Maryam Petrosyan, la maison dans laquelle on s'engouffre avec délectation
Connaît-on souvent le bonheur de pénétrer dans un livre-monde ? C'est suffisamment rare pour l'apprécier et s'en faire l'écho. Car tel est "La maison dans laquelle", l'unique roman de Maryam Petrosyan, paru dernièrement chez Monsieur Toussaint l'Ouverture. Un bonheur et un grand livre qui a déjà trouvé des centaines de milliers de zélotes en Europe de l'Est d'où il provient. Mais ce n'est qu'un début… Le pourquoi avec extrait et interview de l'auteur.
Maryam Petrosyan est née en 1969 à Erevan, en Arménie, où elle vit toujours. Après des études d’art, elle va travailler vingt ans dans un studio de films d’animation. À 18 ans, elle dessine les personnages qui deviendront rapidement les héros de La Maison dans laquelle dont elle commence à écrire (en russe) certaines parties. Elle y travaillera une dizaine d’années, réécrivant le livre plusieurs fois, sans pourtant avoir l’intention de le publier. Vers la fin des années 1990, elle laisse le manuscrit à des amis. Quinze ans plus tard, après être passé de lecteurs en lecteurs, il est confié à un éditeur qui y jette un œil par politesse avant de le dévorer en quelques jours. À sa sortie en 2009, le livre est nominé et lauréat de nombreux prix, et devient instantanément un best-seller. Depuis, la communauté de ses fans ne cesse de grandir (250 000 lecteurs russes, et des traductions en italien, polonais, danois, letton, macédonien, norvégien, espagnol et hongrois). La Maison dans laquelle est son unique roman. Elle affirme ressentir un grand vide depuis sa parution.
Vous avez écrit votre livre pendant de nombreuses années ; comment vivez-vous le destin qui est le sien, désormais ?
Quand je dis que je ne me sens pas très heureuse en ce moment, j’ai toujours peur que ce soit pris pour une coquetterie maladroite. Comment pourrais- je me plaindre, alors que j’ai obtenu tout ce dont je pouvais rêver ? On m’a souvent suggéré d’écrire un autre livre. Mais le problème, c’est que je n’ai pas écrit celui-ci : j’y ai vécu. Pour moi, c’était un endroit où je pouvais entrer et séjourner. Je ne connais aucun endroit semblable. Je n’en ai pas d’autres, tout simplement. Alors bien sûr, ça me fait plaisir quand on couvre mon livre d’éloges, c’est agréable de lire des critiques et de savoir qu’il a plu à tellement de gens. Mais c’est comme ces louanges qu’on adresse à l’un de tes enfants qui a grandi et a quitté le nid familial. Tu es fier de lui et de toi-même, mais il n’empêche qu’il n’est plus là. Donc, oui, la question est douloureuse.
Si on lit attentivement votre livre, on a l’impression que de nombreux éléments restent en suspens, que des lignes d’intrigue ont été volontairement rompues. Est-ce effectivement le cas ?
Sans doute était-il impossible que ces lignes rompues ne le soient pas. En janvier 2007, quand je me suis mise d’accord avec l’éditeur pour le terminer en septembre, je pensais sincèrement pouvoir y parvenir. Mais je n’avais pas prévu que les personnages allaient résister ! Quand on écrit pour soi, sans être limitée ni par le volume, ni par le temps, ni par l’opinion de son entourage, on obtient un écrit presque impossible à achever. Mais quand il faut rassembler ce matériau en un tout cohérent, il faut jeter le superflu tout en conservant ce qu’on ne peut tout simplement pas écarter. D’où les inévitables trous et les lignes d’intrigues interrompues. Le fait que certains personnages ne veuillent pas participer au final a joué son rôle.
En effet, de très nombreuses questions restent en suspens à la fin...
