Nicolas Jaar a entendu des sirènes, pas vous ?

L'arrivée du premier album de Nicolas Jaar Space Is Only Noise avait fait l'effet d'une bombe sur la scène électro en 2011. A 21 ans, l'Argentino-américain déboulait en changeant les règles du jeu, avec un univers cohérent, un son à lui entre psychédélisme et univers dance et une culture musicale décoiffants. Sirens est du même tonneau, le propos politique et esthétique toujours plus cohérent.

 

Eloigné des scènes depuis 3 ans pour aider ses potes avec son label People Records, il a entre temps trouvé l'énergie de faire des mix ( l'Essential deBBC 1 est anthologique), monter un groupe : Darkside, refaire la BO du film de Parajdanov Pomegranates (La Couleur de la grenade), sortir un poignée de singles et de vidéos à collectionner, produire en continu pour ses amis - et faire le DJ de luxe pour payer tout cela. Il a aussi monté sa radio sur le Net pour propager ses idées sonores du moment et en a profité pour tester les réactions sur son nouvel album qu'il a collé en streaming depuis quelques semaines, sans dire de quoi il s'agissait. Pour voir. 

Il annonçait aussi il y a peu qu'il laissait la radio tourner seule un moment pour refaire de la scène, juste avant d'annoncer la sortie de Sirens. Les Parisiens noteront que son unique concert de novembre a été complet sur le Net en dix minutes. Vous avez dit attente ?

Et il y avait quelques bonnes raisons pour cela : le fameux titre de son premier envoi : Space Is Only Noise n'affirmait pas que l'espace générait seulement du bruit, mais que l'espace sonore développé créait son propre bruit dans l'espace sonore de son écoute. Malin.

Sirens prend tout son temps pour démarrer puisque le premier titre Killing Time ne se lance dans des crachouillis introductifs qu'après 40 secondes de silence.

Mais le voyage en forme de réémergence séduit avant même de convaincre par sa maestria : comme si Moodyman avait filé rencard à Aphex Twin pour produire des titres à partir de field recordings et changé d'idée en cours de route. ; l'un collant des paroles assez cryptiques, pendant que l'autre tentait d'improbables ( mais réussies) synthèses de sons a priori pas faits pour se côtoyer - mais qui filent le parfait amour dès la première écoute.

Jaar déploie au fil de l'album un discours politique et poétique extrêmement bien construit qui file les métaphores en plusieurs langues. 

On y entend supposément des dialogues d'enfance entre son père et lui en Argentine, puis des bribes de souvenirs sur l'action politique nécessaire, même si impossible dans son résultat de changement à court terme.

Et, au passage, on y voit aussi des réminiscences d'Alan Vega ( the Governor) en mode rockabilly électro post apocalyptique qui se transforme peu à peu en jazz à clarinette sur fond de brouillard synthétique ; quand le dernier titre fait lui appel à des souvenirs doo-woop du plus bel effet avec voix démultipliées sur History Lesson.

 


La sensation d'un grand album est bien présente puisque deux jours d'écoute assidue n'ont pas encore réussi à en dérouler tous les anneaux.

Par où qu'on prenne cet album de moins de quarante-cinq minutes, il raconte une histoire, dans sa propre temporalité, et son propre espace. Et, most of all, de sa propre manière et à son propre rythme. 

Bizarrement, il rappelle le dernier envoi du regretté Gil Scott-Heron produit par Jamie XX : I'm New Here, par ses labyrinthes. 

On n'ira pas par quatre chemins, en vous disant que c'est l'album de la semaine et un des dix de l'année 2016. Apparemment enfantin quand c'est d'une totale maîtrise et, aussi décousu à la première écoute que c'est magistralement conçu, produit et exécuté. Une myriade d'histoires au fil de l'Histoire, comme un pont entre l'Argentine de son enfance et son actuelle résidence new-yorkaise.

Jean-Pierre Simard

Nicolas Jaar – Sirens (Other People)