Se perdre avec Julien Gracq en voyages-surprises et soirs bordés d’églantines
Après « Au château d’Argol » (1939) et « Un beau ténébreux » (1945), c’est en 1946 que Julien Gracq concrétise son excursion avouée dans la poésie (en prose) avec cette publication (toujours chez José Corti) de textes mêlant des inédits à certains déjà parus en revue depuis 1943, publication qui verra l’adjonction de nouveaux éléments au fil des éditions, jusqu’à la version finale de 1969. Encore très proche alors tant de ses études de géographie que de ses amitiés surréalistes, c’est sans doute ici que l’auteur explore avec le plus de détermination la manière dont la poésie peut jaillir très directement de cartes et de paysages transfigurés par un regard, réel ou imaginaire (il faut lire les pages que consacre Emmanuel Ruben à ce processus chez Julien Gracq, dans son excellent essai de 2015, « Dans les ruines de la carte »).
Gêné que je suis toujours, sur les lisières d’une ville où cependant il serait pour nous d’une telle séduction de voir par exemple les beaux chiendents des steppes friser au pied même de l’extravagance priapée des gratte-ciel, déçu par le dégradé avilissant, la visqueuse matière interstitielle des banlieues, et, sur les plans, leurs cancéreuses auréoles, je rêve depuis peu d’une Ville qui s’ouvrît, tranchée net comme par l’outil, et pour ainsi dire saignante d’un vif sang noir d’asphalte, à toutes ses artères coupées, sur la plus grasse, la plus abandonnée, la plus secrète des campagnes bocagères. (« Pour galvaniser l’urbanisme »)
De la ville de Saint-Nazaire à la barrière de Ross, de Venise à la Transbaïkalie, de Saint Petersbourg à la rivière Susquehannah, de Truro à Paris, du Sertalejo à la Flandre hollandaise, Julien Gracq arpente et hante des lieux, intimement connus ou jamais visités, entr’aperçus depuis la fenêtre d’un train ou rêvés à travers – uniquement ou presque – les sonorités de leurs noms. S’il y a peut-être dans les premiers de ces textes des traces d’écriture automatique, d’expérimentation joyeuse, de volonté de laisser d’abord cours au flot – toutefois éminemment retravaillé – de libres associations naissant fugitivement de la conjonction d’un nom propre (qu’il désigne un fleuve sibérien ou une rivière amérindienne), un travail d’une extrême précision enveloppe l’ensemble du recueil, le protégeant du pur hasard, ne lui gardant in fine que les plus puissantes de ces évocations, hommages discrets ou avoués en exergue, dans une autre langue, à Rimbaud ou à Lautréamont, comme le paquebot Normandie en construction domine les toitures de la ville pour s’affirmer en vraie cathédrale de Saint-Nazaire.
Comme la figure de proue d’un vaisseau à trois ponts fourvoyé dans ce port de galères, au-dessus de la Méditerranée plate dont le blanc des vagues semble toujours fatigué d’un excès de sel se levait pour moi derrière une correcte, une impeccable rangée de verres à alcools, le visage de cette femme violente. Derrière, c’était les grands pins mélancoliques, de ceux dont l’orientation des branches ne laisse guère filtrer que les rayons horizontaux du soleil à cette heure du couchant où les routes sont belles, pures, livrées à la chanson des fontaines. On entendait dans le fond du port des marteaux sur les coques, infinis, inlassables comme une chanson de toile au-dessus d’un bâti naïf de tapisserie balayé de deux tresses blondes, circonvenu d’un lacis incessant de soucis domestiques, avec au milieu ces deux yeux doux, fatigués sous les boucles, la sœur même des fontaines intarissables. On ne se fatiguait pas de boire, un liquide clair comme une vitre, un alcool chantant et matinal. mais c’était à la fin un alanguissement de bon aloi, et tout à coup comme si l’on avait dépassé l’heure permise – surpris le port sous cette lumière défendue où descendent à l’improviste pour un coup de main les beaux pirates des nuits septentrionales, les lavandières bretonnes à la faveur d’un rideau de brumes – c’était tout à coup le murmure des peupliers et la morsure du froid humide – puis le claquement d’une portière et c’était la sortie des théâtres dans le Petrograd des nuits blanches, un arroi de fourrures inimaginable, l’opacité laiteuse et dure de la Baltique – dans une aube salie de crachements rudes, prolongée des lustres irréels, la rue qui déverse une troïka sur les falaises du large, un morne infini de houles grises comme une fin du monde – c’était déjà l’heure d’aller aux Îles. (« Les nuits blanches »)
J’aime tout particulièrement l’idée de Bernhild Boie (dont la notice de l’édition La Pléiade est, à nouveau, remarquable), constatant au fil de ces poèmes en prose le formidable réservoir d’images et d’associations subtilement incongrues que se constitue ici, au fil de l’eau, Julien Gracq.
