L'hilarante destinée wagnérienne de Moïse-Chant d'Amour
Le rêve utopique d’un groupe de déclassés
Théâtral, outrancier et charismatique, le personnage central du «Requiem des aberrations», dont le nom est une des premières et nombreuses aberrations jubilatoires du roman, Moïse Chant-d‘Amour, a reçu d’un oncle, vieillard égrotant et tyrannique, la promesse d’un héritage colossal à la condition qu’il s’occupe de lui durant les quelques mois qui lui restent à vivre.
Cet héritage laisse entrevoir à cet olibrius solaire et dangereusement extraverti, qui voue une adoration quasiment pathologique aux opéras de Richard Wagner, la possibilité de réaliser le rêve grandiose et secret de toute son existence : la création d’un gigantesque parc d’attractions dédié à l’opéra et à la musique classique, un anti-Disneyland et un anti-Bayreuth.
Persuadé d’avoir identifié dans un terrain de la banlieue parisienne encombré des ruines éventrées d’un vieil entrepôt le lieu idoine, idéal et irremplaçable, pour l’édification de son projet pharaonique, Moïse Chant-d’Amour, secondé par son inséparable compagnon le narrateur et par un clochard musicologue surnommé Le Grand Magistral, va rassembler une bande improbable de déclassés, de sans-papiers et de marginaux pour squatter le terrain et éviter son détournement par des promoteurs avides de sa future et glorieuse destinée wagnérienne.
D’extatiques monosyllabes et borborygmes me parvenaient de sa prostration. Ses gigantesques mains pétrissaient l’air vicié, sculptant dans le vide l’avenir du Vieil Entrepôt. Tel l’un de ces magiciens des contes orientaux dont il faut bien reconnaître qu’il avait en cette minute, avec ou malgré son large imper délavé, sa tignasse malpropre et ses grosses grolles râpées, un peu de la présence charismatique, il transformait le vaste taudis délabré en je ne sais quel eldorado dont il était bien le seul à percevoir et révérer la splendeur.»
D’une intarissable faconde, Moïse Chant-d’Amour ressemble à s’y méprendre, du fait de sa stature et de sa démarche incertaine et chaloupée, à l’un des plus illustres acteurs américains de western. Avec cette collectivité repoussée aux marges, il façonne le rêve d’un projet impossible, porté par son amour immodéré et hautement contagieux pour la musique. Plus grand que la réalité, l’aberration de son personnage, et celle de l’ensemble du roman, évoque la capacité de la fiction et de la musique de magnifier une réalité sombre.
Avec ce premier roman paru en mars 2016 aux éditions du Sonneur, le comédien et metteur en scène Yves Gourvil célèbre l’humanité et le bonheur d’être ensemble, la beauté de la musique face à la misère du monde, dans cette société moderne qui laisse tant d’hommes et de femmes sur le carreau, avec quelques piques acérées lancées en creux à la marchandisation à outrance et à l’élitisme d’une culture refermée sur elle-même. Ce qui frappe dans ce récit farfelu et joyeux, malgré le destin de galériens de ses protagonistes, c’est la jouissance de cette langue rabelaisienne, littéraire et verte, tombée pour beaucoup dans l’oubli, à laquelle Yves Gourvil redonne un lustre réjouissant.
On peut retrouver ici les morceaux de musique qui ponctuent ce roman.
Requiem des aberrations de Yves Gourvil aux éditions du Sonneur
Coup de cœur de Charybde7
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