Le dit des carcasses : Quentin Leclerc en langue vive

L’apocalypse, ou plus précisément le post-apocalyptique, semble devenue un topos récurrent dans le roman contemporain. Issue entre autre de la science-fiction, cette veine permet à la fois de mêler critique sociale, descriptions crues et récits de la survie.

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Mais souvent le Robinson Crusoé post-Tchernobyl ressemble à un néo Mad Max échappé d’une parodie de La Route de Cormac McCarthy, et l’écriture de ces textes ne semble pas innervée en profondeur par l’ampleur du désastre qu’ils décrivent. Hors de rares textes limites comme Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat, ou Enig Marcheur, de Russel Hoban, les romans qui s’attachent à raconter l’après sont écrits au mieux dans un style flou, incisé d’ellipses éloquentes, qui jouent si l’on veut le rôle de failles ou de cratères dans une narration plus éprise de cahots que de chaos. D’où la force indéniable du premier roman de Quentin Leclerc, Saccage, qui pousse loin le curseur de la décomposition – sociale, urbaine, militaire, langagière, etc. – sans jamais s’embourber dans l’inutile suspense ou la fastidieuse rédemption.

Comment décrire la déréliction, dans sa différence et sa répétition, ses hiérarchies et ses failles ? Le projet est aussi périlleux qu’ambitieux, mais Quentin Leclerc parvient à orchestrer les différentes partitions du désastre sans perdre de vue l’instance la plus menacée, à savoir la langue. Car ici, dans ce monde écharpé où sévit la milice, un contrat a été passé avec les survivants, les « bêtes », et il revient aux « carcasses » de léguer, en testaments de feu, la mémoire du chaos. Cagoulées et cloîtrées, les « carcasses » permettent de transmettre in extremis des prophéties dont se repaissent les industriels. Dite ainsi, la chose peut sembler fantasque, mais sous la plume de Leclerc, la fantasmagorie du cauchemar peut basculer à tout moment – affaire de perspective – dans un inquiétant réalisme. Maîtres et esclaves se livrent ici à d’ultimes affrontements, de fatales compromissions. Personne n’en réchappera, car la survie n’est plus qu’une variante de la chance. 

Tour à tour prendront la paroles des êtres de l’extrême dénuement : carcasse, civil, voyageur, prisonnière, déserteur, enfant-singe, etc. Le carrousel de l’extermination n’en finit pas de tourner, mais le livre, lui, tire de cette fatale rotation de puissantes frictions, comme s’il sentait que son sujet, ou plutôt sa ligne de fuite, en dépit de la noirceur ici envahissante, reste cette improbable notion : l’increvable. Quelque chose résiste, mieux que les résistants du récit, quelque chose qui à chaque phrase refuse de lâcher le morceau – et qu’on peut sentir de façon exemplaire dans le passage suivant :

« En écrivant on expie la cohue à l’intérieur de nous. Sans l’écriture ça passe par nos bouches, force la bouche après la gorge, et se déverse dans la sauvagerie. C’est l’écriture qui nous sauve d’être toutes là à convulser sur le sol, à expulser ce trop-plein comme on peut sur les murs, avec notre sang, notre salive, possédées par les flots de paroles d’inconnus cachés dans les recoins oubliés du pays. »

A l’heure de la grande concentration des camps, Saccage s’impose comme un chant suffisamment désespéré pour qu’on sente, au-delà des violences dont il se fait le greffier méthodique, la ligne claire d’un combat d’écriture : celui contre l’extinction des voix.

Quentin Leclerc, Saccage, Editions de l’Ogre, 16 €

Claro


Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Son dernier livre : "Comment rester immobile quand on est en feu" vient de sortir aux Editions de l'Ogre. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.