Démolition et contre-révolution : la rénovation urbaine
La question urbaine souffre aujourd’hui de deux écueils à gauche : ou bien elle est exclusivement envisagée sous l’angle des dynamiques structurelles du capitalisme financiarisé, ou bien elle est référée à des initiatives de « gentrification ». Pour Stefan Kipfer, il est indispensable de penser la rénovation urbaine comme une stratégie d’État, en grande partie conditionnée par la race. Kipfer rassemble ici des hypothèses issues d’un terrain mené dans les banlieues de région parisienne, et conclut que les agences de rénovation mènent une « contre-révolution coloniale ». Combinant les intuitions d’Henri Lefebvre et de Frantz Fanon, Kipfer dresse un tableau détaillé de la guerre préventive de l’État contre les mouvements de l’immigration et des quartiers. Les luttes raciales sont une composante irréductible du combat pour le « droit à la ville ».
Ce bruit fait peur. Il me rappelle la guerre d’Algérie, lorsque l’armée bombardait nos maisons – Habitante de la Cité des 4000, La Courneuve (cité chez Abdallah 2001, 160)
Ce sont des projets qui sont ciblés sur les [zones les] plus sensibles de la commune, en particulier Les Indes – Urbaniste, Sartrouville, entretien 7
Un dimanche après-midi du début de juin 2010, j’ai pris le RER en direction de Sartrouville dans les banlieues de l’Ouest parisien. J’ai continué à pied jusqu’à la cité Les Indes et, quarante-cinq minutes plus tard, je suis arrivé juste à temps pour constater la spectaculaire implosion des trois tours d’habitations centrales. Intensément médiatisée par les équipes de télévision, l’implosion donnait l’impression d’une opération para-militaire. Les résidents du quartier qui regardaient l’événement en différents endroits, étaient séparés du site de l’implosion par des barrières et plusieurs douzaines de policiers des Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS). Interrogés sur leurs sentiments par rapport à l’implosion, les témoins – des habitants de longue date et des adolescents pour la plupart d’origine africaine – ont exprimés une combinaison de tristesse (reliée à la perte de leurs lieux de résidence et des souvenirs s’y rattachant) et de méfiance (vis-à-vis les politiciens et leurs promesses de s’attaquer à la ségrégation). Le sentiment de résignation des habitants était peu surprenant. En 1991, lorsque des habitants sont descendus dans la rue après qu’un garde de sécurité d’un supermarché à proximité ait abattu Djamel Chettouh, la cité Les Indes avait déjà joint une liste d’ « infâmes » cités symbolisant la prétendue nécessité d’une intervention de l’État pour restaurer l’ordre et prévenir la formation de « ghettos » en France.
Tel que nous le rappelle le célèbre documentaire militant intitulé Minguettes 1983 – Paix sociale ou pacification? (1983), la démolition spectaculaire de logements sociaux avait déjà commencé à constituer un répertoire pacificateur d’interventions étatiques pour “faire disparaître les zones de perturbations sociales» et « valoriser le milieu» des grands ensembles à partir des années 1980 (Abdallah 2001, 161). Dans Les Minguettes, une cité de la banlieue de Lyon, les interviewés de Mogniss Abdallah insistaient sur le fait que la démolition ciblée des tours ne relevait pas d’une nécessité architecturale. Il s’agissait d’une intervention concertée au sein d’une conjoncture politique définie par « les affrontements entre les jeunes et la police » (pour la plupart issus de familles immigrantes maghrébines) impliquant des habitants squattant des appartements abandonnés, des raids provocateurs des forces policières et les ripostes des résidents : manifestations, émeutes et grèves de la faim. Le film démontre que la démolition faisait partie d’un continuum de violence étatique ayant engendré les plus vastes mobilisations de masse antiracistes dans la France postcoloniale : la Marche pour l’égalité et contre le racisme en 1983 (et ses marches corollaires en 1984 et 1985) (Abdallah 2008, L’Agence IM’média, 2013).
Ces deux exemples donnent à entendre que la politique urbaine française représente, dans une large mesure, une intervention contre les menaces politiques émanant de mouvements sociaux (Bachmann et le Guennec 2002 ; Dikeç 2007 ; Tissot 2007 ; Butler et Noisette 1977). Certains chercheurs font toutefois ressortir de leurs analyses à cet effet différentes menaces politiques. Les chercheurs portant davantage leur attention à la politique de la ville depuis la fin des années 1970 ont mis en avant le rôle de l’État répondant aux mouvements antiracistes émergeant des grands ensembles. Selon eux, la politique urbaine constitue une réponse au défi de la décolonisation (notamment à la guerre d’indépendance algérienne) ainsi qu’une stratégie pour contenir les populations ayant des liens avec les colonies françaises (Abdallah 2005; 2012; Bouamama 1993; 2009 ; Bouamama et al. 1994). Dans le contexte français, cette interprétation de la politique urbaine comme faisant partie d’une contre-révolution coloniale (Khiari 2008) ne s’accorde pas de manière automatique avec ceux qui suggèrent, en s’inspirant d’Henri Lefebvre, que la gentrification du centre de Paris et de ses banlieues industrielles adjacentes est une contre-révolution urbaine : une réponse à l’échec de la révolution urbaine de Mai 1968, qui réinvente avec l’aide d’une nouvelle intelligentsia urbaine aux sensibilités progressistes, « lefebvriennes », une stratégie de la classe dominante bien plus vieille pour refréner l’intransigeance et le caractère potentiellement révolutionnaire du Paris populaire (Garnier 2010 ; 2012 ; aussi Hazan 2002, 2011 ; Clerval 2013). Toutefois, en utilisant le lexique de la révolution, les deux camps d’analystes dénotent que les notions de dépolitisation « post-politique » ou de contrôle social ne sont plus adéquats dans des contextes tel que celui de la France impériale, où la possibilité d’une révolution a occupé une place historique importante. Plus spécifiquement, on pourrait avancer que les deux volets contre-révolutionnaires de pacification convergent dans une histoire plus longue de Paris comprise comme guerre contre l’insurrection civile (Hazan 2003).
En se situant au sein de débats français1, cet article retrace les significations politiques du programme de démolition, de rénovation, de reconstruction et de réaménagement des grands ensembles français supervisé par l’Agence Nationale de la Rénovation Urbaine (ANRU) entre 2003 et 2014 (et récemment renouvelé jusqu’à 2020). Par le biais de ce programme, les démolitions de logements sociaux ne sont plus entreprises sporadiquement, comme ce fut le cas aux Minguettes en 1983, mais d’une manière coordonnée nationalement. Cependant, elles continuent de lier le réaménagement urbain à la finalité socio-politique consistant à mixer les populations résidentes. Cet article est centré sur dix-huit projets de rénovation urbaine situés dans treize municipalités de la région parisienne2. Cette concentration géographique est logique étant donné l’importance stratégique de Paris pour l’État français. Cette focalisation permet aussi de comprendre facilement le redéveloppement des grands ensembles dans toute sa diversité, étant donné l’importance des logements HLM dans la région. Les projets sont différemment positionnés vis-à-vis du marché foncier et du marché du travail dans la région : dans des villes nouvelles (Cergy), des banlieues périphériques (du bassin industriel automobile de l’Ouest de Mantes-la-Jolie et Poissy à Sartrouville, Sarcelles, Aulnay-sous-Bois, Clichy-sous-Bois et Montfermeil), des proches banlieues au Nord et à l’Est de Paris (Gennevilliers, Saint-Denis, Montreuil, La Courneuve), ainsi qu’au centre de Paris (Goutte d’Or/Château Rouge dans le 18earrondissement). De la petite enclave qu’est La Coudraie à Poissy au vaste projet à Sarcelles, ces grands ensembles varient dans leur morphologie ainsi que dans le poids sociopolitique qu’ils possèdent au sein des municipalités où ils sont respectivement situés. Qu’il s’agisse de villes de l’ancienne « ceinture rouge » (Saint-Denis, Gennevilliers, La Courneuve), de centres symboliques de la politique anticoloniale (Goutte d’Or) ou des épicentres des soulèvements de 2005 (Clichy-sous-Bois/Montfermeil), ils incarnent des histoires politiques distinctes. Ils étaient d’ailleurs dirigés par différentes forces : la droite bourgeoise (Mantes, Montfermeil, Sartrouville), des majorités de droite et de gauche en alternance (Aulnay, Poissy), les Socialistes (Cergy, Clichy-sous-Bois, Sarcelles), les Communistes (Gennevilliers, La Courneuve, Saint-Denis), ou des coalitions de gauche (Paris, Montreuil).
En complétant la recherche empirique par une gamme étendue de recherches en français, je démontrerai la pertinence et les limites des principaux courants théoriques anglo-américains qui ont été appliqués à des cas équivalents de rénovation urbaine et de planification de la mixité sociale (Bridge et al. 2011 ; Arthurson, 2012). Avec quelques réserves importantes, il est certainement possible d’interpréter les projets de l’ANRU en région parisienne comme des cas de gentrification étatique (Hackworth et Smith 2001), de rééchelonnage de l’État (state rescaling) (Brenner 2004), et comme cas de violence symbolique rattachée à la « stigmatisation territoriale » (Wacquant 2008). Toutefois, ces courants sont insuffisants pour au moins deux raisons. Ils sous-estiment le rôle de la rénovation urbaine comme une réponse et une anticipation spécifiquement politiques par rapport aux mobilisations subalternes, tel que le travail de Clerval sur la gentrification de Paris le démontre (2013). Et ils font un faible, sinon court, traitement des dimensions racialisées, ethniquement absolutistes et, dans certains cas, néocoloniales, de la mixité sociale. Pour élaborer les bases conceptuelles sur lesquelles s’appuie cet argumentaire, la première partie de l’article construit un cadre d’analyse à partir d’une articulation de lignages marxistes et anticoloniaux (s’exprimant en Henri Lefebvre et Frantz Fanon) posée en complémentarité avec une littérature riche et hétérodoxe ayant mis en lumière plusieurs aspects néocoloniaux des interventions de l’État français depuis 1962. De cette assise, je démontrerai par la suite que la rénovation urbaine dans la région parisienne lie aujourd’hui l’État, la classe, la race et le genre en articulant des formes de contre-révolution urbaines et coloniales. Elle accentue non seulement la valorisation foncière, mais contribue aussi à rééchelonner (rescale) et à réorganiser les relations de domination territoriale de multiples manières; racialisées, néocoloniales et potentiellement hégémoniques. Je conclue en commentant sur les implications plus vastes de cette analyse pour la recherche urbaine comparée et l’État postcolonial.
