Céline Minard escalade le Grand jeu - alpinisme et littérature
Je peux, seule, grimper en m’auto-assurant. C’est long et technique mais c’est possible. Quand je suis sur une paroi, je peux utiliser cette corde, ces pitons et ce grigri qui bloquera ma chute et maintiendra la vitesse acceptable et le juste intervalle entre mon corps et les roches au fond du gouffre. Sur quels pitons, avec quel grigri, sur quelle corde arrimer la marche d’une vie ? Comment maintenir la bonne distance avec ce qui arrive, au moyen de quoi ? De quelles règles, de quel guidage et comment les évaluer ?
Être vigilant, se placer où il faut dans les conditions optimales. Ni en danger ni hors de danger.
Les nuages, la pluie, la roche, les semis, les bois, les corps, sont des guides savants.
Je ne suis pas détachée par erreur, ni par lassitude, ni par aveuglement. Je travaille à mon détachement. Je suis en pleine santé.
Dans « Le dernier monde » (2007), Jaume Roiq Stevens perdait accidentellement et mystérieusement l’ensemble de ses semblables, ses frères, ses ennemis, et errait solitaire à la surface dantesque d’une Terre désertée. Dans « Bastard Battle » (2008), un fil ténu et tranchant tente de tester le vivre ensemble bonhomme du villageois et la solitude zen acérée du combattant (enjeu qui était déjà, de plus d’une manière, au centre du modèle avoué, « Les sept samouraïs » d’Akira Kurosawa) Dans « Faillir être flingué »(2013), les nombreux protagonistes amenaient sur la Frontière leurs espoirs et leurs explications, et créaient ensemble, fût-ce aux forceps, dans le choc des singularités, une redoutable utopie ambiguë, pour paraphraser à dessein l’Ursula K. Le Guin des « Dépossédés ». Dans « KA TA »(2014), avec l’aide de la plasticienne Scomparo, l’art japonais du sabre devenait lui-même le héros d’une mise en scène extrêmement minutieuse du perfectionnisme, de l’obsession et de l’orchestration du sens de la vie incarné à chaque instant en ultime combat.
Sous des formes variées dont l’inlassable foisonnement, en soi, nous réjouit, mobilisant le western comme le récit science-fictif de fin du monde, le roman médiéval comme le film d’arts martiaux, une bonne partie de l’œuvre à date de Céline Minard célèbre les noces hétérodoxes des quêtes de sens et des désirs d’équilibre, et questionne par les angles les plus abrupts leur possible compatibilité, intime et métaphysique.
Les cinq hommes sont repartis avant que le soleil ne passe derrière la montagne. Le pilote préfère éviter les vols de nuit et les huit voyages qu’il a effectués aujourd’hui avec ces longues minutes de stationnaire précis ont requis suffisamment de son attention pour qu’il ait envie de se détendre dans la vallée. Les quatre techniciens étaient dans cet état de fatigue euphorique que procure le travail accompli, ils ne pensaient qu’à redescendre, prendre un peu de repos, retrouver leur foyer. De mon côté, je n’aurais pas apprécié outre mesure de devoir leur offrir l’hospitalité et peut-être l’ont-ils senti. Ce qui est sans importance.
J’ai confié au pilote l’ultime paiement (en espèces) qui met un terme à mon projet, qui n’en est plus un, puisqu’ils m’ont aidé à le réaliser.
Ils n’auront pas à revenir pour raccorder les panneaux photovoltaïques aux batteries, je le ferai moi-même, pour l’ensemble de la structure et pour le module sanitaire installé quelques dizaines de mètres plus bas.
Quand le bruit de l’hélicoptère a été absorbé par la distance, j’ai senti l’épaisseur de l’air et j’ai pu voir le tube de vie dans lequel je vais désormais m’abriter et passer mes jours, si ce n’est mes journées.