Aujourd’hui encore, je ne sais pas ce qu’est devenu le Macédonien par exemple. Il s’est tout simplement évaporé. Pour moi, tout le charme du travail sur ce livre a résidé dans le fait de créer des conditions particulières pour les personnages, et ensuite de les y lâcher et de les observer. La plupart du temps, cela ne donne rien d’intéressant, mais parfois, ils s’animent – et c’est justement pour ces moments-là qu’on écrit. Quand ils le font, ils sont imprévisibles et il est impossible de les faire entrer dans des cadres narratifs. Même si ces cadres sont nécessaires pour achever le livre. J’ai une chemise entière pleine de versions alternatives du chapitre final, notamment de la conversation entre Sphinx et l’Aveugle. J’aurais pu encore en écrire une vingtaine avant de comprendre que mes héros s’en fichaient, de cette discussion. Que c’était moi qu’elle intéressait, pas eux, qu’ils n’en avaient pas plus envie qu’ils ne désiraient prendre part à cette fin. S’il n’y avait pas eu Fumeur, le plus normal et le plus ordinaire de mes héros, le final n’aurait sans doute pas été écrit. Tous les autres personnages sans exception s’y seraient opposés, comme cela s’est produit avec Sphinx.
Vous avez passé votre vie en Arménie, mais ni l’Arménie ni aucun autre pays n’apparaît dans votre livre. C’est intentionnel ?
Il n’y a dans ce livre ni l’Arménie, ni la Russie, ni aucun autre pays précis. Je me suis efforcée d’éliminer non seulement les références géographiques, mais également temporelles, bien qu’avec ces dernières, ça ait été, bien sûr, plus compliqué. Des lecteurs attentifs les ont plus ou moins répertoriées, en s’appuyant sur toutes sortes d’éléments de la vie quotidienne.
Et comment se fait-il que vous écriviez en russe et pas en arménien ?
J’écris en russe parce que j’ai étudié dans une école russe et que je lis en russe. Ma grand-mère était russe, et ma mère elle aussi est plutôt russophone.
Chaque lecteur dresse la liste des allusions littéraires qu’il repère dans votre roman. Mais vous, qui nommeriez-vous ?
Ce sont surtout des œuvres qui m’ont influencée, plus que des auteurs. Substance Mort de Philip K. Dick, Et quelquefois j'ai comme une grande idée de Ken Kesey, Le Messie récalcitrant de Bach. Élan, le gentil éducateur et précepteur est né de Doc de la Rue de la Sardine de Steinbeck – et il a entraîné avec lui un autre personnage, le petit Frankie – devenu Beauté, chez moi. Éléphant, mon gros empoté plein de force, vient lui aussi de Steinbeck, Des souris et des hommes. La description de la petite enfance de l’Aveugle dans le premier intermède est un renvoi presque direct à Lumière d’août de Faulkner. À ce propos, je n’ai jamais aimé le Goéland de Bach, qui est important pour l’intrigue. Ni Le petit Prince d’ailleurs. Mon mari et moi, on a lu et relu les Strougatski, mais je n’ai découvert Krapivine qu’assez récemment... Peut-être que ça suffit, non ?
Vous avez écrit un roman qui peut tout à fait prétendre au statut de livre culte. Avez-vous l’impression d’être devenue une star ?
Non, je n’ai pas cette impression. Plutôt celle d’être Cendrillon qui, après avoir fait un petit tour au bal, est revenue récurer ses casseroles. Ce bal, ça a été les dix jours passés à Moscou, bien sûr. Mais là, je ne me suis jamais départie de la sensation d’être une usurpatrice et qu’on n’allait pas tarder à s’en apercevoir et à me demander : « Mais qu’est-ce que vous fichez là ? »
Comment voyez-vous le futur pour votre livre ?
Je ne vais pas me hasarder à prédire l’avenir de mon livre, même si j’espère qu’on le traduira et publiera encore quelque part. Il est déjà pleinement autonome et vit de sa vie propre, indépendante de moi.
J’ai l’impression que pour votre roman, le fait qu’il s’agisse d’adolescents et que ces adolescents soient des handicapés n’a aucune importance. Pourquoi avoir justement choisi ce matériau ?
Votre impression est tout à fait juste. Le handicap des héros n’est qu’un moyen supplémentaire de renforcer leur isolement du monde. Leur adolescence est relative. Et la Maison s’est inventée toute seule.
Entretien avec Maryam Petrosyan de Galina Youzéphovitch pour Le Correspondant, avril 2010
La Maison dans laquelle de Maryam Petrosyan aux éditions Monsieur Toussaint l'Ouverture