L’État, le capital et le néocolonialisme dans la production de l’espace
C’est en ville que la frontière nationale, celle qui oppose les nationaux et les étrangers interfère avec les autres frontières identitaires et que les conflits, en Europe, deviennent ethniques (Galissot 1995, 309)
Dans De l’État, Lefebvre considère l’État moderne comme une condensation contradictoire de rapports sociaux qui, bien que hiérarchiques et centralisés, prennent aussi des dimensions plus diffuses s’inscrivant dans la vie quotidienne. À l’encontre des théories économiques telles que la théorie de la dépendance, il soulignait la centralité de la formation de l’État moderne dans le double développement du capitalisme et de l’impérialisme. La capacité continue de l’État à imposer des « enchaînements d’équivalences » (1976, 179) nécessaires à la généralisation de l’échange de marchandises est essentielle à ce double développement. Ceci signifie, d’une part, faciliter l’accumulation primitive : la restructuration agricole, la destruction-intégration de villes précapitalistes, les transformations des relations ville-campagne et le pillage colonial (1976, 306-60; 1977, 87-156). Ce point de départ nous aide à comprendre le propos mieux connu de Lefebvre sur le rôle de l’État dans la production de l’espace abstrait (homogène, fragmenté et hiérarchisé) : la planification coordonnant les flux de capitaux (dans un monde fragmenté de propriété privée) tout en organisant la domination à travers des rapports territoriaux hiérarchiques (1991). L’accent qui est ainsi mis sur le rôle de l’État dans l’organisation de rapports entre espaces dominants (centraux) et dominés (périphériques) met clairement en évidence le fait que la domination et l’accumulation sont des dimensions de l’espace de l’État étroitement liées. Ceci nous aide également à comprendre que la forme de l’urbain (centralité/différence) est elle-même empreinte de rapports politiques entre espaces centraux et périphériques (Lefebvre 2003). Ces rapports territoriaux peuvent non seulement être coercitives et conflictuelles, mais peuvent aussi inclure des compromis territoriaux (Schmid 2003), expliquant du coup le caractère potentiellement hégémonique de la production de l’espace (Lefebvre 1991, 10-11).
L’attention que porte Lefebvre au rôle de l’État dans l’organisation des hiérarchies territoriales nous permet d’approcher le problème de l’échelle de l’État d’une manière quelque peu différente que celles proposées par Neil Brenner (2004) et Manu Goswami (2004). En nommant l’organisation de rapports territoriaux de domination comme une forme de « colonisation », Lefebvre a suggéré qu’il est possible d’analyser celle-ci à des échelles multiples pour mettre en lumière les relations géopolitiques entre nations et macrorégions, entre les formes de développement inégal entre régions à l’intérieur d’ensembles nationaux, et les rapports territoriaux entre villes et régions urbaines (1978, 170-86). L’emploi du terme « colonisation » n’est pas purement métaphorique (Kipfer et Goonewardena 2013; Ross 1995). Sous les pressions intellectuelles des politiques décoloniales dans les années 1960 et 1970, l’approche de Lefebvre dans De l’État postule la comparabilité de l’organisation spatiale des (néo)colonies avec l’organisation territoriale des « colonies » intérieures du cœur métropolitain lui-même. La « colonisation » est un phénomène qui chevauche d’une part l’écart historique entre les réalités coloniales et postcoloniales, et d’une autre la distinction spatiale entre colonie et empire. En ce qui concerne la « colonisation » au sein des régions urbaines, Lefebvre souligne que la planification urbaine et les projets construisant la ville, tels que l’haussmannisation du XIXe siècle et le fonctionnalisme du XXe siècle, comblent l’écart entre le centre impérial et le territoire colonial. Ils peuvent être étudiés pour comparer non seulement Bordeaux et Lyon, mais aussi Paris et Alger. Cette conception de la « colonisation » en travers des échelles (transcalar) aide à expliquer la compréhension qu’avait Lefebvre de la révolution urbaine en tant que convergence de luttes contre le capitalisme néo-impérial, une convergence qui a longtemps fait peur aux architectes militaires et civils des stratégies contre-révolutionnaires opposées au communisme et à la libération du tiers-monde (Leroux 2013).
Dans la mesure où les pensées de Lefebvre sur la « colonisation » sont nées d’observations – et de vœux pieux – portant sur la convergence de luttes de travailleurs, d’étudiants et d’immigrés dans une France néocapitaliste, et d’habitants de bidonvilles et de ghettos des Amériques, je peux prolonger ses analyses en posant l’hypothèse que les interventions urbaines postfordistes – incluant la planification de la diversité et de la mixité sociale – ont répondu en partie aux luttes « longues » et « mondiales », de « 1968 »; partiellement par des stratégies de réformes urbaines [dans lesquelles Lefebvre a participé (Stanek 2014, xi-xli)], et partiellement aussi par le biais d’une réorganisation des hiérarchies territoriales selon des démarcations néocoloniales. Pour développer pleinement cette pensée [ce que Lefebvre n’a pas réalisé, bien qu’il ait eu de nombreuses occasions de le faire dans les années 1980 (Kipfer 2014)], je dois ajuster la perspective de Lefebvre dans une optique fanonienne. Celle-ci insiste sur le fait qu’au travers de cette « modalité de hiérarchisation systématisée » que constitue la « colonisation », le racisme en est la modalité la « plus visible » et la « plus quotidienne » (Fanon 1975, 33). Cette réorientation est philosophiquement plausible étant donné que, malgré leurs différences, Lefebvre et Fanon partageaient une perspective dialectique humaniste et radicale (Kipfer 2007). Il est utile de se rappeler que pour Fanon, le racisme, en tant qu’expérience d’aliénation vécue (1967) prend une forme particulièrement ossifiée, mimant les rapports de caste, au travers de formes d’organisation spatiale variées : la ségrégation spatiale dans la ville coloniale, les relations entre la ville et la campagne dans les territoires coloniaux, et les relations inter-nationales dans un contexte impérial (Fanon 2004, 1965). Pour Fanon, ces formes spatiales sont coproduites par les États coloniaux et impériaux : des blocs de forces sociales et d’institutions structurellement violentes fournissant les agents étatiques – soldats, policiers, planificateurs – qui personnifient les lignes de séparation entre colonisé et colonisateur. Sous cet éclairage, les rapports d’échelles multiples (multiscalar) de hiérarchies entre les territoires peuvent à proprement dit être appelés « coloniaux » que dans la mesure où ils sont codéterminés à tout le moins par des hiérarchies racialisées, néocoloniales ou autres. À leur tour, les revendications du droit à la ville/droit à la différence peuvent s’interposer à la « colonisation » uniquement si elles transforment des formes spatiales de racialisation telles que la ségrégation et d’autres formes de confinement corporel.
Les travaux de Lefebvre et de Fanon étaient par-dessus tout informés de l’expérience du modernisme colonial et néocapitaliste. Je suis en mesure de concrétiser leurs argumentaires à l’aide de traditions de recherche marxiste et weberienne de gauche sur l’histoire politique française qui évitent le centrisme de l’État-nation afin de mettre en lumière les dimensions impériales des pratiques étatiques françaises, certainement avant 1962 (la date de l’indépendance de l’Algérie), mais aussi à sa suite (Elsenhans 1974 ; Sayyad 1991, 1999 ; Gallissot 2006, Gallissot et al 1994 ; Cooper 2005 ; Wilder 2003 ; Rosenberg 2006 ; Le Cour Grandmaison 2005, 2009). Ces pistes théoriques sont valables également pour la politique urbaine, l’architecture et la planification, qui ne peuvent être comprises sans faire référence aux institutions, aux idéologies et au personnel reliés par des liens impériaux. Bien que cela ait été largement ignoré par la littérature ayant marqué le domaine (Harvey 2003 ; Benevolo 1993 ; Hazan 2002), la reconstruction haussmannienne de Paris pendant le Second Empire et la Troisième république a pris place en partie à travers une période de résurgence du colonialisme impérial français absolument capitaliste (Mooers 1991). « Haussmann » n’était pas seulement un produit d’exportation facilitant la réorganisation des relations de propriété, des infrastructures, des relations spatiales et des principes d’aménagement de la ville en d’autres lieux, incluant les villes coloniales (Celik 1997 ; Picard 1996). Le Paris de Haussmann (et son préalable, la répression de la révolution de 1848) a été construit à partir d’expertise militaire, dont la doctrine de guerre contre les civils de Marshall Bugeaud, elle-même développée pendant la conquête de l’Algérie (Bugeaud 1997 ; Le Cour Grandmaison 2005, 310-332).