Avec ce « Grand Jeu », publié chez Rivages en août 2016, Céline Minard se propose de nous emmener encore un cran plus loin dans cette formidable, décisive exploration du vivre seul et du vivre ensemble, et emprunte pour ce faire deux passerelles ici merveilleusement inattendues, mobilisant le nature writing et le récit d’alpinisme, les plaçant sans ambiguïté sous les signes conjugués de René Daumal, de Roger Gilbert-Lecomte, de Robert Meyrat et de Roger Vailland, les poètes fondateurs de la revue « Le Grand Jeu » en 1928, menant in fine à ce fort paradoxal aboutissement inachevé que fut « Le mont Analogue » en 1939.
Quête métaphysique de dépassement mystique nourri à la sagesse orientale et à l’ivresse obtenue par tous les moyens, l’aventure des compagnons de René Daumal (qui – coïncidence ? -, s’acheva au sanatorium du plateau d’Assy, au cœur de ces Alpes incarnées peut-être ici toutefois par les Bauges ou la Belledonne plutôt que par le massif du Mont-Blanc) est ici totalement transfigurée et concentrée, en 180 pages implacables.
Ce journal d’une narratrice anonyme que nous confie Céline Minard s’interrompt lui aussi brutalement, nous laissant avec nos questions non résolues et le fourmillement d’indices d’une issue possible au puzzle insondable – à chaque lectrice et à chaque lecteur de trier dans le dense amoncellement, à la fois chaotique comme un pierrier et monstrueusement structuré comme l’équipement d’une voie ardue, ce qui relève de l’éclair visionnaire et ce qui renvoie à l’ivresse de l’altitude ou de l’abus de rhum.
Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. (Roger Gilbert-Lecomte, Le Grand Jeu, avant-propos du premier numéro de la revue, 1928).
Assurant le plus souvent méticuleusement son récit comme elle sécurise chaque prise dans ses escalades, la narratrice nous confie à travers ces pages la recherche d’isolement total, la construction de son abri ultra-moderne installé à flanc de montagne, l’organisation attentive de sa survie par l’équipement d’alpinisme, le matériel agricole artisanal mais hautement efficace, l’anticipation énergétique et la douce obsession de la mise en ressource durable de son environnement immédiat, aussi hostile soit-il en apparence.
La plaque de cuisson est conçue pour fonctionner de deux à trois heures par jour. Couplée au dispositif qui permet de fondre et de traiter la neige, elle consommera vingt à vingt-cinq pour cent de l’énergie produite. Tous les éclairages sont des leds intégrés à la paroi. Une batterie est dédiée à la recharge d’un ordinateur ou d’un téléphone cellulaire.
En cas d’urgence.
J’ai dessiné la bibliothèque, la couchette, les assises et la table. Ces éléments sont partie prenante de la structure. La table peut se rabattre et glisser dans un rail sur toute la longueur de la pièce. Les assises latérales, situées de part et d’autre de l’œil-de-bœuf, sont amovibles. La couchette est fixe. La bibliothèque également, en partie. Un cube indépendant de soixante-dix centimètres de hauteur peut faire office de table basse ou de siège, il contient un coussin rond bourré de kapok et un tapis de huit millimètres d’épaisseur. Deux placards intégrés sont destinés aux vêtements, la vaisselle est contenue sous l’évier. La carabine et les munitions sont sur le rayonnage au-dessus de la porte. Les skis se remisent en entrant dans le coffre vertical au-dessus d’un compartiment prévu pour contenir trois paires de chaussures. Un stand recevra mon violoncelle quand j’aurai renvoyé son étui rigide dans la vallée. Il est en bois de hêtre comme l’arrêt de pique. Il s’harmonise avec l’habillage de chêne plaqué, ignifugé et hydrofugé, des parois internes et du mobilier encastré. Les portes comme dans un bateau, il faut lever le pied pour les passer.
C’est une belle planque.
Aujourd’hui a eu lieu la dernière rotation nécessaire à mon installation.
J’ai commencé à remplir mes cahiers.
