"L'Apparition" de Perrine Le Querrec : croyez-vous aux miracles?

Inventer le langage hors du temps d’un corps tétanisé, mystique ou joueur, intime et social.

Publié en avril 2016 aux éditions Lunatique, ce nouveau texte de Perrine Le Querrec, dont j’avais déjà pu hautement apprécier « Le plancher » (2013) et « Le prénom a été modifié » (2014), ainsi que le bref et intense « De la guerre » (2013), emprunte un nouveau chemin d’invention langagière et rythmique, pour nous offrir le récit à plusieurs voix enchevêtrées de corps qui se cherchent, ou qui cherchent des issues à une potentielle désolation humaine et rurale, cherchant peut-être secrètement à éviter le chemin promis au Jeannot du « Plancher », à inventer une précoce alternative à la résignation paysanne ou au confort conformiste qui envahissent paradoxalement le monde.

Ce jour-là un nuage d’ébène monta des profondeurs du ciel, répandit ses ténèbres. On aurait pu croire que tout ce qui se mouvait sur terre allait périr, les oiseaux, le bétail, tout ce qui court vole creuse et tous les hommes. Tout ce qui a respiration, souffle de vie dans ses narines. Les dieux rampent le long des murs comme des bêtes. Ce qui n’est pas solidement accroché à l’éternité disparaît. Soleil noir, les eaux sont pleines de griffes, elles soulèvent le village, le broient entre leurs muscles liquides. En quelques secondes la tempête arrache les piliers du monde.

 

Les enfants qui ont vu la vierge de Fatima, Portugal

Trois amies, sœurs, complices, fillettes que la puberté approche et menace, leur protecteur réputé idiot du village : une somptueuse folie à quatre s’élabore sous nos yeux, folie endiablée ou folie sainte, forçant l’Apparition et ses symptômes de moins en moins faciles à nier – dit-on, croit-on, affirme-t-on – au cœur du village qui n’en demandait d’abord visiblement pas tant. Dans la langue de la confidence chuchotée peut-être à soi seule ou dans celle de l’hystérie collective, dans la langue secrète des plus-tout-à-fait-enfants ou dans celle des autorités embarrassées, une défense stratégique et intime est née, un tourbillon de foi et de défiance s’est élevé, une attitude vis-à-vis des apparitions mariales ou autres (qu’elles soient officialisées ou non par l’Église – rappelons que le dogme n’impose pas aux catholiques de croire à ces « manifestations », même lorsqu’elles ont été reconnues) s’est échafaudée en toute disparité.

Trois fillettes se raidissent et se révulsent tout à coup à la nuit, et le village – peut-être le monde – tremble et flageole désormais en permanence.

Apparition de Fatima

Dans le village l’eau court ainsi que les poules, les petits cochons, les moutons, les chèvres et vaches avec leurs clochettes. Les maisons, rectangles de pierre enfoncés dans la terre, attendent au bord des routes. Ni eau courante ni chauffage, une cuisine enfumée sous la grande cheminée dans laquelle se passent les soirées. On s’éclaire au soleil, à la lune et aux orages. La porte d’entrée n’est pas sur la façade mais sur le côté obscur. Pour entrer, franchir un porche noir encombré d’outils et de bois. La fenêtre principale de la cuisine surveille le chemin et l’arrivée du visiteur. S’il se profile, les chiens bavent ; qu’il surgisse, ils grondent, aboient, attaquent. L’ennemi, c’est l’inconnu.
Le danger surplombe, les balcons se défont, il pleut de la poussière de pierre. Un peu d’électricité, quelques heures le soir, miracle moderne au cœur de la faille. Charrettes, puits, lavoir, quand d’autres, juste Au-Delà, sont voitures, pétrole, machines nombreuses, vitesse. Ici-Bas pas un seul moteur, le cuir des bêtes, les roues de bois, les muscles des hommes, les mains des femmes, les heures de marche, les alpages lointains.
Ce n’est pas la résurrection d’un temps, c’est le temps même. Intemporel. Éternel. Indéfini. Une mémoire calcaire. ni d’hier ni d’aujourd’hui. Simplement, ça dure.

On songerait peut-être un instant au désespoir qui saisissait les laïcs comme les religieux de Pierre Magnan face aux miracles attribués à la dépouille du « Mystère de Séraphin Monge », on évoquerait sans doute les hallucinations échevelées dues à l’ergot de seigle spiripontain du magicien Claro et de son « Tous les diamants du ciel » (dont Perrine Le Querrec se rapprocherait indéniablement ici par sa faculté de création syntaxique et poétique), on entendrait peut-être par moments les voix brisées et indispensables d’Andréas Becker, mais cette « Apparition » est surtout saisissante par la manière dont elle ne se laisse pas réduire ou résumer, multipliant les points de vue et les équivoques, gardant ouverts les possibles, se reposant sur une singulière puissance poétique qui crépite et fulgure presque sans cesse, tout en construisant avec rigueur un passionnant et véritable récit de 130 pages.

Lourdes

Petit déluge entre mes cuisses, assise au bord du lit dans le vieux ventre de la maison mon corps m’échappe. Je suis née dans ces entrailles de pierre, grandir, mourir ici, je saigne. Elle se perce, se creuse, se lézarde. J’entends ça suinte s’affaisse. Mon héritage. Je fixe les nouvelles crevasses au fond noir.
Rien ne me sera donné, va falloir que je me serve si je ne veux pas terminer les cinquante dernières années de ma vie les mains croisées dans les plis du tablier. Jambes serrées.
Les herbes géantes maintenant je les écrase. Les tiges hautes ne sont plus hautes alors imaginez le reste, bientôt, trop bientôt, rien ne sera si haut, ni beau, ni enchanteur. Le début de la saison, puis la fin de la saison, puis le début de la saison, puis la fin de la saison. Voici les promesses, le calendrier. Nous connaissons par cœur chaque pli, chaque pente, chaque pointe, chaque commencement, chaque fin. Nous ne renonçons pas, cherchons la pousse, la possibilité. Un renouveau.

Peut-être plus encore que dans le magnifique « Plancher », Perrine Le Querrec échafaude un système de sens multiples à proposer à une manifestation d’art brut, celui assigné à l’enfant, au simple, au fou ou à qui ne veut pas / ne peut pas s’adapter (et la rigidité visionnaire ne pourrait-elle pas être, après tout et foi mise à part, une autre façon de graver un plancher pour fuir ?), et lui invente un langage rare, intense, pénétrant et bouleversant, qui doit autant au corps qu’à l’esprit.

La chronique enthousiaste de Jean Azarel sur le blog Délit de Poésie de Cathy Garcia est ici.

Perrine Le Querrec ® Isabelle Vaillant

 

L’apparition de Perrine Le Querrec, éditions Lunatique
Coup de cœur de Charybde2
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