Pendant le XXe siècle, on a assisté au développement de ce que l’on peut appeler, selon Lefebvre, un « modèle [néo-]colonial» : une forme de colonisation par l’isolement et le quadrillage hiérarchique des unités territoriales, notamment avec l’architecture fonctionnaliste, le zonage, et les plans directeurs (1978). Ce modèle était influencé par les expériences coloniales du néocapitalisme naissant et tardif. Diverses composantes du nouvel empire, notamment Rabat, Casablanca, Marrakech et Alger étaient des sites d’expérimentation clef pour les planificateurs urbains (tels que Henri Prost) qui furent reconnus comme des figures précoces du modernisme français entre les deux guerres (Abu-Lughod 1980 ; Wright 1991 ; Rabinow 1989 ; Hakimi 2005 ; Celik 1997). Émergeant d’une conjoncture ponctuée par la Bataille d’Alger (1957) et la Bataille de Paris (1961) (Einaudi 1991), la planification d’après-guerre sous la Ve République de De Gaulle était façonnée par la politique coloniale tardive. La sécurité d’après-guerre, le maintien de l’ordre et les politiques d’immigration étaient influencés par les statuts de citoyenneté coloniaux et élaborés avec le soutien des administrateurs coloniaux avant d’être adaptés puis généralisés à travers l’empire après 1962 (Blanchard 2011). La planification urbaine d’après-guerre fut aussi en partie développée au travers de réseaux impériaux. La planification régionale dans le Paris des années soixante était façonnée par des technocrates gaullistes qui avaient fait un dernier essai, futile, pour moderniser l’administration française en Algérie avec les divers volets du Plan de Constantine (Elsenhans 1974 ; Fredenucci 2003b ; Deluz-Labruyère 2004 ; Leroux 2014). Notamment, les formes de logement dans lesquelles et à travers lesquelles les travailleurs immigrés étaient maintenus sous contrôlés – bidonvilles, foyers et cités de transit –, étaient gouvernés en partie par du personnel de bas rangs revenant des colonies (Sayyad 1991 ; 1995).
Qu’en est-il de la période commençant avec les années 1970 ? L’abandon sélectif du fonctionnalisme, du dirigisme et de la production de logements sociaux standardisés et de masse n’était bien sûr pas une reproduction mécanique du passé colonial français. La transition vers la politique de la ville, la mixité sociale, la « gouvernance » décentralisée et le néolibéralisme rampant dans les années 1970 et 1980, étaient façonnés par une combinaison complexe de réponses à des luttes politiques (« 1968 », les luttes radicales contre le renouvellement urbain dans les années 1970 et la deuxième gauche) de même qu’à des contradictions structurelles (la crise du fordisme, l’impasse de la technocratie gaulliste) qui ne sont pas réductibles aux passés et aux présents français impériaux. La recherche a démontré, toutefois, que des éléments des politiques urbaines ont influencé les rapports territoriaux néocoloniaux en les réinventant, en les adaptant et en les renouvelant de manière sélective. Des éléments fondamentaux de ces politiques urbaines – la mixité sociale, le maintien de l’ordre, l’architecture et l’aménagement urbain – répondaient en partie à l’intégration à la fois « déstabilisante » et quelques fois efficacement politisante des immigrés, particulièrement les immigrés non blancs, dans les logements HLM pendant les années 1970. Elles l’ont fait de par le renouvellement des répertoires d’actions visant à gérer les sujets coloniaux dans les années 1950 et 1960. La démonstration que la politique urbaine française est loin d’être aveugle à la « race » (colour-blind) n’est pas contingente au fait de prouver que les parcs de logements français ressemblent aux ghettos de style américains (ou que la politique française est de plus en plus façonnée par des discours sécuritaires de style américain, tel que l’a suggéré Loïc Wacquant (1991, 2008)). Les sources de la ségrégation spatiale de « race » et de classe en France sont endogènes et résultent en partie d’une recomposition néocoloniale de pratiques et de mentalités codifiées par l’État (Kipfer, 2012 ; Tevanian 2003 ; Tissot 2007b).
La rénovation urbaine en pratique : gentrification, reéchelonnage de l’État et gestion néocoloniale
[Cela] ne veut pas dire que les problèmes de représentation à partir de présupposés « raciaux » ou « ethniques » soient derrière nous. Au contraire. Ils se sont déplacés. À mon avis, la notion aujourd’hui en vogue de « mixité sociale » en est un bon exemple … Pour les villes déjà fortement dotées de logements sociaux, l’interprétation de la notion de « mixité sociale » est très différente : il s’agit de modifier la composition sociologique dans leur parc de logements sociaux, c’est-à-dire de diversifier la population aujourd’hui majoritairement pauvre, en accueillant des classes moyennes. Dans cette logique, « mixité sociale » devient un euphémisme pour ne pas dire « mixité ethnique ». Cette logique renoue consciemment ou non avec la notion de « seuil de tolérance » qui avait amené le maire communiste de Vitry sur Seine à attaquer au bulldozer un foyer de travailleurs où s’étaient installés des travailleurs maliens… en 1980 ! Traduction concrète de la « mixité sociale », des familles pauvres ne sont plus relogées dans les quartiers d’habitat social. La « mixité sociale » devient même une nouvelle justification à la discrimination contre les familles que l’on ne veut pas reloger. Comme par hasard, il s’agit d’abord de familles immigrées. Je vois une autre signification implicite de la « mixité sociale » : que les résidents pauvres adoptent par mimétisme les normes du mode de vie des classes moyennes. On est bien là dans un processus de dépersonnalisation des cultures populaires… (Abdallah, 2005)
C’est la même logique que Haussmann…. On crée des espaces pour que la police puisse charger plus rapidement (Animateur, Haut-Montreuil, Entretien 14)
En août 2003, le gouvernement Chirac a voté la Loi d’orientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine (Gouvernement de France 2003). Appelée la Loi Borloo du nom du ministre qui l’a présentée, cet acte de législation a créé une agence, l’Agence nationale de la rénovation urbaine afin de superviser et de coordonner le financement de projets pour reconstruire les grands ensembles dans les municipalités situées dans des Zones urbaines sensibles (ZUS). Mise en place par le biais de conventions avec les autorités locales, l’Agence de rénovation urbaine a été officiellement mandatée de promouvoir la mixité sociale et le développement durable par la démolition, la réhabilitation, la reconstruction et la résidentialisation de la forme physique des grands ensembles en incluant des logements locatifs libres et d’accession à la propriété sur les sites redéveloppés. La Loi Borloo a remplacé la politique des Grands Projets de la Ville datant de 1998, qui coordonnait le réaménagement local à une échelle nationale plus importante que les politiques précédentes, soit les Grands Projets Urbains (1991) et la politique expérimentale qu’était Banlieue 89 (1983). De même que ses prédécesseurs immédiats, la Loi Borloo a éliminé le « tabou » de la démolition (Driant 2012) en tant que stratégie pour accomplir des visées sociopolitiques à travers l’aménagement urbain et le design (Baudin et Genestier 2006 ; Kirszbaum 2013). En insistant à défaire les cités HLM, ce fut la réponse de la droite à la Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (SRU) mise en place par les socialistes en 2000 et qui entendait redistribuer les logements sociaux sur le territoire en obligeant toutes les municipalités, sauf les plus petites, à comprendre au moins 20% de logements sociaux (Desponds 2010, p. 49).
La Loi Borloo a consolidé l’éloignement de la France du modèle des unités isolées et hiérarchiques (Lefebvre) qui dominait les stratégies urbaines entre les années 1950 et 1970. Le Programme national de la rénovation urbaine (PNRU) coordonné par l’ANRU a confirmé la montée et l’importance centrale du réaménagement du parc de logement social au sein de la politique de la ville post-fonctionnaliste française (Tranb 2005 ; Kirszbaum 2004). Des années 1980 à la fin des années 1990, la démolition/reconstruction de logements sociaux et le renouvellement de leur conception architecturale constituaient un élément symbolique important de plus vastes stratégies de politiques urbaines localisées, bien que celui-ci était secondaire, expérimental et ponctuel. Ces stratégies ciblaient une gamme de politiques (éducation, formation au marché de l’emploi, police de proximité, autres politiques sociales) sur un ensemble de zones « sensibles » définies par un regroupement étourdissant d’indicateurs fréquemment modifiés (passant de la pauvreté et du chômage à la citoyenneté, comme pour la désignation de ZUS). À cause des réformes de décentralisation s’étant chevauchées pendant les années 1980 et 1990, ces politiques localisées ont été mises en place à travers un enchevêtrement de plus en plus complexe d’arrangements intergouvernementaux. Étant donné sa perspective nationale et ses biais favorisant le marché immobilier et la planification aménagiste (plutôt que des politiques sociales), la démolition (plutôt que la reconstruction), ainsi que les tentatives, soucieuses de sécurité, visant à réaménager et à séparer l’espace privé de l’espace public mal défini, la Loi Borloo était vue comme une recentralisation partielle des politiques françaises (Epstein 2012a; Viviano 2005) ainsi que comme une illustration des tournants néolibéral et revanchiste dans les années 1990 (Dikec 2007, 120-24)3. Comme que je le montrerai, les projets de l’ANRU réinventent également les formes (néo-)coloniales d’interventions étatiques des années cinquante et soixante.
« Valorisation » = Gentrification ?