Malgré cette mise en place digne de la « Mission Banquise » (2002) de Jean-Louis Étienne, cette quête forcenée d’isolement n’est pas une recherche scientifique. Malgré son organisation de survie et son extrême attention à l’environnement dignes de l’ « Indian Creek »(1993) de Pete Fromm, elle ne naît pas davantage d’une soudaine envie de communion avec la nature ou de test de limites personnelles.
Passé les derniers blocs, la pelouse alpine déroule sa pente, lisse et régulière jusqu’aux abords des pins où elle rencontre des landines rases et des landes fraîches tapissées de rhododendrons. J’ai tour à tour côtoyé et suivi de l’oeil le torrent pour le rejoindre à son embouchure sur la gravière qui borde ce côté du lac. L’eau glaciale, transparente, laisse voir les truites qui maraudent entre les pierres. Un gros tronc gris passe par-dessus le déversoir du torrent qui bouillonne en se jetant dans l’eau plane du chaudron. Il est suffisamment large pour qu’on puisse s’y asseoir avec une ligne et une boîte de teignes en restant discrètement à couvert. Les poissons affectionnent les arrivées d’eau qui leur procurent une nourriture plus variée que celle des fonds, je reviendrai. Sur la rive gauche, la gravière se poursuit sur une centaine de mètres, bordée d’un côté par la lame coupante de l’eau et de l’autre, par le sous-bois de pin dont le sol craque et bruit sous les pas. Puis brusquement, elle grimpe aux flancs du cirque et se perd dans les rochers.
Comme elle le laisse à l’occasion entendre au gré des entretiens, Céline Minard construit bien ici une expérience de pensée, à l’authentique sens philosophique du terme, mais veille à en masquer les tenants et les aboutissants sous des couches indispensables de protection. Si la narratrice, dans son journal, nous avoue sans aucune ambiguïté l’objet apparent de sa quête, le compte-rendu quotidien secrète lui-même nombre d’interrogations pour la lectrice ou le lecteur, parallèles ou obliques par rapport à ce que la recluse volontaire est venue chercher en ces lieux.
Il n’y a pas, n’est-ce pas, de promesse sans contrepartie ? Ou il y en a ? Je ne vois pas.
La meilleure menace est celle qui se passe de son exécution, parce que c’est là précisément que réside son pouvoir, la pression qu’elle exerce : ne pas se réaliser.
Est-ce refuser l’autorité à celui qui l’exige par la menace, c’est précisément s’approprier ce qu’il demande ? Est-ce pour cette raison qu’il est impossible d’ignorer une menace ? Plus encore qu’une promesse.
L’autorité : le grand jeu de l’humanité ?
Obsessionnellement zen dans son approche, mais manifestement déchirée le plus souvent entre le Gregory Bateson de « Vers une écologie de l’esprit » (en 1972, avant qu’il ne sombre à son âme défendante dans l’école de Palo Alto et ne fournisse à titre posthume la matière première à ces terrifiants rayons d’ouvrages dedéveloppement personnel, emblématiques du capitalisme tardif) et le Konrad Lorenz de « L’agression, une histoire naturelle du mal » (1966), la narratrice révèle sa fort paradoxale fragilité en appliquant une véritable théorie des arts martiaux à l’alpinisme – ce qui se comprend fort bien – et à l’agriculture raisonnée – ce qui sème un doute. Sur ces hauts plateaux, il y a des failles – et la narratrice est peut-être bien plus proche du « Pas Liev » de Philippe Annocque qu’elle ne voudrait se l’avouer, le cas échéant.
