Le timbré et l'inspiré: Bingo Savinio
Maupassant et l’« Autre » d’Alberto Savinio est un livre singulier, qui prend l’auteur de Bel-Ami non comme point de départ mais comme horizon, qui plus est comme horizon dépassable. Loin d’être une étude sur le protégé de Flaubert, le texte se veut une sorte de machine célibataire, un tour de passe-passe permettant de jongler avec toutes sortes d’intuitions d’obédience quasi surréaliste. A la fois déconstruction en règle du discours critique et partie de cache-cache avec le sujet choisi, Maupassant et l’« Autre » propose au lecteur une façon absolument inédite de considérer l’écrivain et son œuvre, grâce à une impertinence et une audace aussi stimulantes que cocasses.
Il faut préciser que cette « étude » se dote d’un narrateur – Nivasio Dolcemare – double d’Alberto Savinio qu’on retrouve dans d’autres livres de l’auteur italien. Et le fait est que pour digresser sur Maupassant, pour faire digresser Maupassant, même, un double était on ne peut plus nécessaire. Tout d’abord, Savinio/Nivasion s’intéresse à l’influence et pour cela considère les auteurs ayant percolé en lui, ayant infusionné dans son esprit, les considérant presque comme des ectoplasmes ayant fini par échouer, une fois dûment décantés, sur ses rives mentales. Ce qu’il nomme « continuation », et qu’il oppose au « style tombale », prisé des biographies qui sont « en réalité des hagiographes en bourgeois ». Ce qui intéresse le narrateur, c’est la réalité « malpassantienne », ce moment où Maupassant conteur devient Maupassant fou, où la nécessité chasse le superflu. Pour cela, l’auteur/narrateur va d’abord développer un discours sur la guerre et son double : la paix, la paix dont il cherche à caractériser la puanteur, qui est la puanteur d’une époque, puisque sous la paix gronde déjà la guerre prochaine :
« c’était une puanteur dans laquelle se mêlaient celles de l’étreinte sexuelle, des relents de l’amour, du linge au bout de quinze jours de service régulier sur la peau, de l’haleine des gens qui ont le foie fatigué ou un ulcère au duodénum, de l’odeur de renfermé des armoires où sont rassemblés en bon ordre comme une petite foule passée au rouleau compresseur les vêtements dans lesquels hommes et femmes ont longuement et honnêtement, voire glorieusement, transpiré »,
bref, la puanteur des hommes en « frac » — or c’est bien cette esthétique du frac que dénonce Nivasio chez Maupassant, dont « la phrase, le mot […] servent sur le moment et tout de suite après meurent ». Il faudra attendre que s’invite en Maupassant un « noir locataire », l’autre de la folie, pour libérer l’écriture de son frac naturaliste. Truffé d’intuitions géniales – sur Flaubert et la photographie, sur l’humeur charnelle et taurine du « mauvais passant », le rapport à l’eau, la ventriloquie… –, bardé d’un appareil de notes qui jouent le rôle d’apartés essentiels, d’une totale liberté et d’un irrespect délicieux, Maupassant et l’« Autre » d’Alberto Savinio est une machine de guerre contre les clichés, l’approche académique et l’interprétation psychologique. Un éloge du double. Un hommage au traître salvateur. Une cavalcade critique tout en claques anti-frac.
Alberto Savinio, Maupassant et l’« Autre » suivi de Tragédie de l’enfance et de C’est à toi que je parle, Clio, nouvelles traduites de l’italien par Michel Arnaud, éd. Gallimard (1977)
Écrivain (CosmoZ, Crash-test, Comment rester immobile quand on est en feu…), traducteur (Vollmann, Pynchon, Evenson, Gass…), co-éditeur (LOT 49), membre du collectif Inculte, Claro chronique avec un sourire mordant le désordre du monde. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.