De la porosité des traductions, par Claro

Les traductions sont-elles poreuses? Hier, alors que je relisais ma traduction du chapitre 5 de Jerusalem, le roman d'Alan Moore, je bute un peu sur une phrase où il est fait mention d'une sorte de dragon vert qui boude dans une tourbière, lequel dragon est exposé apparemment dans une taverne de Londres.

Bon, on est en 810 après JC dans ce chapitre, et Londres n'est pas encore tout à fait Londres, et c'est un moine qui croise ledit dragon lors d'un long périple. Donc, le dragon "boude" – en anglais, "sulk". Autrement dit – car la traduction est souvent affaire d'un "autrement dit" – notre bestiole végète, d'humeur maussade. Ça sent le fossile à plein nez, mais bon, le traducteur n'est pas là pour ôter la poussière et cureter la crasse. (Bien sûr, le dragon est un des emblèmes de Londres, et on trouve dans la capitale anglaise pléthore de statues dragoniformes…). Bref, tout ça pour dire que, délaissant quelques instants ma révision pour m'aérer les bronches oculaires (activité indispensable dès qu'on piétine en traduction…), j'ouvre un livre que je viens de recevoir par la poste, un petit volume intitulé Une autre terre, écrit par Bruno Sibona, et que l'éditeur a eu la gentillesse de m'envoyer (je l'en remercie ici).

J'ouvre donc le livre en question. Le premier texte qui compose le recueil s'intitule "Au courant de Tamise", en voici le début, vous allez vite comprendre le comment du pourquoi (et aussi le pourquoi du comment, tant qu'à faire):

"London Bridge : Le Pont de Londres, tout près de la première chaussée construite par les Romains du temps où le fleuve était beaucoup plus large et moins profond, à l'emplacement de l'emporium fondé par les indigènes, un rassemblement de longues huttes qu'ils appelaient Lundn et qu'ils approchaient en canoës. Longtemps, le fortin en barrant l'entrée s'est orné de têtes coupées de rebelles, une tradition qui s'est perpétuée jusqu'au jour où il y récupéra la sienne pour la donner au dragon vert, celui qui sommeille dans la glaise sous les piles."

On signalera au passage qu'il existe à Londres, dans le quartier de Southwark, un coin appelé Green Dragon Court. Et on conseillera vivement au lecteur de s'enfoncer dans le livre-strate de Sibona, dont je reparlerai bientôt. Mais le fait est que les chances pour que le dragon de Moore saute d'un bond d'un seul pour atterrir, quelques minutes plus tard, entre les pages du livre de Sibona, étaient minces. Il faudrait donner un nom à ce phénomène migratoire. A ce passage, ce glissement. A ce hasard objectif qui permet aux livres de se saluer dans l'ombre de leurs différences. Allons, soyons fous, forgeons un mot de toute pièce. Et appelons ce discret miracle une… une… translation. 

CLARO

Bruno Sibona, Une autre terre, PhB éditions, 9 €


Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Son dernier livre : "Comment rester immobile quand on est en feu" vient de sortir aux Editions de l'Ogre. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.