La baïonnette, une histoire tranchante de l'escrime de guerre
Fasciner : après un très bref historique, le décryptage de la place qu’a pu prendre, tout spécialement en France, la doctrine du combat à la baïonnette, entre les campagnes napoléoniennes et la première guerre mondiale, principalement à travers le décortiquage du contenu et de la diffusion de la méthode de Joseph Pinette, et de ses émules, et la mise à nu du sens de l’incorporation de cette escrime dans la doctrine « officielle », aussi tard qu’en 1911 et en 1914, éclairent d’un jour singulier l’emprise de l’idéologie sur les réalités du combat, et la manière dont une forme d’engagement au corps à corps au fond plutôt anecdotique en vient, plus ou moins subrepticement, à occuper les pensées des états-majors au point d’en modeler les tactiques, si ce n’est les stratégies. En ce sens, cette « Baïonnette » constitue bien une puissante contribution à l’histoire de l’imposture que fut la notion de furia francese entre 1870 et 1914 – qui sombra globalement corps et biens dans les champs de coquelicots de la Meuse, de l’Aisne ou de l’Oise, sous les tirs des mitrailleuses Maxim -, et à celle des aveuglements militaires, en général.
Dérouter : le degré maniaque et gentiment obsessionnel de description de cette escrime particulière elle-même, de ses figures imposées (qui résonneront davantage encore pour le praticien ou l’amateur déjà familiarisés avec les termes techniques en vigueur dans le fleuret et, plus encore, dans l’épée), l’abondance des schémas et des illustrations, l’intense développement consacré à l’entraînement physique et à la transformation d’une technique guerrière en simulation sportive, puis en archéologie d’une forme d’histoire « grandeur nature », créeront sans doute pour beaucoup de lectrices ou de lecteurs un sentiment bizarre d’irréalité joueuse, assez proche finalement de ce que l’on peut ressentir à la lecture de l’excellent « Éloge de la pièce manquante » d’Antoine Bello, en parcourant les arcanes sportifs et imaginaires du puzzle de vitesse.
La médiatisation des campagnes napoléoniennes orchestrée par l’Empereur lui-même laissa un souvenir durable dans l’esprit des citoyens. Aux yeux du Français du XIXe siècle (bien que des parallèles soient observables partout en Europe en même temps), une armée – qui plus est une armée victorieuse – est avant tout composée de soldats héroïques, dont les exploits, les faits d’armes mis en exergue par la propagande impériale, assurent la victoire autant que la moisson d’honneurs. À une époque où les affrontements à l’arme blanche, sabre ou baïonnette, à pied ou à cheval, étaient encore majoritaires, fut ainsi ancré dans l’esprit des populations l’image chevaleresque du soldat et de sa fidèle « lame » qui triomphe au corps à corps.
Cette image perdura tout au long de ce siècle, et fut encore plus utilisée après la défaite de Sedan : l’esprit nationaliste et revanchard de l’après-défaite inscrivit l’image du combattant français, avec son savoir martial et sa furia francese, comme l’illustration parfaite de toutes les valeurs « françaises », alors que le soldat s’en remettant au tir n’était que le rouage huilé et soumis d’une industrie sans valeur. Corthey fera d’ailleurs de ce sujet un pamphlet, résumant parfaitement cet état d’esprit.
On regrettera peut-être que le compte-rendu des plagiats nombreux dont fut affecté le travail de Joseph Pinette, ou le détail des techniques d’époque – et contemporaines – de simulation militaire et sportive du combat à la baïonnette (s’expliquant aussi par l’inscription de l’ouvrage au sein du corpus vivant des « Arts Martiaux Historiques Européens » (AMHE)), l’ait largement emporté in fine sur une poursuite de la mise en perspective militaire sur la période 1918-1945 : expédiée en quelques paragraphes, et renvoyant sagement à l’étude décisive de Roger D.C. Evans, publiée en 1985 au Royaume-Uni, cette actualisation du propos aurait permis de mieux rendre compte des images saisissantes et largement authentiques que le spectateur contemporain peut glaner dans des travaux abondamment documentés tels que le film « Saving Private Ryan » ou les mini-séries « Band of Brothers » et « The Pacific », et de mieux comprendre le sens d’actions telles que la charge à la baïonnette effectuée par deux sections de la 101e aéroportée à Carentan en juin 1944.
On pourrait croire que l’escrime à la baïonnette disparut de facto avec la perte de son utilité sur le champ de bataille. Pourtant, il existe de nombreuses survivances de cet art. En France, on continua de pratiquer l’escrime à la baïonnette telle qu’elle était en 1918 dans des écoles militaires comme celle de Joinville-le-Pont. Cette pratique, totalement déconnectée de tout usage réaliste, et encore liée aux anciens simulateurs, s’appuyait surtout sur une tradition sportive.
Mais les évolutions de l’escrime ne s’arrêtèrent cependant pas là, et c’est bien souvent en dehors de la France que se poursuivit la pratique : aux États-Unis, en URSS, mais aussi en Israël, on continua à enseigner durant le XXe siècle des disciplines nommées bayonet fighting, combat à la baïonnette.
Étude à la fois précieuse et bizarrement inquiétante par certains des angles obsessionnels retenus, cette « Histoire d’une escrime de guerre » rejoint ainsi le petit panthéon des somptueux et baroques essais dont les éditions L’œil d’or ont désormais le secret.
La baïonnette – Histoire d’une escrime de guerre de Julien Garry, édition L’œil d’or
Charybde2
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