Speak white ! ou quand le français était le nègre du Canada

"Speak white", "parlez blanc", était l'expression raciste, empruntée aux esclavagistes du sud des USA, lancée par les Canadiens anglophones à celles et ceux qui parlaient français en public, et qui étaient souvent les plus pauvres du pays, considérés comme des "bouseux" et des "arriérés" par l'élite. Une manière de dire aux esclaves qu'ils doivent parler la langue du maître. C'est la source d'inspiration de ce poème de Michèle Lalonde, écrit en octobre 1968, qui a soulevé tout le Québec, en répondant fièrement  à cette injonction à se soumettre. Elle le récite ici sur scène, à Montréal, en 1970. Et c'est comme la tempête. Nous pensons qu'il est bon de rappeler aux français, en cette époque de fièvre nationaliste et de repli sur soi, qu'ils furent parfois, dans certains circonstances, eux aussi une minorité, et souffrirent alors d'être méprisés, montrés du doigt, sommés de s'intégrer, de se conformer. 

Christian Perrot

Le poème a été lu sur la scène de la Comédie canadienne par la comédienne Michelle Rossignol lors d'un spectacle intitulé Chansons et poèmes de la Résistance, par la suite lors des tournées du spectacle, ce fut Michèle Lalonde qui fit la lecture du poème. Le spectacle qui réunissait plusieurs artistes dont Robert Charlebois, Yvon Deschamps et Gaston Miron était organisé pour soutenir la cause de Pierre Vallières et de Charles Gagnon, qui venaient d'être emprisonnés pour leurs activités au sein du Front de Libération du Québec. Speak White est un appui tacite au livre révolutionnaire du journaliste Pierre Vallières « Nègres Blancs d’Amérique », qui venait d’être saisi par la police en vue du procès qu’on voulait lui intenter.

Le 27 mars 1970, pour les besoins du film de l’ONF, Jean-Claude Labrecque a tourné des images lors de la célèbre nuit de la poésie, puisqu'il était interdit de filmer lors du spectacle politique de 1968. Pour l'occasion, on a demandé à Michèle Lalonde de lire son poème afin qu'il puisse être archivé à l’Office national du film du Canada.

Le poème devint rapidement un phare pour la cause du Mouvement souverainiste du Québec et fut publié dans le magazine Socialisme. Quelques années plus tard, le texte donne son nom à un recueil de poèmes publié aux éditions L'Hexagone. Le vers « (...) nous sommes un peuple inculte et bègue » du poème fait allusion au passage « (...) les Québécois sont un peuple sans histoire et sans littérature » publié dans le rapport Durham en 1838.

Le film de Pierre Falardeau & Julien Poulin
d'après le poème ''Speak White'', dit par Marie Eykel

Speak white
il est si beau de vous entendre
parler de Paradise Lost
ou du profil gracieux et anonyme qui tremble
dans les sonnets de Shakespeare

nous sommes un peuple inculte et bègue
mais ne sommes pas sourds au génie d'une langue
parlez avec l'accent de Milton et Byron et Shelley et
Keats
speak white
et pardonnez-nous de n'avoir pour réponse
que les chants rauques de nos ancêtres
et le chagrin de Nelligan

speak white
parlez de chose et d'autres
parlez-nous de la Grande Charte
ou du monument de Lincoln
du charme gris de la Tamise
De l'eau rose du Potomac
parlez-nous de vos traditions
nous sommes un peuple peu brillant
mais fort capable d'apprécier
toute l'importance des crumpets
ou du Boston Tea Party
mais quand vous really speak white
quand vous get down to brass tacks

pour parler du gracious living
et parler du standard de vie
et de la Grande Société
un peu plus fort alors speak white
haussez vos voix de contremaîtres
nous sommes un peu dur d'oreille
nous vivons trop près des machines
et n'entendons que notre souffle au-dessus des outils

speak white and loud
qu'on vous entende
de Saint-Henri à Saint-Domingue
oui quelle admirable langue
pour embaucher
donner des ordres
fixer l'heure de la mort à l'ouvrage
et de la pause qui rafraîchit
et ravigote le dollar

speak white
tell us that God is a great big shot
and that we're paid to trust him
speak white
c'est une langue riche
pour acheter
mais pour se vendre
mais pour se vendre à perte d'âme
mais pour se vendre

ah! speak white
big deal
mais pour vous dire
l'éternité d'un jour de grève
pour raconter
une vie de peuple-concierge
mais pour rentrer chez-nous le soir
à l'heure où le soleil s'en vient crever au dessus des ruelles
mais pour vous dire oui que le soleil se couche oui
chaque jour de nos vies à l'est de vos empires
rien ne vaut une langue à jurons
notre parlure pas très propre
tachée de cambouis et d'huile

speak white
soyez à l'aise dans vos mots
nous sommes un peuple rancunier
mais ne reprochons à personne
d'avoir le monopole
de la correction de langage

dans la langue douce de Shakespeare
avec l'accent de Longfellow
parlez un français pur et atrocement blanc
comme au Viet-Nam au Congo
parlez un allemand impeccable
une étoile jaune entre les dents
parlez russe parlez rappel à l'ordre parlez répression
speak white
c'est une langue universelle
nous sommes nés pour la comprendre
avec ses mots lacrymogènes
avec ses mots matraques

speak white
tell us again about Freedom and Democracy
nous savons que liberté est un mot noir
comme la misère est nègre
et comme le sang se mêle à la poussière des rues d'Alger ou de Little Rock

speak white
de Westminster à Washington relayez-vous
speak white comme à Wall Street
white comme à Watts
be civilized
et comprenez notre parler de circonstance
quand vous nous demandez poliment
how do you do
et nous entendes vous répondre
we're doing all right
we're doing fine
We
are not alone

nous savons
que nous ne sommes pas seuls.

Michèle Lalonde