La « valorisation » est un objectif important et englobant de la rénovation urbaine. En cohérence avec la stratégie de classe vers le logement locatif libre et d’accession à la propriété privée entamée depuis 1977 (Lambert 2015), la « valorisation » comprend des stratégies de valorisation foncière pour faciliter la mise en valeur résidentielle par le marché – la gentrification au sens classique du terme. Les dynamiques de l’immobilier – et les promoteurs immobiliers – jouent ici un rôle important, bien que plus limité et souvent indirect de manière comparative (Lelévrier et Noyé 2012, 188-199; Kirszbaum 2008, 31-2). Les stratégies pour exploiter les écarts de loyer sont les plus évidentes dans les emplacements les plus près des frontières de gentrification existantes. C’est le cas dans le 18e arrondissement, où les responsables des pouvoirs publics acceptent les pressions de l’immobilier comme une condition du milieu inévitable (Entretien 8 ; Clerval 2013 92-112). C’est aussi le cas à La Courneuve (Belmessous 2007, 147) ou aux Francs-Moisins (Saint-Denis), près du Canal Saint-Denis, en face des secteurs d’affaires situés à côté de l’immense Stade de France, « où même un bâtiment pourri vaut de l’or » (urbaniste, entretien 4). On le constate également dans les secteurs plus éloignés qui sont reliés au réseau de transport régional et déjà entourés de quartiers de classe moyenne de même que d’emplois de bureau (ville nouvelle de Cergy) (Epstein 2008), ou alors là où un haut taux d’inoccupation fut perçu comme une occasion de financer une large proportion de la rénovation urbaine avec des investissements lucratifs (La Coudraie dans Poissy (entretien 11)).
Le poids de la rénovation urbaine stimulée par la valorisation foncière est très inégal. Dans les grands ensembles isolés et très vastes, tout comme dans les municipalités avec une proportion très élevée de logements sociaux et de résidents de classe ouvrière en situations précaires ou sans emploi, le développement foncier privé est souvent limité à un ou deux immeubles de location libre (fournis par l’Association foncière logement, une organisation à but non lucratif financée par l’impôt sur le revenu) ou à de petites enclaves de propriété privée. Ceci est le cas de Les Indes (Sartrouville), La Cité des 3000 (Aulnay-sous-Bois) ou Val Fourré (Mantes-la-Jolie), situés à cinquante kilomètres de Paris et où, selon les termes des planificateurs urbains, « les promoteurs ne viennent pas comme à Nanterre » (qui jouxte La Défense) (urbanistes, entretien 9). Dans ces cas, la rénovation urbaine orientée par la valorisation foncière se comprend mieux comme une manière de construire des têtes de pont stratégiques, qui pourraient garantir les bases des futures phases de développement par le marché. Dans de tels contextes, la connectivité aux réseaux de transports rapides a le potentiel d’amplifier encore davantage la valorisation foncière4.
La « valorisation » n’est toutefois pas réductible à la gentrification résidentielle. Le phénomène correspond aussi, plus largement, à des façons d’améliorer le caractère des logements sociaux ou de fournir les conditions d’infrastructures, sécuritaires ou symboliques pour les investissements privés futurs. En ce qui a trait particulièrement aux banlieues industrielles avec des passés politiques « rouges » dans les banlieues nord et est – Saint-Denis, Gennevilliers, Montreuil –, la rénovation urbaine fait partie de stratégies à l’échelle de la ville ou à l’échelle intercommunale afin de modifier la base économique par l’attraction d’entreprises (ainsi que de nouveaux travailleurs) et de nouveaux résidents (Bacqué et Fol, 1997 ; Tissot 2007 ; Masclet 2006). Aussi, dans la plupart des cas, une grande partie de la « valorisation » associée aux logements HLM dans les grands ensembles prend place au sein même du secteur des logements sociaux, qui est institutionnellement complexe et demeure moins résiduel que ces secteurs en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord. Les nouvelles unités construites par les organismes HLM ont tendance à être des catégories «moins sociales» : celles nécessitant moins de subventions ou permettant l’accession sociale à la propriété (Comité d’évaluation 2008)5. Dans ces cas, la résidentialisation mime ou anticipe les propriétés privées en renfermant les bâtiments ou l’espace public. Dans les rares cas où les efforts de rénovation urbaine se situent dans les faubourgs comprenant très peu de logements sociaux – le 18e arrondissement à Paris, Bas-Montreuil à proximité de Paris – les nouvelles unités de logement déplacent souvent les logements sociaux de fait, soit des unités de location privées qui abritent davantage de résidents à faibles revenus que les unités de logements HLM. Dans ces cas, la rénovation vise à clarifier des revendications de propriété multiples et complexes afin de pouvoir attirer des commerçants de l’extérieur ainsi que des investissements résidentiels. Ces cas démontrent le rôle multidimensionnel et quelquefois ambigu de l’État dans les processus de gentrification à Paris (Clerval 2013, 43-60, 173-207).
Recentraliser l’intervention de l’État ? Reéchelonnage et rapports de force locaux
Le réaménagement des grands ensembles signale une recentralisation sélective de la politique urbaine française (qui, depuis le début des réformes de décentralisation des années 1980, avait commencé à devenir un mille-feuille de rapports informels et contractuels se superposant, s’entrecoupant au travers de relations intra-étatiques). La capacité de l’ANRU à exercer un levier financier et à entretenir la compétition entre municipalités pour l’obtention de contrats lui a donné le pouvoir d’harmoniser et de standardiser les projets locaux (Epstein 2012a, 238-56, 304-34). Cette approche uniforme de « mettre l’argent sur le béton » a poussé les municipalités progressistes à démolir plus agressivement et à prioriser la reconstruction du bâti plutôt que les politiques sociales, tel que l’indiquent les politiciens et les planificateurs urbains (entretiens 1, 4, 5, 11, 13). L’approche standardisée de l’ANRU est facilitée par un consensus multi-partisan sur les hypothèses de base et principes du réaménagement : l’idée que la mixité sociale est nécessaire étant donné la pathologie que constitue la concentration de pauvreté (les « ghettos ») et les « dysfonctionnements » de l’aménagement urbain d’après-guerre. Les planificateurs urbains et les politiciens des municipalités qui tendent vers la gauche expriment leur approche d’une manière philosophiquement différente : en tant que projets permettant de produire des communautés fortes de leur cohésion sociale dans une région urbaine au territoire plus égalitaire et multipolaire (entretien 1), ou comme une manière de construire sur la « mixité sociale » existante dans les secteurs multiculturels et populaires (entretiens 6, 8) et non comme des projets pour maximiser les démolitions, faciliter l’investissement privé et remplacer les populations résidentes ou subordonner tous les aspects de la planification à l’impératif de la « sécurité ». Mais ces qualifications demeurent des variations au sein d’un consensus multi-partisan sur les impératifs de la « mixité » passant par la reconstruction (Epstein 2012b).
Si le reéchelonnage centralisateur (upward rescaling) des stratégies étatiques en France est rendu possible du fait d’un consensus national, il est aussi sélectif et inégal. Le reéchelonnage centralisateur– et la convergence tendancielle des niveaux d’échelle (tendencial scalar convergence) – est médiée par des rapports de force locaux. Puisque les maires et les organismes HLM demeurent des acteurs essentiels à la réalisation des contrats de l’ANRU, les politiques locales comptent. Ceci se constate le plus dans les communes où les majorités électorales ont alterné entre la droite et la gauche (Aulnay-Sous-Bois, Poissy) ou différentes formations de gauche (Montreuil). C’est également avéré là où la rénovation précède l’ANRU – dans presque tous les cas étudiés – ou là où ils ont servi de véritables « laboratoires » pour les politiques nationales subséquentes, comme ce fut le cas à La Courneuve et Mantes-la-Jolie (entretien 10). Si les stratégies nationales pour construire les grands ensembles ont été initialement développées à travers des expérimentations locales différenciées (Le Goullon 2014), la politique nationale pour redévelopper ces dites cités est aussi réfractée par les histoires politiques locales.
Il est possible d’identifier deux axes de différentiation. Premièrement, l’engagement à reconstruire (ou à développer) les logements sociaux dans les municipalités socialistes, socialistes variées ou communistes réformistes, telles que Saint-Denis, Sarcelles ou Nanterre, contraste avec les stratégies cherchant à comprimer le parc de logements sociaux dans les municipalités de droite comme Mantes-la-Jolie et Sartrouville (entretiens 4, 9). Deuxièmement, les engagements locaux envers les impératifs « républicains » de mélanger les résidents actuels avec les autres sur les sites réaménagés et par-delà varient (Kirszbaum 1999, 2013). Ceci s’explique en partie du fait que les maires aux allégeances politiques davantage à gauche sont plus enclins à culturaliser les problèmes sociaux de manière ethno-raciale (Belmessous 2007, 154). Cependant, les défenseurs de la dispersion ethnique tout comme leurs opposants conceptuels, les défenseurs d’un mode de gestion communautaire ou multiculturelle de fait (à Mantes, à Paris et à Sarcelles), ont des couleurs politiques variées, ce qui deviendra évident avec ce qui suit.
