La mythologie des êtres minuscules

Fascination majuscule pour des êtres minuscules

Né d’un père irlandais et d’une mère grecque, Lafcadio Hearn (1850-1904) vécut sans attaches familiales dans plusieurs villes européennes et américaines, notamment à la Nouvelle-Orléans, avant de débarquer au Japon en 1890. Cet apatride trouve enfin au Japon un pays qui deviendra le sien, il prendra la nationalité et le nom de Koizumi Yakumo en 1896, et enseignera la littérature anglaise à l’université de Tokyo, sans jamais toutefois maîtriser totalement la langue japonaise.


Les «Fantômes du cinéma japonais» de Stéphane du Mesnildot m’ont donné un premier aperçu de l’étrange destinée de cet écrivain, son arrivée tardive dans une société et une culture japonaise qui l’ont fasciné, une compréhension essentielle pour apprécier ce livre, des études sur les insectes parsemés de poèmes, de folklore, de traditions et de mythologie japonaise et occidentale, où Lafcadio Hearn explore la place que ces petites bêtes occupent dans la société et l’imaginaire japonais, célèbre l’acuité du regard des poètes et interroge les divergences entre les cultures occidentales et japonaises.

Cette place particulière des insectes dans la vie et les traditions est selon Hearn liée à la cosmogonie bouddhiste, à la croyance dans le cycle des réincarnations et ainsi dans une forme de continuité entre tous les êtres vivants, insectes inclus. Dans ce recueil qui fourmille de curiosités, où le lecteur est gagné par la curiosité et l’enthousiasme de l’auteur au fil des pages, les essais sur les lucioles et les insectes musiciens, inspirés par le goût de Lafcadio Hearn pour l’étrange et par sa fascination pour la perception du vivant chez les bouddhistes, se distinguent par la poésie singulière de ces insectes-astres ou chanteurs, par la beauté des images et des traditions auxquels ils se réfèrent, et par leur mystère tendant parfois vers le grotesque.

«Deux espèces de lucioles sont très largement répandues au Japon ; ce sont celles dont les noms usuels sont genji-hotaru et heiké-hotaru, c’est-à-dire la luciole Minamoto et la luciole Taira. D’après la légende, ces lucioles sont les fantômes des vieux guerriers Minamoto et Taira ; même sous la forme d’insectes, ils se souviennent de l’effroyable lutte de leurs clans au XIIe siècle, et tous les ans, la vingtième nuit du quatrième mois, ils se livrent une grande bataille sur le fleuve Uji. C’est pourquoi il est de règle, ce soir-là, de mettre en liberté toutes les lucioles que l’on gardait en cage, afin de leur permettre de prendre part à l’engagement.» (Lucioles)

«On l’aura remarqué, une majorité de poèmes cités ici se réfère à l’automne et aux sensations qu’il procure. Les poètes japonais ne sont certainement pas insensible à la mélancolie bien réelle de cette saison – réapparition étrange et vague, année après année, d’une douleur ancestrale : chagrin obscur et atavique qui résulte des millions de souvenirs associés, par-delà les siècles et les millénaires, à la mort de l’été. Pourtant, les expressions de cette mélancolie se réfèrent pratiquement toutes à la douleur de la séparation. Les couleurs qui changent, les feuilles qui tourbillonnent, le gémissement spectral des insectes : l’automne symbolise pour les bouddhistes l’impermanence, la certitude du deuil, la douleur qui s’attache à tout désir et la tristesse de la solitude.
Mais quand bien même ces poèmes sur les insectes ne seraient destinés qu’à exprimer le spectre de l’émotion amoureuse, ne sont-ils pas non plus le reflet des empreintes les plus subtiles que la nature – la nature pure et sauvage – laisse dans notre imagination et nos souvenirs ? La place accordée à la musique des insectes, tant dans les foyers que dans la littérature du Japon, démontre que la sensibilité esthétique de ce pays s’est développée dans des contrées que nous n’avons pas encore explorées, ou si peu. Et l’étal chantant du marchand d’insectes dans quelque festival nocturne ne proclame-t-il pas une compréhension universelle et populaire des choses qui n’est, en Occident, perçue que par nos poètes les plus rares : le plaisir mêlé de douleur que procure la beauté de l’automne, l’étrange douceur des voix de la nuit, la résurrection magique du souvenir par les échos des forêts et des chants ? Nous avons sûrement quelque chose à apprendre du peuple dans l’esprit duquel le simple chant du grillon peut éveiller tout un féérique essaim d’images folles, tendres et fragiles. Nous pouvons nous enorgueillir d’être leurs maîtres en matière de technique, leurs professeurs en tout ce qui concerne l’artificiel et ses divers degrés de laideur. Reste que pour la connaissance de la nature, le sentiment des joies et des beautés de la Terre, ils nous dépassent, à l’instar des Grecs de l’Antiquité. Et cependant, ce n’est peut-être que lorsque notre industrialisation, aveugle et brutale, aura saccagé et stérilisé leur paradis – substituant en tous lieux l’utilitaire, le banal, le vulgaire, le totalement hideux à la beauté – que nous commencerons, avec une stupéfaction accablée, à comprendre vraiment le charme de ce que nous avons détruit.»
(Insectes musiciens)

La poésie et la mélancolie d’un autre texte (Sémi), consacré aux vertus et au chant des cigales, a directement inspiré l’ouverture du «Grand vivant» de Patrick Autréaux.

Le premier recueil de ces textes fut publié en 1921 grâce à Masanobu Ôtani, ancien élève de Lafcadio Hearn et guide de l’auteur sur les traces des insectes très présents dans les traditions et la poésie japonaise. D’autres textes portant sur les insectes dans la poésie britannique, française et grecque, où l’auteur rapproche la sensibilité poétique et du vivant des Japonais et des Grecs, ainsi que trois textes de l’époque de la Nouvelle Orléans, complètent ce recueil traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel, Marc Logé et Joseph de Smet pour les éditions du Sonneur.

L’excellente chronique de Nébal sur son blog est ici.

Insectes de Lafcadio Hearn aux éditions du Sonneur
Coup de cœur de Charybde2
Pour acheter ce livre chez Charybde, c’est par là.

Nous fêterons dignement la parution de ce livre lors d’une soirée le 8 mars prochain à la librairie Charybde. Cette soirée prendra la forme d’un duel homérique Insectes contre Chats, en présence d’Anne-Sylvie Homassel pour les insectes et de Jean-Luc André d’Asciano pour les chats.