Un sud Chili tout de gangsters et de zone glaciaire

Extraire en beauté l’élan utopique des plus improbables matériaux, gangsters chiliens et glaces antarctiques.

C’est au cœur de la mythologie scientifique authentique entourant l’Antarctique, et plus particulièrement celle de la station Vostok, la plus « éloignée de tout » de l’ensemble du globe, située au pôle géomagnétique Sud, que Laurent Kloetzer est allé extraire de la glace, en « rêvant » – comme il le dit lui-même dans ses remerciements finaux – autour du beau récit de Jean-Robert Petit, « Vostok – Le dernier secret de l’Antarctique », le matériau d’une exceptionnelle fable post-contemporaine, donnant des racines aux apprentis magiciens qui devront redonner un souffle vital, peut-être, à l’humanité sur laquelle auront agi les apprentis sorciers d’ « Anamnèse de Lady Star » (2013).

Vania était le chef de l’expédition, il parlait et la douleur lui vrillait le ventre, il essayait d’imprimer des mots, des menaces, des ordres dans l’esprit des autres. Veronika, le menton posé sur les mains, hochait la tête, rassurante, mais il n’avait pas confiance en elle ni en aucun d’eux. Juan, en écho, se débat aussi contre une assemblée qui ne lui est pas acquise. Il joue l’assurance détendue, assène des certitudes, cherche l’acquiescement dans le regard de chacun, répond aux questions, oui, l’avion pourra encore se poser, il peut se poser jusqu’en mars sans risque, le pilote le lui a assuré et il touchera une prime de 10 000 dollars pour revenir les chercher, il aura de puissantes motivations pour ne pas les abandonner sur la glace pour l’hiver, parce que personne ne veut passer l’hiver ici.
« Demain, nous ferons un point sur les réserves, le carburant, la nourriture, je pense que nous avons largement assez avec tout ce qu’on a découvert dans le bâtiment B, mais chacun saura où nous en sommes. Bonne nuit à tous. »

Publié en ce mois de mars 2016 chez Denoël Lunes d’Encre, « Vostok » devrait marquer les lectrices et les lecteurs, peut-être davantage encore que son puissant prédécesseur. Pour construire ce passionnant scénario d’une bien improbable épiphanie potentiellement salvatrice (même si, déjà, on la devine d’une lenteur toute glaciaire), exact opposé du satori mimétique mortel à l’œuvre dans « Anamnèse de Lady Star », Laurent Kloetzer a usé d’un certain nombre de ruses diaboliques pour mieux déjouer d’emblée la pente naturelle de nos attentes : utiliser comme chevilles ouvrières non pas les techno-businessmen feutrés de « CLEER » ou les scientifiques « apple-isés » au service du design de la consommation qui hantent aussi les interstices d’ « Anamnèse de Lady Star », mais le douteux alliage alchimique de gangsters chiliens issus des barrios les plus rudes, d’écolo-activistes de très haut de gamme qui évoquent le charme robuste et les certitudes des « Acquis » de Bruce Sterling (« The Caryatids », 2009), et d’héritiers pas si distants des pionniers soviétiques du carottage glaciaire et de la mécanique des grands froids, symbolisés tant par les puits de perçage de la station antarctique qui donne son titre au roman que par la Kharkovtchanka, monstrueuse machine sur chenilles conçue pour avaler les milliers de kilomètres de désert glacé.

