Grégory Forstner : l'imagination, c'est un plat du pauvre
Autre découverte du dernier salon "Drawing Now", l'impressionnant Grégory Forstner, qui se définit comme peintre cherchant l'art vivant pour parvenir à un objet brut qui tend au classicisme. Super contradiction à l'œuvre via une technique irréprochable.
Je suis né au Cameroun, d’une mère française et d’un père autrichien. J’ai voyagé très tôt, physiquement, et aussi à partir des récits racontés par mes parents. Depuis 2008, je vis à Brooklyn, New York. L’origine de ma pratique est la vie, la sensation d’être vivant. L’art est une tentative de fixer ma sensation. Le dessin, lorsque j’étais enfant, était le moyen le plus accessible. La peinture est venue ensuite, en grandissant, en même temps que la complexité du monde. J’étais indépendant, solitaire, je pouvais décider de tout et à chaque instant, et tenir l’immédiateté de ma sensation sur une feuille, un tableau. C’est une évidence, en effet, mais l’évidence est une matière qui nécessite d’être perpétuellement remise en question pour rester vivante. Une sensation n’est pas un objet stable. Il faut bouger avec. Il faut parfois s’adapter, et à d’autres moment, la conduire.
Disons les choses comme ça : de façon générale, je n’ai pas d’imagination. Nos sociétés sont remplies d’images et de clichés, à côté desquelles l’imagination est un plat du pauvre. Je suis naturellement contemplatif. Tout mon travail vient de la contemplation. Pour m’aider à comprendre le réel, afin de me figurer sa réalité, il m’est nécessaire de passer par la fiction, par l’invention d’une mythologie personnelle et de jouer des stéréotypes et des archétypes inventés par nos sociétés. Pour se faire, j’utilise certains principes, ou figures, telles que le concept du monde à l’envers, la figure du bouffon, les fables, des allégories, etc. La connection avec le monde de l’enfance est particulièrement productif car il n’est pas entièrement contaminé par le monde des adultes. Les glissements sont donc rapides et productifs. De la même manière que l’enfant passe, d’une seconde à l’autre, de la joie à la mélancolie, je tente de formuler la complexité d’une sensation en une image synthétique. En aucun cas, je ne cherche à faire une quelconque critique ou bien à importer une morale, ou bien une opinion, à l’intérieur de mon travail. L’espace du tableau n’est pas ce lieu. La morale réduit l’impact de l’objet autant que sa portée. C’est mon avis. Mon ambition est de parvenir à un objet brut, sensationnel, irréductible, “classique”, à partir de moyen sophistiqués.
C’est la possibilité d’offrir un contexte à l’évolution de la figure dans le tableau. Manet est naturellement un de mes héros, une nouvelle aventure pour la peinture. Le titre est emblématique, comme un logo, drôle et assez inattendu lorsque l’on connait mon travail, je crois. Ceci dit, j’ai déjà eu recours à des titres emblématiques tels que La Grande Bouffe, ou L’Origine du Monde par exemple. En dehors du contexte de Manet, je trouve l’évocation d’un «déjeuner sur l’herbe » magnifique, une attente presque mystérieuse. Un pique-nique pour moi c’est toujours un moment contemplatif, d’ouverture et donc de plaisir. Ce « Déjeuner » fonctionne comme un rendez-vous singulier. Mes acteurs sont convoqués pour qu’un nouveau théâtre commence.
Par ses facéties, la peinture est capable de faire un spectacle de cette mécanique – la mécanique de la sensation. C’est en travaillant et en étant premier spectateur de mes tableaux que je me suis posé la question de mon histoire personnelle et par association celle de mes proches et enfin de la grande histoire. Si une grande part du processus de ma peinture est intuitive, j’ai dû me rendre à l’évidence que j’étais l’objet de sensations qui étaient déjà devant moi et dont il fallait que je prenne conscience – du moins jusqu’à un certain point, de façon à tenir les ficelles. Naturellement, je suis le plus heureux des hommes lorsque les ficelles lâchent et que la peinture avance d’elle- même. Lorsque cela arrive, il semblerait qu’il n’y ait plus de limite à l’expansion de la vision. La plupart du temps ces choses-là restent sur les bords extérieurs du tableau. Toute l’affaire du peintre est de s’approcher de ce qui lui échappe mais dont il a la sensation, la conviction, l’expérience, la vision, le désir – c’est selon. En peinture, comme dans la vie, il s’agit d’ouvrir un espace et tenter d’y vivre. Lorsque deux personnes sont émues devant un tableau, il se manifeste une évidence. Deux personnes suffisent.
Le Déjeuner sur l’Herbe -> 14/05/16
Solo show Grégory Forstner// Galerie Mathias Coullaud, 12, rue de Picardie 75003 Paris
+ Grégory Forstner , l'Odeur de la viande, 2016 éditions Esperluette