La recomposition sociale et la rénovation en tant que conquête : classe, race et dynamiques néocoloniales
Ils sont en train de blanchir la ville – militant, Forum Social des Quartiers Populaires, entretien 3
Dès demain, on va nettoyer au Karcher la cité – Président Sarkozy lors de sa visite à la cité des 4000, La Courneuve, 19 juin 2005 (Hugues, 2009)
Loïc Wacquant souligne que les arguments découlant du déterminisme environnemental et justifiant les politiques de la ville reposent souvent sur la « stigmatisation territoriale » : des présupposés lourdement chargés, institutionnellement renforcés, sur les « problèmes » qui sont prétendument ancrés dans les caractéristiques physiques et culturelles de lieux particuliers (2008, 163-198). Il considère ce processus, à la bourdieusienne, comme un exercice de violence symbolique par l’État. Dans le contexte français, la stigmatisation territoriale est la politique étatique – elle est projetée par la toile de cibles et de cartes par laquelle l’État français canalise les politiques urbaines et conçoit ainsi l’espace à partir de présupposés se rattachant au déterminisme environnemental (Tranb 2005). Localement, le stigmate territorial démontre son poids par la fréquence par laquelle les décideurs politiques et les urbanistes évoquent le besoin de « changer l’image » d’une certaine cité ou d’une municipalité pour les transformer en quartier ou en ville « normale ». Ainsi que le disait un urbaniste ayant une longue expérience dans la banlieue « rouge » de Gennevilliers, depuis le début des efforts de reconstruction, « le thème, c’était changer l’image du Luth », de « sortir de l’image de la banlieue rouge » (entretien 5). Pourquoi ? Pour revaloriser le territoire pour le développement économique et diversifier les statuts d’occupation des logements, et ainsi revenir à une « ville ‘‘traditionnelle’’ », « européenne » (entretien 5). Un stigmate territorial émerge ainsi par contraste avec des normes présumées. Tel que l’indiquent les urbanistes, les militants et les politiciens, ces normes peuvent être présentées sous couverts variables, en termes de formes du cadre bâti (le design de la rue, le désenclavement), le zonage (la présence de commerces locaux), l’attractivité pour les nouveaux résidents, les modes d’occupation de l’habitat et de composition sociale (des taux moyens de logements sociaux ou d’immigrés), et des espaces publics sans incivilités (entretiens 3, 4, 8, 9, 11, 12; ANRUa, b, d).
Wacquant a raison de dire que les stigmatisations territoriales sont comparativement diversifiées : elles ne reflètent pas forcément la culture de la pauvreté raciste spécifique aux États-Unis. Il souligne avec justesse l’importance des « jeunes » comme catégorie de stigmatisation en France (2008, 188-190). Tel que je le ferai remarquer plus loin, la mobilisation de cette catégorie pour justifier une véritable « reconquête » de quartiers stigmatisés et de leurs résidents avilis en étant traités de « racaille » ou de « sauvageons » de manière variée par les politiciens, témoigne non pas de l’absence de racialisation en France, mais bien de sa spécificité comparative. Si Wacquant opère avec une certaine conception stylisée du ghetto afro-américain (Gilbert, 2010), il sous-estime par ailleurs les dimensions ethniquement absolutistes et racialisées de la réorganisation territoriale en France6. Qui plus est, il néglige le fait que ces dimensions de l’urbanisme français sont largement endogènes; ils ne sont pas qu’une simple fonction de l’importation du néolibéralisme américain et de pratiques policières de « tolérance zéro ». Ces dimensions sont ancrées dans les pratiques institutionnelles de l’État français de même que dans des imaginaires et des idéologies de la peur qui réarticulent non seulement l’histoire de la lutte des classes en France, mais aussi diverses couches du passé colonial du pays (Tevanian 2013, 155-157 ; Tissot 2007 ; Kipfer 2012)7. Dans ce contexte, les dynamiques actuelles de la ségrégation physique, du confinement corporel et de l’humiliation quotidienne peuvent être en partie comprises en empruntant les termes des vagues précédentes de l’anticolonialisme francophone (Lapeyronnie, 2008). Ceci met en évidence le besoin d’imprégner et de rediriger une critique lefebvrienne de l’organisation spatiale hiérarchique dans une perspective fanonienne afin d’analyser les dimensions néocoloniales de la mixité sociale passant par le réaménagement urbain.
Au niveau le plus élémentaire, le racisme opère de manières anonyme au travers des effets structuraux et silencieux des stratégies étatiques. Les projets de l’ANRU ont non seulement été développés pour des Zones urbaines sensibles qui étaient statistiquement codéfinies comme secteurs avec des concentrations d’immigrés et de leurs descendants nés en France bien plus élevées que les moyennes nationales ou régionales, atteignant 64% dans la région métropolitaine de Paris (ONZUS, 2011)8. L’ANRU cible également les secteurs des Zones urbaines sensibles où les proportions d’immigrés, de non-citoyens, de personnes sans emploi ou à faibles revenus sont particulièrement élevées (Lelévrier, 2010a, 132 ; Lelévrier et Noyé 2012 186-7). Les statuts d’immigration ou de citoyenneté mesurent indirectement la composition ethno-raciale et peuvent la sous-estimer. Les projets de l’ANRU que j’ai visités ciblent des secteurs qui ne sont pas homogènes en termes de classe sociale et de race, mais dominés par des « mélanges » variés de personnes non blanches. Les urbanistes à Montreuil reconnaissaient que concentrer le réaménagement dans des zones avec des taux de pauvreté et de chômage élevés affecte disproportionnellement les résidents d’origines immigrées (entretiens 13, 14). Dans les faubourgs du XIXe siècle comme le Bas-Montreuil et Château Rouge, les urbanistes et les politiciens savent que la rénovation a des effets spécifiques sur les travailleurs sans papiers (qui ne se qualifient pas pour les logements neufs) (entretien 12) ou les commerces « ethniques » (africains). Dans le 18e arrondissement, les officiels ne considèrent pas ces magasins comme des commerces de proximité en bonne et due forme, et ce, bien qu’ils fournissent aux résidents – et non seulement aux visiteurs venant courir les magasins – tout autant de produits se vendant dans les commerces (plus typiquement « français ») que les planificateurs veulent attirer (boulangeries, cavistes, fleuristes) (entretien 8, ANRUa).
En France, la mixité sociale, en tant que catégorie de politique publique notoirement vague, est souvent codée en termes ethniques ou raciaux (Belmessous 2006 ; Kirszbaum 2008). Les urbanistes dans les municipalités de droite comme de gauche hésitent à dire si l’objectif officiel de la mixité sociale fait référence non seulement à un mélange de titres de propriété, de niveaux de revenus et de statuts d’emploi, mais aussi à un véritable mélange ethnique ou « racial » (entretiens 7, 13). Cette hésitation peut être en partie expliquée comme une manière d’éviter les sanctions légales (le ciblage ethnique ou racial peut faire l’objet de poursuites judiciaires) et comme une manière de rendre invisibles les fractures racialisées de la République égalitaire (ce qui aide à expliquer aussi le refus de récolter des données officielles sur l’ethnicité et la race). Néanmoins, le silence officiel – statistique et légal – sur l’ethnicité et la race en vient à se briser (Kirszbaum 2013). Les documents officiels font parfois référence au « poids » de la population immigrée en tant que problème à corriger par la reconstruction (ANRUd, Portes 2007). À Poissy, un urbaniste est convaincu que l’interprétation ethno-raciale de la mixité sociale « joue clairement, c’est même assez explicite dans les discours [de l’ancien] maire » (entretien 11). Pour sa part, un urbaniste de Montreuil exprime ceci sur la Rue de Paris, une rue définie par les habitants et les commerçants africains :
On a un environnement général sur la Rue de Paris qui est assez répulsif. Globalement, c’est un tissu de faubourgs, cela a toujours été un quartier d’immigration. Et aujourd’hui, c’est le quartier avec la plus forte proportion de populations immigrées […] Cela donne une mauvaise image, […] c’est assez difficile de mélanger des cadres supérieurs en costume cravate et des immigrés qui habitent dans un foyer (entretien 12).
Dans ce cas-ci, la concentration résidentielle et commerciale comprise selon des catégories immuablement ethniques – et non pas seulement en termes de délabrement et de statuts de propriété bigarrés – fait obstacle à l’objectif de mixer le secteur par l’attraction de l’investissement immobilier et de nouveaux résidents.
Qu’elles soient explicites ou codées, les dimensions ethniquement essentialistes ou racialisées de la mixité sociale apparaissent le plus concrètement dans deux pratiques étatiques : l’attribution des unités de logement social dans le processus de relocalisation et les stratégies en matière de sécurité. Ma recherche confirme que les commissions attribuant les nouveaux logements en décidant de leur localisation au travers du processus de relocalisation défendent souvent un point de vue à l’encontre de la concentration de « problèmes sociaux » dans des bâtiments ou des secteurs ce qui discrimine de fait les résidents à faibles revenus, les familles monoparentales et les résidents d’origine non européenne (Tanter et Toubon 1999 ; Simon 2003 ; Tissot 2005; Sala Pala 2013). Les urbanistes de municipalités aux couleurs politiques divergentes confirment le biais de ces commissions (de même que de certains de leurs membres les plus influents : le maire ou les organismes HLM) contre la création de nouveaux « ghettos » ou la concentration de « familles nombreuses » dans les logements sociaux reconstruits (entretiens 5, 6, 7). Un animateur travaillant dans les cités Bel Air et Grands Pêchers à Montreuil est franc :
Les critères ethniques, c’est interdit […] mais ils sont utilisés, on le sait […] dans un quartier où il y beaucoup de maliens, on va mettre moins de maliens […] on sait parce qu’il y a des gens là-dedans et qui nous le racontent. C’est pas écrit. (Entretien 14)
À Saint-Denis, où la présence d’immigrés non blancs a été un facteur-clef dans les décisions de rénover et de démolir les logements sociaux depuis les années 1980 (David 2014, 324-6), le chef de projet de rénovation urbaine témoigne qu’ « en France, on a vraiment un tabou là-dessus [la mixité ethnique] », mais le bailleur va « être hyper vigilant à ne pas reconstituer un village au sein d’une cage d’escalier » (Entretien 4).