« Liberté grande » nous apparaît rétrospectivement comme une réserve d’images, de tonalités, d’impressions qui vont prendre de l’ampleur ou revêtir d’autres formes dans l’œuvre à venir : thème de l’attente et de l’appareillage, villes et civilisations qui retournent à l’état de nature, femmes enfants et femmes tentatrices, théâtre, passages, frontières. Ce recueil de poèmes est aussi un carnet d’esquisses.
Il y a une magie évidente, instantanée, semblant à chaque instant s’affranchir avec aisance du travail souterrain de la langue, dans la manière dont l’auteur alors âgé d’une trentaine d’années insuffle le mystère dans l’anodin, alerte la lectrice ou le lecteur d’un potentiel insoupçonné dans ce qui s’offre benoîtement au regard, suggère – déjà – l’histoire qui emprisonne et le drame qui ne somnole que d’un œil sous la frivolité apparente d’une fête nocturne ou d’un regard comme jeté en passant.
Devant le perron du casino, deux avenues immaculées, escarpées, majestueuses, entrecroisaient une courbe à double évolution ; lancées comme dans un toboggan, moteur calé, des voitures en ramenaient, vers les jolies banlieues verticales, les derniers fêtards sur le rythme doux des aérolithes, la lumière électrique, si pauvre toujours et si grelottante sur les rues blanches, je l’ai vue s’enrichir de sous-entendus d’au-delà, de magnifiques points d’orgue à chaque pli de la neige, plus suspecte et plus que les plaines de toutes les Russies lourde, pouvait-on croire, de cadavres de contrebande sous cet éclairage pestilentiel. (« Pour galvaniser l’urbanisme »)
Il y avait, toujours chargé au plein cœur de la ville, ce quartier tournant projetant par saccades vers les routes de banlieue le flot de ses voitures comme le barillet d’un revolver. C’est de là que nous partions pour les voyages-surprises et les soirs bordés d’églantines, les beaux matins des documentaires de pêche à la truite qui brassent à poignées tout un saladier de pierreries. Les doigts serrés sur le bordage de tôle, et le fleuve d’air sculptant un bec d’aigle et la majesté d’une figure de proue sous le casque de toile blanche. Au bout des robes blanches sur chaque boulevard d’huile noire, une forêt qui s’ouvre en coup de vent comme la mer Rouge – à l’enfilade de chaque flaque solaire, le lingot de glace que tronçonnent les massifs d’arbres – au bout de chaque branche, une fleur qui se déplie dans un claquement de linge – au bout de chaque bras, la rose brûlante d’un revolver. (« Gang »)
Incursion quasiment unique, dans l’œuvre de Julien Gracq, sur le terrain de la poésie s’affirmant officiellement comme telle, ce recueil – dont les textes seront souvent à la source de nombreux travaux de « La forme d’une ville » ou des « Lettrines » – irrigue pourtant l’ensemble de l’écriture romanesque et essayiste de l’auteur, jusqu’au bout, et mérite bien davantage que le relatif oubli où il semble parfois confiné.
Liberté Grande de Julien Gracq aux éditions José Corti
Coup de cœur de Charybde2
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