Fernell Franco : going back to Cali !
La nuit, à la campagne, on assiste au spectacle des étoiles dans le ciel. Ce que j’ai compris en arrivant à Cali, c’est que les étoiles étaient sur Terre. Fernell Franco
Jusqu'au 5 juin 2016, La Fondation Cartier présente la première rétrospective européenne consacrée à Fernell Franco, une figure aussi majeure que méconnue de la photographie latino-américaine. Photo-journaliste de profession, Fernell Franco a réalisé en parallèle un travail personnel dédié à la précarité et aux contrastes urbains de Cali, là où il a vécu et travaillé presque toute sa vie. Plus de 140 photographies, issues de 10 séries différentes, réalisées entre 1970 et 1996 mettent en lumière l’importance de Fernell Franco et sa place au sein de la scène artistique de Cali du début des années 1970.
Enfant pendant la guerre civile, la Violencia qui agite la Colombie de 1948 à 1953, Fernell Franco fait partie des milliers de réfugiés qui fuient la campagne pour s’installer dans les quartiers marginalisés de Cali. Il travaille très jeune et apprend la photo en autodidacte, alors qu’il est coursier pour un studio photographique, puis en tant que fotocinero (photographe professionnel ambulant). En 1962, il travaille comme photo-reporter pour El País et Diario Occidente, puis comme photographe de mode et de publicité pour des magazines comme Diners et Elite. Son métier le confronte quotidiennement à la violence des inégalités de la société colombienne, quand l’artiste documente tout autant les émeutes urbaines et les violences du pays, que les cocktails de l’élite de Cali.
Stimulée par l’arrivée de réfugiés fuyant la Violencia et par l’essor de l’industrie sucrière, Cali connaît à cette époque une forte croissance démographique et économique ainsi que de nombreuses mutations urbaines. C’est à ce moment qu’émerge une communauté artistique extraordinairement riche qui va transformer la périphérie de la ville en important centre culturel. Rapidement intégré à cette scène dynamique grâce à son travail de photo-reporter, Fernell Franco y côtoie l’écrivain Andrés Caicedo, les cinéastes Luis Ospina et Carlos Mayolo ou encore les artistes Ever Astudillo et Oscar Muñoz avec lesquels il partage une fascination pour la culture populaire et un intérêt pour la ville – des thématiques alors encore peu explorées dans l’art, la littérature et le cinéma colombiens. Ce qu'il vont dès lors mettre en forme avec le groupe de Cali.
J’étais à la recherche de choses banales – des choses qui se passaient dans la ville au quotidien, qui arrivaient dans la vie des gens normaux. Des choses différentes du travail que je faisais dans la publicité et la photographie de mode.
Fernell Franco réalise alors plusieurs séries photographiques saisissantes consacrées aux communautés marginalisées, aux destructions et aux transformations urbaines.
Son style se différencie de celui de la photographie documentaire sociale, qui prédomine alors en Amérique latine, où l’image transmet son message de la façon la plus directe possible ; car Franco instaure un langage visuelsuggestif, fait de ruines décrépites (Demoliciones), de paysages marins déserts (Pacífico), de ballots ficelés (Amarrados), de bicyclettes (Bicicletas), d’architectures et de lieux populaires (Interiores, Billares, Color Popular).
Mettant l’accent sur la qualité expressive de ses photographies, il accentue les contrastes entre ombre et lumière, joue sur le grain de ses tirages et intervient souvent sur ses photographies en les rehaussant au crayon ou à l’aérographe. Influencé par les effets de clair-obscur des films noirs américains et par le cinéma néoréaliste italien qu’il a découverts enfant, Fernell Franco confère à ses œuvres une dimension cinématographique en y intégrant des éléments de narration et de temporalité.
Prostitutas (1970) est l’une de ses plus célèbres séries : elle met en scène des femmes et des jeunes filles travaillant dans l’une des dernières maisons closes de la ville de Buenaventura. En choisissant le noir et blanc et en se servant du photomontage, Franco construit un récit qui décrit la vie quotidienne des prostituées dans toute sa véracité et évoque les forts sentiments de répétition et d’enfermement qui s’en dégagent.
Les séries Interiores, Billares et Demoliciones explorent la rapidité de la modernisation, de l’urbanisation et de la destruction du centre-ville de Cali.
Pour Interiores (série qui marque le début de sa collaboration avec Oscar Muñoz), Fernell Franco photographie les intérieurs autrefois majestueux des vieilles demeures abandonnées et transformées en logements pour les populations pauvres et réfugiées de la Violencia.
Avec Billares, il cherche à capturer l’esprit des anciennes salles de billard de Cali, à un moment où ces importants lieux de sociabilité et de loisirs cèdent la place à des bars à cocktails « modernes ».
Dans la série Demoliciones, le photographe pointe son objectif sur les bâtiments en ruine de Cali afin de rendre compte des violences liées aux cartels de la drogue qui engendrent des destructions massives du patrimoine architectural de la ville. En photographiant ces lieux chargés d’histoire, Fernell Franco évoque non seulement les violences et déplacements subis par la population colombienne mais également la difficulté de préserver la mémoire collective d’un pays.
Contrairement à un grand nombre de ses contemporains dont l’œuvre photographique traduit directement la réalité sociale, ses séries, au croisement de la photographie, du cinéma et de la peinture – sont métaphoriques et picturales. Repoussant les limites de cette photographie traditionnelle, l’artiste s’extrait alors du paradigme documentaire pour constituer une œuvre singulière traduisant son expérience personnelle et subjective du monde contemporain. Il a créé un style, ici exposé, dont on peut ainsi découvrir tous les aspects par ses séries.
On peut noter un parallèle avec les travaux japonais de l'équipe de Provoke autour de Daido Moriyama (et la juxtaposition des deux expositions sur le site n'y est pas pour rien… ), mais sans l'attachement au flou ni à la caméra jetée en l'air pour obtenir un résultat hasardeux; plutôt du côté de la colorisation des images et de re-travail pour leur faire exprimer autre chose. Dans le droit fil des innovations des années 70, avec leur cortèges de bouleversements sémiotiques et politiques. Un maître.
Rétrospective : Fernell Franco, Cali clair-obscur -> 5/06/2016
Fondation Cartier au 261 Boulevard Raspail, 75014 Paris
www.fondation.cartier.com