À midi quand je travaille au jardin, je me baigne dans le lac. Brièvement. L’eau est glacée, saisissante, elle régénère en profondeur. Dix minutes de bain et c’est la fatigue d’une matinée entière qui s’efface des fibres, elle clarifie l’esprit. Je me sèche, me rhabille et monte m’asseoir sur un muret au soleil pour manger. Des fourmis plein les mains. J’ai hâte d’avoir des légumes frais à disposition, et surtout des salades et des patates. Je ramasse les épinards et l’oseille sauvage mais les sachets lyophilisés, les conserves constituent l’essentiel de mon alimentation et commencent à me peser, les fruits secs aussi. Je mange en regardant mes plans, le travail accompli, le travail qui vient. J’ai noté les emplacements des framboisiers sauvages, des nappes de fraisiers en bordure de forêt, je les guette, je ne risque pas de les oublier. J’espère aussi qu’il y aura quelques bons coins à champignons. Des girolles, des russules, des bolets pour commencer. Et lorsque j’y pense, je regrette à chaque fois de n’avoir pas de poule. Mais je ne suis pas venue monter une ferme. Ou bien si ? Ou bien si : ce serait cela l’entraînement général, monter une ferme ?
Les plans de bambous ont atteint une hauteur d’un mètre trente. À la fin de l’été, ils seront adultes et acclimatés. Et moi ?
Comme souvent, à notre grande joie, chez Céline Minard, le très sérieux n’exclut pas le sourire (voire la franche rigolade), et le comique, en revanche, demeure presque toujours inquiétant. La narratrice se révèle à nous au moins autant dans son homérique combat avec une marmotte, dans ses rêveries alcoolisées, dans ses songes erratiques ou dans ses obsessions potagères que dans ses méditations solitaires, dans ses précautions vitales ou dans ses réflexions métaphysiques. Comme l’auto-analyse de Freud se heurtait en son temps à de véritables barrières épistémologiques où il fut question d’œil ne pouvant être à la fenêtre et se voir passer dans la rue, l’auto-anthropologie, pratiquée à la hache pourtant bien aiguisée par cette narratrice si superbement ambivalente, secrète ses propres limites. Et comme il se doit pour tout Robinson, volontaire ou involontaire, c’est par Vendredi, réel ou imaginaire, ainsi que rappelé décisivement, bien après Daniel Defoe, par Michel Tournier et par Patrick Chamoiseau, que la véritable épreuve d’humanité devra se présenter.
J’ai essayé. On ne peut pas jouer seul aux échecs.
On ne peut pas s’oublier au point de se surprendre.
Peut-on s’oublier au point de s’accueillir ?
Entre promesse et menace, constituants ultimes – et à débattre – de l’humain, jouant à merveille avec une sauvagerie des êtres et des paysages qui est aussi bien celle d’Erri de Luca dans « Le poids du papillon » que celle de Sandrine Collette dans « Six fourmis blanches »,Céline Minard invente pour nous, captivante et effrayante, une fable métaphysique qui se contorsionne à flanc de paroi, qui joue avec nos nerfs et nos attentes tragiquement mal orientées, et qui, comme Alejandro Jodorowsky dans les ultimes images de sa « Montagne sacrée » (1973), sa propre adaptation cinématographique du « Mont Analogue » de René Daumal, nous refuse la satisfaction béate d’une recommandation pour nous contraindre, encore et toujours, à penser au-delà des recettes pré-mâchées, des conclusions pré-digérées et des divertissements confortables.
Les conditions idéales sont-elles celles auxquelles on ne peut échapper, celles qui nous obligent ?
La promesse et la menace sont-elles deux façons d’évaluer et de traiter le risque inhérent à toute rencontre humaine ? Deux possibilités de transformer la violence ? De la régler (réglage). De la négocier (équilibrage).
Il n’y aurait rien de plus dangereux alors qu’une relation humaine qui ne serait ni une promesse, ni une menace. Qui n’aurait rien d’une annonce.
Ce qu’en dit joliment Laurence Houot dans la CultureBox de France Info est ici. Le blog de la librairie Ombres Blanches, ici, note avec goût les échos chamaniques et presque volodiniens par instants de ce « Grand Jeu ». La belle chronique d’Emmanuelle Caminade sur son blog L’Or des Livres est ici. Celle, incisive, de Julien Delorme dans Addict-Culture, est ici.
Charybde 2