La « sécurité » est une autre source de justification majeure – et une microstratégie essentielle – au réaménagement des cités dont certaines, notamment Les Indes à Sartrouville, sont décrites par les aménageurs comme des secteurs où la police n’entre pas. Une des priorités transversales est de rendre les grands ensembles « ouverts », « lisibles », « accessibles » et « perméables » aux services d’urgence, particulièrement la police qui, en vertu de la Loi, doit être consultée avant la finalisation des plans de réaménagement (ANRUe, entretiens 7, 11; Le Parisien 2009; Garnier 2011, 26-33). Les présupposés sous-jacents à l’ « insécurité » ou au caractère « sensible » de ces espaces ne sont pas neutres sur le plan social. Ils sont codés en termes de classe, de race et de genre de sorte à décrire, par exemple, les manières indisciplinées par lesquelles les jeunes sans emploi ou sous-employés s’approprient les espaces publics. Bien qu’il ne soit pas réductible à une image « raciale » homogène, le spectre de jeunes hommes flânant se centre typiquement sur des groupes de jeunes adolescents d’origine africaine (qui peuvent aussi empiriquement comprendre de précaires prolétaires blancs) (Abdallah 2012 ; Khiari 2008, 194-198 ; Rigouste 2012, 12). Dans la cité Grand Pêchers du Haut-Montreuil, un animateur du projet de rénovation considère que l’image d’insécurité utilisée pour justifier le réaménagement a mis l’accent sur la capacité d’une douzaine de jeunes hommes à occuper l’espace public (entretien 14). Dans le cas de Sarcelles, les urbanistes indiquent que le design est un instrument pour contrer « le squat des halles [d’entrée] » et les « incivilités » (entretien 6). La résidentialisation comprend des mesures pour « normaliser » le caractère résidentiel des projets en rapetissant l’espace public, en renfermant les entrées, et en démarquant l’espace privé de l’espace public par le biais de clôtures et d’autres marqueurs de séparation. Dans ces cas, la normativité sous-jacente à cette prévention situationnelle demeure floue, faisant référence à un village ou à un Paris haussmannien (Lelévrier 2010a, 96).
Comme ces exemples de réaménagement de l’espace public l’indiquent, ces stratégies de réaménagement du cadre bâti et de mixité sociale comportent des dimensions politiques de race, de genre et de classe explicites. La mixité sociale est souvent censée faciliter le contrôle paternaliste en disciplinant les « populations à problème » en les subordonnant à des modèles : les nouveaux résidents. Ce paternalisme est marqué de dimensions reliées à la classe ainsi qu’à la race, traitant les résidents comme des citoyens de seconde zone. On s’attend à ce que « si l’on met un chômeur dans une cage d’escalier où la majorité des locataires travaille, il sera spontanément tiré par le haut » (Gilles Poux, maire de La Courneuve ; cité dans Belmessous 2007, 146) ou que les personnes « trop plombées par les problèmes sociaux, des problèmes de familles » telles que « les familles monoparentales » ou « les gens avec les minima sociaux » « ont peut-être un peu plus de responsabilité par rapport à la collectivité » une fois qu’elles se trouvent dans une situation de mixité sociale dans leur bâtiment (maire de l’arrondissement, Paris, entretien 8). Ici, les résidents sont estimés incapables de prendre les choses en mains eux-mêmes sans la présence de voisins socialement respectables – et « responsables ».
La démolition et la recomposition sociale visent parfois affaiblir ou prévenir la résistance politique collective. Tel qu’un militant du Forum social des quartiers populaires le mentionne, en bénéficiant d’une perspective historique:
Dans certains quartiers, il y a des luttes qui ont été organisées, que ce soit contre la violence policière, contre la double peine, […] contre la discrimination au logement […] On efface ces luttes […] Et pour effacer ces luttes, la meilleure façon de faire en sorte que ces luttes ne sortent pas au-delà des quartiers, on les casse. C’est un des buts de la rénovation urbaine. Enfin, nous, on le pense […] Ils détruisent les luttes qui s’étaient installées à l’intérieur même de ces quartiers. Ils détruisent les mémoires […] ils détruisent les familles […] c’est violent, il n’y pas d’autres termes. (Entretien 3)
Dans les projets avec une histoire de soulèvements et d’émeutes (Val-Fourré, Mantes et Francs-Moisins, de même que Saint-Denis après 1991, par exemple), les démolitions avaient par le passé tendance à cibler les parties des cités les plus susceptibles d’émeutes politiques. Dans la cité Val-Fourré, les urbanistes se souviennent que « les premières actions, c’est des démolitions de logements, et c’est lié aux émeutes qu’il y a eu en 1991 […] ; ils ont détruit les bâtiments en face d’une patinoire où il y a eu les émeutes » (entretien 9). À Sartrouville, les souvenirs des émeutes de 1991 contribuent à expliquer les efforts de réaménagement actuellement mis sur la cité la plus « sensible » en ville : Les Indes. Dans le cas de Poissy, où les résidents de La Coudraie se sont rapidement mobilisés pour arrêter la démolition intégrale de leur quartier, la mixité sociale ne vise pas seulement à casser la concentration actuelle de résidents français-marocains. Selon les termes d’un urbaniste, la rénovation par mixité entend assurer que « ça [ne] reste [pas] une poche de résistance » (entretien 11).
La mixité sociale comme projet néocolonial
La réorganisation physique et sociale des grands ensembles est donc un exercice à volets multiples – ethnicisés et racialisés notamment – pour réorganiser territorialement les relations de domination. Étant donné ma perspective d’analyse inspirée de Lefebvre et de Fanon, il me faut poser la question suivante : de quelles manières les dimensions racialisées de la réorganisation territoriale peuvent-elles être nommées néocoloniales au sens de l’histoire concrète du terme ? Il y a au moins deux façons de répondre à cette question. Bien que la mixité sociale fût pleinement développée comme catégorie de politique publique seulement lorsque les immigrés (des colonies et du sud de l’Europe) ont commencé à accéder au logement HLM en grand nombre (des années 1970 jusqu’aux années 1980), la mixité sociale dans les logements sociaux a des racines historiques plus profondes. Dans les années 1950 et 1960, des communes comme Nanterre, Gennevilliers et Argenteuil ont commencé à expérimenter des « quotas » et des « seuils de tolérance ». Il s’agissait d’efforts visant à limiter la concentration spatiale d’immigrés (plus particulièrement des immigrés arabes et kabyles d’Algérie) afin de ne pas susciter de protestation parmi les résidents locaux. Selon cette logique raciste, les immigrés sont tenus responsables de l’hostilité des Français « de souche » qui est quant à elle tenue pour acquise. Le terme « familles nombreuses » était à ce moment déjà utilisé comme code pour désigner les immigrés, particulièrement ceux provenant des colonies (de Rudder 1991 ; de Barros 2005 ; Blanc-Chaléard 2012 ; Blanchard 2012 ; Masclet 2006). Dans les versions gauchistes de cette histoire, les communes rouges, telles que Gennevilliers ou Saint-Denis, voulaient redistribuer les logements sociaux (plus particulièrement les cités de transit pour immigrés et les logements sociaux les plus fortement subventionnés) à travers la région parisienne. Plutôt que de traiter les immigrés et les travailleurs précaires comme parties intégrantes de leurs collectivités, ces administrations communistes les ont traités comme des fardeaux financiers pour les États providences locaux et, avec la montée du Front national dans les années 1980, comme un fardeau électoral (Masclet 2006, 2005 ; Tissot 2005 ; Stovall, 2003 ; David 2014).
Les impératifs actuels de mixer (déconstruire les cités et disperser leurs résidents) refont donc appel aux stratégies coloniales tardives ainsi qu’aux premières stratégies néocoloniales. Ceci est aussi vrai pour d’autres aspects néocoloniaux dans les projets de l’ANRU : le maintien de l’ordre par les forces policières et la contre-insurrection. Tels que le révèlent à la fois les documents officiels et les urbanistes, les projets de rénovation sont souvent énoncés dans un langage militaire, comme reconquêtes de secteurs officiellement appelés « sensibles » en termes reliés à la sécurité (entretien 12, ANRUc, d). Ce langage n’est pas anodin mais s’inscrit dans une tradition de pacification et de contre-insurrection qui a toujours traité les migrants des colonies comme des risques politiques. En effet, les stratégies pour gérer (ou dissoudre) les zones d’établissements de migrants en fortes concentrations (dans les bidonvilles, les foyers, les cités de transit et les HLM des années 1950) étaient informées par le personnel, les tactiques et les classifications de population issues des colonies, notamment de l’Algérie (De Barros 2005 ; De Barros 2012 ; Hmed 2007 ; Viet 1999 ; Blanc 1983 ; Ewane 2012 ; Cohen et David 2012). Après 1962, ces pratiques coloniales ont été adaptées et diffusées de sorte à contrôler et « civiliser » les migrants au travers de nombreux bras de l’État qui, à l’occasion, venaient à travailler avec les officiels des organismes HLM : les responsables de la sécurité sociale, de l’immigration, de la citoyenneté, de la planification régionale, de l’ingénierie civile, de la police, de la sécurité intérieure et de la défense (De Barros 2007 ; Blanchard 2011 ; Math 2000 ; Fredenucci 2003a-b ; Sacriste 2012 ; Laurens 2009 ; Spire 2005 ; Hajjat 2012 ; Rigouste 2012 21-49 ; Belmessous 2014 ; David 2014). Ces stratégies répondaient aussi aux mobilisations des migrants au travail et dans les bidonvilles et cités de transit avant et après 1968 (Viet 1999 ; Hmed 2008b ; Pitti 2008 ; Hervo 2012)9.
