthme, et je suis diabétique. Rien de tout cela n’est mortel, mais tous ces problèmes réunis, ils peuvent être dangereux. Le froid, le stress… moi même je suis étonnée d’avoir tenu le coup. Quand je suis arrivée en prison, je me disais “je ne vais pas pouvoir tenir plus de deux mois ici.”. Je pensais que j’allais attraper une lourde maladie.

Il n’est pas possible d’avoir de l’aide médicale en prison ?

– Ça c’est un autre problème ! Le côté le plus difficile de la prison, c’est l’aide médicale. Tu vas à l’infirmerie une fois par semaine. ça, c’est une horreur. C’est la sécurité extérieure, la gendarmerie qui t’y amène. Ils te font monter dans cet horrible véhicule, le ‘ring’. Le ‘ring, est une chose que même les 20 prisonnières qui sont habituées à tout ne peuvent supporter. Je n’ai jamais vu autre chose qui soit plus inhumain que ce véhicule. Ils font assoir six femmes menottées, côte à côte, dans un espace petit comme un cercueil. La porte claque sur vous. La fenêtre est à peine plus grande que la paume d’une main. L’été c’est très chaud, l’hiver c’est froid, et pas aéré. Et on est secouées. Tellement que les gens vomissent. Ils amènent à l’hôpital comme ça. Ils prennent les femmes à l’intérieur, une par une, accompagnées de gendarmes, derrière des gros cadenas. Les autres attendent dans le cercueil étroit. 3 heures, parfois 4 heures. Celles qui vomissent, celles qui s’évanouissent… Les gens deviennent tous pâles. Tu veux à la fois aller voir un médecin, tu as attendu des mois pour ce transfert et à la fois, tu te dis “comment je vais supporter le ‘ring’ ?”.

Et si tu es souffrante, ce voyage doit t’affecter encore plus…

– Bien sûr, imagine un peu, par exemple, une des femmes a passé un test de glycémie. Bon sang, gardez la femme à l’hôpital ! Non, ils lui font une prise de sang et la ramènent dans ce véhicule horrible. Elle a un malaise. C’est un système cruel. Ils disent “Tout cela, c’est pour la sécurité.”. Mais, dans notre cas, c’est ridicule. Quel est l’intérêt de transporter des femmes, non voyante, handicapée, enceinte, en les mettant, avec deux gendarmes et trois armes ? Où peuvent-elles fuir ? Et tu entres à l’hôpital avec des menottes. Les médecins doivent faire enlever les menottes pendant l’auscultation. Mais certains médecins ne le font pas, or la personne est très malade…

Pourquoi ils ne font pas enlever les entraves lors de l’auscultation ?

– Parce que la passion de pouvoir peut prendre toutes sortes de formes. Un prisonnier est une personne que tout le monde peut mépriser, surtout s’il est prisonnier-e politique…

En prison, il existe spontanément, une fraternité entre prisonnie-re-s ?

– Oui ! Et c’est incroyable. Mais elles ne s’en rendent même pas compte. Par exemple, une d’entre elles fait tomber une assiette en faisant la vaisselle, deux personnes courent aussitôt à son aide. Une ramasse l’assiette, l’autre demande si elle va bien. C’est une telle solidarité, et elle est tellement intériorisée que les prionnières ne se rendent même pas compte. Elles ne savent probablement pas que dehors, les gens ne se comportent pas comme cela entre eux.

As tu des amis si proches dehors ?

– Il n’y en a jamais eu de tels. Je peux expliquer comme ça ; le lendemain matin du jour où je m’étais entêtée à danser dans le froid, j’ai eu de la température. J’ai entendu des conversations “Aslı Hoca est malade, elle n’a fumé aucune cigarette aujourd’hui”. Après, je me suis endormie. Une a mis une bouillotte, l’autre m’a couverte de sa couette, une autre de son châle. Toute la journée des verres de tisane à la menthe, au thym ont voyagé… 3, 4 femmes ont pris soin de moi, comme d’un bébé.

Tu as encore des amies en prison. Quel message tu voudrais leur passer .

– Elle me manquent beaucoup, une partie de mon coeur est resté avec elles. Dans ma tête il y a toujours les chansons qu’elle chantaient ensemble, que je suivais en tapant le rythme.

Là-bas il y a une âme que je ne retrouverai jamais à l’extérieur.


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