Gilles Bernard Vachon et la poésie de combat
Luttes et amours, beauté de l’engagement poétique. Et en musique aussi.
L’art de la poésie engagée contemporaine demeure plus que jamais difficile et délicat, dans un monde où, alors même que les luttes sociales et politiques n’ont rien perdu de leur acuité, bien au contraire, les progrès de l’individualisme forcené et du cynisme ont plutôt produit – majoritairement – du désengagement, nettement aveugle ou vaguement amusé, ces trente dernières années.
Ce n’est pas le moindre mérite de Gilles Bernard Vachon, à quatre-vingt-trois ans, que de tenter une fois de plus, avec les éditions Salamah, dans son recueil « Fais crédit à la folie » qui paraît en ces jours de mars 2016, l’aventure toujours un peu insensée de la transmission, transmission de la poésie, transmission de la lutte, transmission de l’histoire contemporaine des deux.
LITANIE DU GOUDRON
Mon cœur est né vers mille neuf cent quarante-deux dans un quartier Nord agité par les cris des locomotives en manœuvre
les murmures des vendeurs de citron à la sauvette
les coups de gueule des autobus
les bruissements de la foule assagie dans les squares de Montmartre
les : Viens ici mon petit poulet, regarde un peu cette laitue aujourd’hui !
et le boniment du montreur de filles à la recherche de quelque puce
les cinq cent mille appels des rues
Mon cœur est né avec cet âge arpenteur, en comptant les centaines de pierres qui
bordent fidèlement les trottoirs
et ma longue enfance attentive au macadam calculait ses élans au-dessus des miroirs bien taillés
Comme l’explique l’auteur dans quelques interventions en cours de recueil et dans une belle postface, avec une évidente sincérité, la poésie est une navigation entre de nombreux écueils, le moindre n’étant pas celui de l’indifférence relative qui parcourt désormais si puissamment nos sociétés repues. Le souvenir des luttes fraternelles et souvent d’une infinie dureté, lutte contre la dictature chilienne (la figure de Victor Jara, né la même année que l’auteur, émerge avec force de plusieurs de ces textes), lutte contre Salazar avec les poètes portugais, lutte contre la dictature somoziste (on aura bien ici aussi une pensée émue pour Ernesto Cardenal, son « Hommage aux Indiens d’Amérique » et ses « Poèmes de la révolution »), lutte contre l’apartheid, mais aussi – peut-être surtout – lutte contre les abus quotidiens d’un capitalisme qui se démène chaque jour, depuis longtemps, pour faire exploser les liens qui tentent de le rendre, un peu, à visage humain. Et derrière le moderne et le contemporain, rendre compte aussi des luttes fondatrices, parmi lesquelles se distinguent la Commune de 1871 et la résistance contre l’occupant nazi et ses déportations mortelles.
FEMME DES CENDRES
Ma femme a dit un jour
J’ai bien jaugé ce que c’est que de vivre
En famille au foyer
Et dans les quatre petits murs de chez nous
J’irai à mon travail et je ferai les courses
Ce serait mon double horizon
La vie coulerait et j’en sortirais
Mais sais-tu où est ma maison ?
On m’a tordu le cou dit-elle
Bien plus longtemps qu’à toi
Depuis quatre mille ans, moi, moi l’esclave
Et la serve du vassal et du serf
Servante et nègre et brave chien
Du prolo le plus bas
Moi non plus je n’ai pas ma maison à aimer
Ma femme a dit encore
Encaustiquer la vie
N’est pas ouvrage d’intérieur
Et pourquoi donc t’ai-je épousé
Tu ne peux accepter la vie qu’on te propose
Tu rugis sous le fouet
Tu retrouves le soir les camarades
Je ne peux dire amen aux chansons de ce temps
Aux horoscopes pieux aux Boussac tripotants
Nous partagions la soif avant que d’être amants
Le bouquet de ses yeux
Brillait comme escarboucle
Chez celle dont les joues autrefois rougissaient
Quelles cendres battent maintenant sur son cœur
Sur notre chemin brûlent quelles pierres
Les sources d’inspiration foisonnent et se multiplient dans ces 120 pages, ajoutant à la trace gravée des luttes le souvenir de la poésie de San Francisco largement fréquentée par l’auteur (qui a notamment traduit Jack Hirschman), et la spiritualité hindoue, découverte plus tardivement mais pratiquée avec assiduité par ce poète professeur de lettres qui est aussi enseignant de yoga, traduisant couramment le sanscrit. C’est dans la récente association avec le jeune musicien et performer électronique Antoine Colonna, au sein du duo musical Schvédranne, que la puissance inter-générationnelle de cette poésie de choc et de tendresse, d’amour et de combat, se révèle désormais pleinement. Comme toute poésie contemporaine – ou presque -, les textes du recueil sont inégaux pour une lectrice ou un lecteur donnés, les fulgurances de l’une ne seront pas nécessairement celles de l’autre, et les mélanges concoctés ne détonent pas à chaque fois. Toutefois, même les quelques échecs relatifs que l’on observera ici ou là, au gré de la lecture de chacun(e), ne peuvent faire oubliés la réjouissante puissance de l’ensemble, la sincérité et l’authenticité d’une radicalité joueuse, la beauté de la vie pensive et active qui s’exprime là.
Ma vie ta vie
comme on va faire ses courses
on suit une ligne tes lèvres peut-être une vérité
je m’en fous maintenant tant d’errances tant d’erreurs
ma vie dévie mon épaule seulement est politique
j’ai un métier mon gagne-pain j’éduque les enfants
qu’un aimant les regroupe ce n’est pas mon affaire
je suis leur liberté j’aime qu’ils disent merde
ma vie économique n’est guère économique
marcher vers l’infini ce n’est pas politique
au fond de moi je serre ta main et ma bouche ne s’ouvre pas
je m’inquiète j’ai dieu dans mon dos pas sous mon nez
ma vie religieuse n’est pas tellement religieuse
le feu l’éther la mort font ma vie amoureuse
car la vie amoureuse n’est pas économique
ma vie est plutôt quotidienne et puis
ma vie amoureuse n’est pas amoureuse tous les jours
j’observe tes cheveux et je fais de la politique
j’écoute ta voix je fais toujours de la politique
je fais chercher le feu j’embrasse l’air je respire la terre
viens travaille avec moi notre langue est politique
rêve avec moi rythme avec moi révolte-toi
ta vie est poétique et amoureuse et politique
Gilles Bernard Vachon et Antoine Colonna seront à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le mercredi 6 avril à partir de 19 h 30, pour une séance de lecture, d’écoute et de dédicace.
Fais crédit à la folie de Gilles Bernard Vachon aux éditions Salamah
Coup de cœur de Charybde2