La SF version canard au sang, l'éclate
Un fantastique décalé et hautement machiavélique
Scott Baker reste pour moi l’un des plus extraordinaires auteurs de fantasy et de fantastique de ces quarante dernières années, et seul son dilettantisme fermement revendiqué (et son parcours éditorial compliqué, entre France et États-Unis) peut éventuellement expliquer qu’il n’ait pas été beaucoup plus consacré par la critique ou par le lectorat, bien que son unique roman de science-fiction, « L’idiot-roi », ait été récompensé par le prix Apollo, français, en 1982 – souvenir des vingt ans qu’a passés l’auteur dans notre pays avant de retourner aux États-Unis -, et que cinq de ses nouvelles aient été nominées au World Fantasy Award ou au prix Locus, dont « Nature morte avec scorpion » (vainqueur en 1985), « Nouvelle recette pour canard au sang » et « Variqueux sont les ténias » (voir ci-dessous ces trois nouvelles). Je vous parlerai aussi très prochainement de ses deux romans dits du « cycle d’Ashlu », « Kyborash » et « La danse du feu ».
Ce recueil de sept très bonnes nouvelles (revisitant méticuleusement un diabolique mythe ancien avec « L’incube de Jamesburg », rêvant à une autre humanité possible avec « Lépidoptéron », donnant un nouveau sens à la production de drogue avec « Extaticrétion », ou jaugeant le temps qui passe à l’aune d’une tique du bétail avec « Attente »), publié en 1983 chez Présence du Futur (Denoël), dans des traductions de William Desmond, en comprend ainsi trois qui frôlent ou atteignent le carrément exceptionnel.
« Nature morte avec scorpion », où l’on retrouve peut-être certaines tonalités du beau « Yoro Si » (1991) de Jean-Marc Ligny, transforme insidieusement un simple voyage touristique et photographique africain en une étrange et glaçante relecture du « Voyeur » (1960) de Michael Powell.
Le camion de Randy s’arrêta près de l’autre au moment où William – cet ingénieur de Mombasa ayant l’air de quelque très britannique Méphistophélès barbu – entamait ses négociations avec la jeune fille pour pouvoir la prendre en photo. Elle voulait cinquante shillings : il lui en offrait dix. Randy se leva, et d’un mouvement banal très au point prit un cliché du grand Européen et de la petite Samburu avec l’appareil qu’il portait caché dans une minuscule sacoche en cuir attachée à sa ceinture ; jusqu’à maintenant, aucun des Africains qu’il avait ainsi photographiés ne s’en était aperçu.
« Nouvelle recette pour canard au sang » organise au millimètre la confrontation à distance entre un héritier millionnaire, inventeur de génie, affligé d’une féroce haine des… canards, emprisonné pour de longues années après s’être fait surprendre à en massacrer, et une fillette remarquablement organisée et soigneusement calculatrice.
– Wisbome, dis-je, vous savez parfaitement que je n’ai rien à voir avec ces affaires de chiens et de chats ; vous savez aussi que j’ai toujours aimé les chiens et les chats…
– Bien sûr, Jimmy. » Il ne me croyait même pas, lui qui en principe était de mon côté. « Ni les chiens ni les chats. Seulement ces affreux volatiles !
– Justement ! » Il se fichait encore de moi. Comme le faisait Bobby, avant qu’il ne fût envoyé au Vietnam – où ils l’ont tué. Mais si j’arrivais à sortir de là, j’aurais la peau de Wisbome, comme j’aurais la peau de tous les autres. De cette adorable petite fille et du gorille qui lui sert de mère pour commencer ; son père aussi, le paralysé qui s’est permis de mentir et de témoigner contre moi dans l’affaire des vols de chiens. Et puis le tordu qui a écrit tous ces articles pour le Tattler, et tous ces propriétaires de restaurants qui ont essayé de se porter mutuellement tort en s’accusant les uns les autres de m’avoir engagé pour leur attraper des mouettes et des chats – alors que c’étaient eux qui me payaient pour leur fournir des mouettes ! Et ils savaient très bien que je n’aurais jamais touché aux chats. Et puis le juge Hapgood, Florio Volpone. Et le jury au complet. Et les canards.
Tous, sans exception. Mais surtout ces saletés de canards.
« Variqueux sont les ténias », l’une des nouvelles qui figurerait peut-être dans mon hypothétique « Top 10 », voire « Top 5 », de la forme courte, et qui fut mon premier contact avec Scott Baker, dans la revue Orbites en 1982, nous offre les extraordinaires tribulations d’Eminescu Eliade, alias Julien Saint-Hilaire, psychiatre de grand renom et chaman urbain, au sommet de sa gloire en tous domaines, officiels comme occultes, et pourtant confronté à d’insidieuses difficultés pouvant lui laisser penser qu’il a désormais face à lui un ennemi déterminé et acharné à sa perte.
En effet, lorsqu’il se retrouva quelques semaines plus tard parmi les clochards en train de faire la manche derrière le marché Saint-Germain, portant tous ses vêtements sur lui en couches superposées pour avoir chaud, et gardant le reste de ses maigres biens dans deux poches en plastique attachées à sa taille grâce à un bout de ficelle qu’il avait trouvé, ou essayant de dormir serré contre les autres, sur la grille de ventilation au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue de l’Ancienne-Comédie, n’ayant pas trop froid à cause de l’air chaud et sec qui montait de la station de métro, ou encore sous le Pont-Neuf, le plus ancien de Paris malgré son nom, durant les nuits pluvieuses où il n’avait pu franchir le barrage des policiers qui venaient parfois contrôler les entrées de la station Odéon… au cours de ces semaines et de ces mois, qu’il passa debout avec ses compagnons de la cloche, contre l’un des murs taché d’urine de l’église Saint-Sulpice afin de s’abriter un peu du vent, chantant et lançant des insultes aux passants, ou dans quelque ruelle étroite, tandis que circulait de l’un à l’autre une bouteille de vin rouge bon marché, une de ces bouteilles jaunâtres dont le col est cerné d’étoiles en relief bien épaisses, il finit par prendre progressivement conscience que certains de ses compagnons n’étaient nullement ce qu’ils paraissaient être, mais qu’il s’agissait de chamans – des chamans urbains – tout aussi puissants, effroyables et sauvages que les chamans toungouzes depuis longtemps disparus, mais dont les descendants, en Sibérie, se souvenaient pourtant avec effroi. Ils ne pouvaient d’ailleurs que s’en souvenir, car cela faisait bien des siècles que les chamans disposant de pouvoirs véritables avaient quitté les étendues glacées du Grand Nord, ses famines et sa pauvreté, pour les villes où ils pouvaient donner la mesure de leurs talents, abandonnant sur place à ceux dont les pouvoirs étaient comparativement trop faibles, voire complètement illusoires, le soin de perpétuer la tradition ésotérique afin qu’elle soit un jour étudiée par des universitaires comme le Pr. Eliade.
Nouvelle recette pour canard au sang de Scott Baker, éditions Denoël
Coup de cœur de Charybde2
L’ouvrage est tristement épuisé depuis bien longtemps, mais pour l’acheter en occasion chez nos amis de Scylla, c’est ici