La relation entre la politique coloniale tardive, les premières stratégies étatiques postcoloniales et les initiatives de sécurisation actuelles est mieux comprise comme une recomposition, soit en tant qu’articulation complexe de traits de continuité et de discontinuité. Les projets de réaménagement actuels (notamment ceux prenant place dans les cités avec des histoires récentes d’émeutes comme Clichy-Sous-Bois, Villiers-le-Bel et Grenoble) sont devenus des sites d’expérimentation non seulement pour le design urbain sécurisé, mais aussi pour le profilage racial et agressif des unités policières hautement mobiles et autonomes (Brigades Anti-Criminalités, BAC) et les méthodes de contre-insurrection paramilitaire visant à garder sous contrôle les résidents, et à prévenir le développement de liens entre la résistance locale et les dynamiques de mobilisation plus vastes (Rigouste 2012 ; Belmessous 2010). Les méthodes de contre-insurrection, qui sont utilisées dans les situations de guerre en milieu urbain dans les zones de conflits non européens, sont basées sur des doctrines de sécurité de l’État dévêtues de leur anticommunisme de la Guerre froide, mais qui continuent de traiter les personnes non blanches comme des menaces intérieures (Rigouste 2011). Qui plus est, les pratiques localisées, hypermasculinistes des unités de BAC, consistant à provoquer, chasser et humilier les habitants, redéploient des formes néocoloniales de maintien de l’ordre qui ressemblent, en effet, à des régimes d’exception (Rigouste 2012, 137-171 ; Blanchard 2011). Il est dès lors possible de comprendre pourquoi les unités policières mobiles sont souvent perçues comme des forces d’occupation perpétuant une forme quasi coloniale de mépris étatique (la hogra) (Belmessous 2010, 124 ; Abdallah 2012, 12). Et on comprend pourquoi les démolitions spectaculaires employant la dynamite peuvent évoquer des souvenirs de guerre coloniale parmi les résidents plus âgés (Abdallah 2005, 160) – ou de Gaza, du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest parmi les résidents plus jeunes. Les observations de Fanon tiennent encore : dans un contexte (néo)colonial, les hiérarchies territoriales sont organisées en partie à travers les nettes lignes de séparation racialisées que dressent les forces policières ou militaires.
Méfiez-vous des apparences ! Les contradictions des stratégies étatiques
Avec la rénovation urbaine, on refait du ghetto, mais en plus propre.
Yazid Sabeg, Président du Comité d’évaluation et de suivi de l’Agence nationale de la rénovation urbaine (2012)
On a beaucoup détruit ici, et à chaque fois les problèmes [de drogue, de squat] se sont déplacés.
Abdel, habitant de la Cité des 4000, La Courneuve (Le Monde, 2012)
Les projets de rénovation urbaine contribuent à briser à la fois physiquement et socialement les habitations stigmatisées. Ceci est en majeure partie effectué non pas par leur destruction complète et des relocalisations massives, mais par le rétrécissement de l’offre des logements sociaux les plus fortement subventionnés, encourageant une différenciation des modes d’occupation (avec des ajouts sélectifs d’unités de propriété privée et subventionnée), et, dans certains cas, en décentralisant la construction. Pourtant, les rapports d’évaluation et les interviewés indiquent que le PNRU n’améliore pas les conditions économiques des résidents (Jérôme 2012), pas plus qu’il ne mène à l’intégration sociale, l’harmonie politique ou une égalisation territoriale de « problèmes sociaux ». Le PNRU produit plutôt la fragmentation sociale, une ségrégation finement ciselée et des mobilités résidentielles différenciées sur les sites réaménagés et au-delà (Lelévrier 2010a-b ; Lelévrier et Noyé 2012; Epstein 2012b ; Oblet et Villechaise 2012 ; Faure 2006 ; Comité d’évaluation 2008). Dans les termes d’un animateur, la reconstruction encourage « ceux qui avaient des ressources, soit en termes de réseaux, soit en termes financiers » à partir et donc « pervertit le peu de mixité sociale qui existait au départ ». (entretien 14). Selon un urbaniste, les projets aboutissent à « une certaine forme de tri social […] entre ceux qui peuvent accéder au neuf [les moins pauvres] et ceux qui sont relogés dans l’ancien » (entretien 4). Parmi les ménages à faibles revenus reségrégués, les familles nombreuses ou monoparentales et les ménages avec une histoire liée à l’immigration sont surreprésentés (Lelévrier 2010, 46 ; Lelévrier et Noyé 2012, 207).
Pourquoi cette combinaison de reségrégation et de mobilité socialement segmentée? Premièrement, le biais envers les logements sociaux ou privés « revalorisés » – plus petits et plus chers –, de même que la difficulté à attirer de nouveaux résidents dans certains sites et l’impératif de maintenir les valeurs des propriétés dans des marchés fonciers capitalistes réels ou simulés, militent tous contre une proximité spatiale fine. Deuxièmement, les valeurs foncières élevées et la résistance mixophobique (raciste ou de classe) dans d’autres secteurs bloquent la répartition spatiale dispersée des unités des logements les « plus sociaux » [les plus subventionnées], tel que l’indiquent les aménageurs dans les communes de gauche ou de droite (entretiens 4, 9 ; Bacqué et al 2010 ; Belmessous 2006). Troisièmement, la résidentialisation influencée par la sécurisation – grillageant les nouveaux bâtiments, clôturant les entrées, les aires de jeux et de stationnement – mine l’espace public où la « mixité » pourrait en fait prendre place. Appelé « bunkerisation » par certains (Belmessous 2010), le design sécurisé renforce une culture de peur et la tendance, pour les résidents du quartier et les nouveaux arrivants, à s’éviter les uns les autres dans le quartier ainsi que dans le système scolaire (entretiens 9, 13, 14). Tel que nous le savons de l’histoire des grands ensembles français (qui a aussi essayé de prévenir les concentrations de prolétaires même si on les estime aujourd’hui ne pas faire preuve de la mixité « indiquée »), l’idée de la ville européenne comme d’une machine d’intégration sociale par la proximité physique ne tient pas à un examen plus rigoureux (Chamboredon et Lemaire 1970 ; Bernard 2009).
Le PNRU illustre en quoi les analyses de politiques développées au niveau local devraient éviter de tenir pour acquises les intentions des politiques publiques, tout comme l’efficacité du discours officiel et sa circulation autoréférencée parmi les décideurs politiques. Il découle des perspectives dialectiques marxistes et anticoloniales de Lefebvre et de Fanon sur l’État et la politique coloniale, qu’il est préférable de porter attention aux fissures au sein des stratégies étatiques ainsi qu’aux potentielles contradictions entre les conceptions des planificateurs, des politiciens et des pratiques spatiales quotidiennes. Dans le cas français, une telle sensibilité aux contradictions de l’intervention étatique est nécessaire pour également saisir comment les décideurs politiques locaux diffèrent dans leurs interprétations de l’objectif étatique central de promouvoir l’intégration sociale républicaine par le biais de la mixité sociale (une intégration donc au moins ethno-racialisée par ricochet) (Kirzsbaum 1999, 2013).
Certaines municipalités – Poissy, Sartrouville – sont engagées à casser les concentrations existantes de résidents non européens et l’image de « repli communautaire » des cités qui leur est associée. Selon les urbanistes, ces municipalités visent à disperser un nombre important de résidents actuels et refusent de construire des lieux de prière et des mosquées sur les sites de reconstruction (entretiens 7, 11). D’autres, par contre, n’ont pas de telles objections aux modes d’organisation communautaires. À Mantes-la-Jolie, un politicien de gauche défend que
pour [la droite raciste qui est à l’œuvre ici], l’objectif n’est pas de mixer […] Ici, on est dans une logique de gestion ethnique […] chacun chez soi, un modèle plutôt communautariste renforcé par les pratiques affairistes, une stratégie d’encerclement du Val-Fourré […] effectivement amenant à une concentration ethnique additionnelle (entretien 10).
Pour le gouvernement municipal de droite à Mantes, « remettre des mosquées [sur le site reconstruit de Val-Fourré est un moyen] d’acheter la paix sociale » (entretien 9) et de prolonger des relations clientélistes avec des groupes d’habitants ethniquement essentialisés, et ce, sans nécessairement les disperser (entretien 10 ; voir aussi Kirszbaum 1999, 106). En conséquence, la mixité sociale a tendance à trier les résidents actuels sur la base de leur revenu comme dans le cas de ceux qui peuvent déménager dans des logements d’accès à la propriété nouvellement construits sur les sites redéveloppés (Zappi 2015). Pendant ce temps, avec le Paris socialiste, le soutien pour une salle de prière islamique à Château Rouge permet à la Ville de se différencier de la droite populiste et fasciste (qui s’était aussi mobilisée à cet endroit contre les prières musulmanes dans la rue). Selon le maire de l’arrondissement, le projet de rénovation approuve symboliquement la mixité « populaire et multiculturelle » du quartier même s’il cherche à diluer et à ordonner le caractère africain des espaces de commerce, d’habitation et des espaces publics (entretien 8). Ces deux cas démontrent que le républicanisme d’apparence aveugle à la « race » peut efficacement exister avec des pratiques étatiques communautaristes ou multiculturalistes10.
