La femme qui avait perdu son âme (on soupçonne l'Amérique de lui avoir volée)

Voilà l’occasion de ressortir le concept insaisissable du grand roman américain que l’on ne manquera sans doute pas d’accoler, ici ou là, au livre de Bob Shacochis. Grand roman américain ? Allez savoir… Grand roman de l’Amérique de la Guerre Froide à nos jours, très certainement. Et sans doute aussi parce qu’il ne se déroule aux États-Unis qu’à la marge. Partis d’Haïti en 1996, on passera à la Croatie de 1944-1945 avant de faire un long détour par Istanbul dans les années 1980 et de revenir en Amérique sans négliger quelques petites escapades annexes et quelques aller-retours chronologiques. 

Haïti, dans l'atelier d'Artistes Résistants

Haïti, dans l'atelier d'Artistes Résistants

Cette femme à la recherche de son âme, c’est Jackie Scott, aussi connue sous les noms de Renee Gardner, Dottie Chambers et Dorothy Kovacevic. C’est son cadavre qui a été ramassé sur une route haïtienne en 1998 et ce sont les conditions de sa mort que l’avocat Tom Harrington, qui l’a connue, doit éclaircir. Eville Burnette, soldat des forces spéciales engagées en Haïti entre 1994 et 1996 au sein de la force de maintien de la paix mise en place par les Nations Unies, a lui aussi connu la jeune femme et, comme Tom Harrington, cherche à percer le mystère qu’elle constitue pour lui.

Insaisissable pour les hommes tout comme pour elle-même, ayant vécu la plus grande partie de sa vie hors de son pays, Dottie – appelons-la ainsi – est pourtant au cœur de l’Histoire grise des États-Unis.

« Dans une fulguration de pure clarté, elle comprit aussi que sa vie entière – sa pluralité, le défi de ses improvisations élémentaires, toute cette collection de lieux d’habitation, d’endroits et d’amis, les langues qu’elle apprenait volontiers pour atténuer son caractère étranger – avait été conçue pour faire d’elle un caméléon professionnel, et elle se résolut au fait qu’elle était destinée à vivre de cette façon, comme une actrice dans un théâtre sans mur ni limites ni public. »

Complexe et d’une extrême densité, le roman de Bob Shacochis recèle une multitude de niveaux de lectures. Chacun y trouvera sans doute le ou les siens – et certains autres, certainement, n’en trouveront aucun – du roman d’espionnage au drame familial intime en passant par la fable politique acérée et la quête existentielle teintée de religiosité. C’est tout cela qui fait que de nombreuses critiques parlent de La femme qui a perdu son âme comme d’un roman total. C’est en tout cas un roman impressionnant par son ambition et la manière dont Shacochis la met en œuvre : faire à travers les yeux d’une femme et de ceux qui la regarde, un portrait lucide, bienveillant parfois et sans concession souvent de l’Amérique et de la manière dont elle a participé à la mise en place du chaos mondial actuel. Innocentes jusqu’à un certain point, lestées par un lourd héritage, Dottie comme l’Amérique n’en possèdent pas moins un libre arbitre et font des choix conscients. Il y a aussi, enfin, derrière tout cela la question de la violence des rapports entre hommes et femmes et de leur cruel déséquilibre.


De ce monde et de cette humanité éclatés, Bob Shacochis disperse les fragments avant de guider le lecteur pour qu’il puisse les rassembler à sa façon. Là encore, ce qui caractérise La femme qui a perdu son âme, c’est la manière dont l’auteur laisse la possibilité au lecteur de dessiner sa propre carte et d’en tirer les informations qu’il désire. C’est diablement brillant, d’un accès pas forcément aisé mais propre à stimuler l’intelligence du lecteur sur laquelle compte incontestablement Shacochis. Belle et louable ambition qui ne peut que séduire.

Bob Shacochis, La femme qui avait perdu son âme (The woman who lost her soul, 2013), Gallmeister, 2016. Traduit par François Happe. 793 p.
Source du papier= encore du noir