Tempête à Valparaiso en 2011

Tempête à Valparaiso en 2011

Aujourd’hui, se moquant de l’apocalypse annoncée, les gamins de Cárcel vont jouer à courir dans les pentes jusqu’à avoir l’impression de s’envoler, et s’envoleront parfois, saisis par les rafales, les mamans vont leur hurler de rentrer à la maison, ou bien sortir dans la bourrasque pour saisir les plus petits par le poignet et les tirer à l’intérieur. Le vent va siffler furieusement dans les poteaux, arracher des bâches, des morceaux de plastique, des toits en tôle, des portières de voitures. Quelques navires vont fuir le port et trouver refuge en haute mer, entre les vagues hautes comme des montagnes ; un ou deux peut- être ne reviendront pas. Cela durera deux jours, peut- être une semaine, puis la ville se réveillera de son cauchemar, les écrans montreront les autoroutes encombrées, un camion éjecté du viaduc et suspendu au- dessus du vide, un gosse en larmes dont la maison aura été écrasée par la chute d’un arbre ou d’un poteau électrique, et on affichera les records. La tempête la plus forte, les vents les plus violents, la mère de toutes les tempêtes, non, pas l’Última, mais presque, et chacun comprendra qu’avant les choses étaient différentes, avant que des fous ne jouent avec les vents, les nuages, l’eau et la terre. Tout cela est vrai, Leo a demandé la vérité, les chiffres à Teddy. Il y a dix ans, les températures étaient plus basses, les vents moins violents, les tempêtes moins fréquentes. Il y a dix ans, aucun dirigeable automatisé ne dérivait au-dessus des montagnes pour les asperger de peinture blanche et en changer l’albédo, aucun drone n’ensemençait les nuages ni les océans, personne encore ne prétendait prendre la place de Dieu pour commander aux mers et aux vents. De cette façon, les Andins garantissent leur pouvoir et leur fortune, l’eau douce ruisselle depuis le Tupungato, première source de leur puissance avant même le cuivre qu’ils produisent et qui leur assure la protection des puissants de l’hémisphère Nord.

Une kharkovtchanka (Photo: Russian Antarctic Expedition, 1994)

Une kharkovtchanka (Photo: Russian Antarctic Expedition, 1994)

Disposant avec grâce et élégance de la colossale documentation scientifique assemblée (dont le produit a été relu avec bienveillance et précision par Jean-Robert Petit lui-même, nous dit-on dans les remerciements), en à peine plus de 400 pages, Laurent Kloetzer confirme ici sa maîtrise, proche sans doute de celle d’un Kim Stanley Robinson (on songera certainement à son excellent « S.O.S. Antarctica »). S’il est capable de développer une encore plus belle rude tendresse – la figure de l’héroïne Leo, ses rapports avec son grand frère Juan et avec son précieux et fugace ghost Araucan, en sont particulièrement emblématiques – que celle dont use en général joliment le maître américain, il y ajoute la préoccupation d’une écriture illuminée de poésie efficace, particulièrement flagrante lorsqu’il s’agit d’assembler le puzzle scientifique historique légué à l’humanité, dans la glace et dans le froid, par les pionniers russes et français de la station Vostok. Et c’est ainsi que la littérature et la science-fiction nous font toujours davantage envie, et nous insufflent leur élan singulier.

 

La station Vostok

La station Vostok

Vers minuit. Les autres sont allés se coucher, Leo aussi est épuisée. Dans le salon, au milieu des odeurs de cuisine, de la vaisselle accumulée et des cadavres de bouteilles, ne restent que Juan et Jazmín. Lui, enfoncé dans le canapé, la tête droite et les yeux clos. Jazmín à ses pieds, la tête sur ses genoux. Leo se dirige vers le vestiaire, commence à enfiler son armure. Il fait – 49 °C dehors.
« Où vas- tu ? »
Est- ce qu’il a ouvert les yeux ? Il ressemble à un gros chat, ou au dragon sous la montagne, dont on ne peut jamais dire s’il dort.
« Chercher de l’eau pour le fondoir. Il en faudra demain. »
Il hoche la tête, pousse l’épaule de Jazmín, la force à se réveiller, à se lever. « Va l’aider », et Jazmín à peine réveillée marche jusqu’au vestiaire. Leo murmure : « C’est bon, je vais m’en sortir, ne t’en fais pas », et elle installe Jazmín sur un banc. La tête calée entre les vestes en laine polaire, Jazmín se rendort très vite. Son arme est là, sur sa hanche, à portée de main, elle pourrait être utile. Leo se souvient alors des moqueries de Vassili à Juan. Que crains- tu ? Les voleurs ? La nuit ? Il n’y a ici ni l’un ni l’autre. Elle sort, la nuit est pourtant là, le ciel est mangé par les ombres, l’air lui mord cruellement le visage. Elle marche vite, la neige s’enroule en tourbillons entre ses jambes. Ne pas oublier : si elle tombe ou se coince quelque part, elle est morte. Voilà ce qu’elle racontera à Miguel et Anika quand elle reviendra. Je n’avais pas le droit de tomber, pour ne pas mourir.

Vostok de Laurent Kloetzer, collection Lunes d'Encre, Denoël
Coup de cœur de Charybde2
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