La démolition comme projet hégémonique ? Violence structurelle, résistance et intégration
L’expérience française nous montre que les mouvements urbains ne survivent pas s’ils ne font que des demandes économiques. S’ils ne dépassent pas le niveau des revendications concernant la consommation collective, ils disparaîtront (Castells, 1983, 96)
Les habitants ont résisté à diverses expressions de la violence structurelle et symbolique incarnée dans les projets de reconstruction : la délimitation et la marchandisation du logement social, la perte d’une maison et des souvenirs qui lui sont associés, la peur de perdre des quartiers et des réseaux de soutien. Cette résistance était inégale, à facettes multiples, mais rappelle une piste d’analyse vitale à notre lignée lefebvrienne-fanonienne : l’accent sur les résistances quotidiennes et l’action collective comme une forme d’appropriation de l’espace (et du temps) (Kipfer 2007). Dans notre cas, la résistance au réaménagement des logements sociaux a puisé dans des répertoires d’action de réappropriation de l’espace dans les cités, qui sont genrés de manière complexe et ont de profondes racines historiques (Bouamama 2009 ; Lapeyronnie 2008 ; Da Silva 2004). Sous forme d’actions directes ou diffuses, ceci a pu signifier de refuser à quitter les unités, lancer des cocktails molotov sur les terrains à bâtir (entretien 4), ou établir des camps post-évincement (Muhammad 2011). La rénovation semble avoir accru la participation aux émeutes de 2005, qui étaient plus intenses dans les endroits où l’ANRU conduisait des projets (Epstein 2008, 287-92; Lagrange 2008, 382). Le plus souvent, en revanche, l’opposition organisée a pris la forme de ce que Castells a appelé syndicalisme urbain (urban trade unionism) : des associations de locataires faisant des demandes partielles – pas de démolition qui ne soit pas nécessaire, pas de reconstruction, des relocalisations plus aisées – pour défendre l’intégrité des cités contre la mixité par le haut. Tel que l’indiquent le matériel de campagne et les entretiens avec les urbanistes, ces demandes étaient portées par des associations spécifiques aux quartiers ou actives à l’échelle du département, certaines ayant des liens étroits avec l’infrastructure politique des banlieues « rouges » (Confédération nationale du logement) (Interviews 4, 5, 6, 11 ; Collectif Logement Val d’Oise 2007 ; Yvelines en lutte 2007).
Les mobilisations contre les plans initiaux de démolir intégralement La Coudraie à Poissy et de démolir partiellement la Cité Rouge dans Gennevilliers, étaient au cœur d’une tentative visant à relier les mouvements de résistance locale à un réseau plus vaste (La Coordination anti-démolition des quartiers populaires), de même qu’à une organisation nationale des quartiers populaires stigmatisés (le Forum social des quartiers populaires). Organisées avec l’aide de militants de mouvements de revendication sociale de longue date – les défenseurs de logements sociaux de Droit au logement (DAL) pour le premier cas, et le Mouvement de l’immigration et de la banlieue (MIB) antiraciste pour le second –, ces deux coalitions ont essayé de surmonter le quartiérisme. Il est évident, à partir des entretiens avec les militants issus des deux mouvements et du matériel de campagne, que ces groupes ont développé des critiques acerbes de la démolition, perçue comme épuration ou nettoyage social, comme de la spéculation foncière. Ils analysaient aussi les démolitions et la rénovation urbaine comme des attaques sur les banlieues en tant que milieux de vie de longue date et milieux de résistance pour les immigrés de classe populaire (interviews 3, 15 ; CAQP 2008 ; FSQP 2008a-b ; Kipfer 2009). Considérés ensemble, ces efforts de résistance en réseau articulaient les préoccupations du syndicalisme urbain avec des traditions de lutte antiraciste incarnées au travers d’un arrangement complexe de mouvements autonomes (Boubeker et Hajjat 2008) et d’associations (Withold de Wenden et Leveau 2001).
À Poissy et à Gennevilliers, l’opposition a eu des effets directs sur les efforts de reconstruction, en arrêtant les démolitions intégrales ou en réduisant le nombre d’unités démolies, en améliorant les conditions du processus de relocalisation et la qualité des unités reconstruites (entretiens 5, 11). À Sartrouville, la résistance anticipée a limité la portée des démolitions (entretien 7). En effet, il y a peu de doute que l’opposition existante ou potentielle explique, en partie, pourquoi la démolition dans la région parisienne, par contraste avec plusieurs cas dans d’autres pays, est presque toujours partielle (n’ayant été totale qu’à Croix-Petit à Clergy). Néanmoins, il a été difficile de soutenir l’opposition collective au-delà de revendications partielles et particulières dirigées vers les projets individuels. Pourquoi? Structurellement, il est difficile pour les associations et les résidents (en crise permanente), subissant une précarité quotidienne (Abdallah 2005), de s’opposer in toto au réaménagement concerté. Par ailleurs, la relocalisation sépare et individualise les résidents qui doivent ou bien quitter leur logement ou s’assurer de rester en bons termes avec les organismes HLM (Deboulet 2006). Une fois atomisés, ils sont plus facilement divisés en gagnants et en perdants (Oblet et Villechaise 2012). De plus, la reconstruction a tendance à modifier l’équilibre de force en faveur des nouveaux résidents, particulièrement lorsqu’ils arrivent en nombre important. À la Goutte d’Or, par exemple, les gentrifieurs se sont transformés en force effectivement politique qui soutient la recomposition sociale en « calmant » le quartier et en contrôlant les paramètres de la diversité dans l’espace public et la vie commerciale (Bacqué et Fijalkow 2011, 127-31).
De telles conditions de fragmentation subalterne (Clerval 2013, 208-228) facilitent la capacité des politiciens et des planificateurs à gérer l’opposition avec un mélange de coercition, de contrôle et d’intégration. Dans la banlieue « rouge » de Gennevilliers, la mairie a réactivé sa relation paternaliste de longue date avec les électeurs et les associations de locataires pour convaincre les activistes de rester au sein de la famille politique (« la mairie-poule ») (entretien 5). À Saint-Denis, Sarcelles et Montreuil, les consultations ont semblé finement arrangées, démoralisant ainsi les habitants (entretien 14) ou accroissant la capacité des aménageurs à sélectionner eux-mêmes quelques représentants de locataires « fiables » (entretien 6). À La Coudraie, à Poissy, un leader de la communauté de locataires a joint l’équipe du maire après avoir aidé à défaire la majorité de droite de longue date aux élections de 2008 (entretien 11). Et, à Mantes-la-Jolie, un politicien de l’opposition a soutenu que « la restructuration urbaine [représentait] un ensemble de marchés » pour l’ancien maire Bédier de « mener une politique clientéliste », « une manière pour lui de se faire une carrière à travers les appels d’offre » (entretien 11). Les projets de l’ANRU démontrent ainsi non seulement les contradictions de l’action étatique. Ils témoignent aussi du rôle de l’urbanisme dans le développement d’une passivité politique subalterne, et donc la construction de l’hégémonie (Lefebvre 2003, 184-86). Ils ont fait cela en partie en renouvelant les répertoires politiques paternalistes – pour lesquels les ouvriers et les résidents (néo)colonisés sont incapables d’agir collectif historique (Memmi 1985, 114).
Conclusion:
Dans toutes les régions du monde, les luttes pour le contrôle et l’emploi des villes sont actuellement intenses. L’idée que l’urbanisation conduit à l’intégration sociale n’est plus très prometteuse, même pas en tant que mythe populaire. Les espaces et les objets de l’espace urbain sont manipulés de plus en plus souvent pour des revendications particularistes et pour consolider les zones de désengagement. Les idéaux de l’échange social apparaissent forcément lointains et abstraits […] Les proximités territoriales et culturelles ne facilitent donc ni collaboration ni négociation. (Simone 2010 314-5)
Dans cet article, j’ai mis au premier plan les aspects spécifiquement politiques de la rénovation urbaine dans la région parisienne. À partir d’une perspective inspirée d’Henri Lefebvre, de Frantz Fanon et de recherches françaises sur les interventions étatiques néocoloniales, j’ai suggéré que ces projets ne peuvent être compris adéquatement comme exemples de néolibéralisme urbain (voir aussi Morel, Journel et Sala Pala 2011). Ils ne sauraient être seulement compris comme des tentatives visant à rééchelonner le développement économique étatique pour faciliter l’accumulation à travers la valorisation foncière et le développement économique. Ils redéploient territorialement les rapports d’oppression. S’inscrivant partiellement en réponse à – ou en anticipation de – trajectoires de lutte locales et nationales, les projets de rénovation urbaine tentent de réorganiser les rapports sociaux de classe et de race à travers des rapports spatiaux de proximité physique et d’intégration fonctionnelle. Dans la mesure où la mixité sociale et la planification post-fonctionnaliste redéploient des répertoires étatiques développés au début et au cours des luttes anticoloniales, de Mai 1968 et de l’antiracisme issu des années 1980, ils représentent des stratégies contre-révolutionnaires de « recolonisation » non seulement au sens métaphorique du terme, mais aussi en son sens racialisé et spécifiquement néocolonial. Bien entendu, les effets politiques des projets de rénovation urbaine sont contradictoires : ils entraînent souvent la microségrégation et non l’intégration sociale (sans parler de paix sociale). Toutefois, en déstructurant la composition sociale et physique des grands ensembles, ces projets accentuent une décomposition et une recomposition sociospatiale plus vaste de groupes subalternes, en particulier les résidents non blancs (Lambert 2015 28-32). Ils soulèvent ainsi des questions plus larges sur l’avenir des revendications au droit à la ville. Est-ce que les « banlieues » peuvent continuer à être des bastions de mobilisation populaire menant à des formes de convergence politique plus vastes comme le présument à la fois Lefebvre et les militants antiracistes actuels ? Et, étant donné l’engagement de l’État dans la mixité sociale par le haut, comment la déségration peut-elle demeurer un médium de transformation émancipatrice, tel que Lefebvre et Fanon l’ont tous deux conçu, selon leurs approches humanistes radicales ?
Comme l’indique la citation d’Abdou Maliq Simone, le réaménagement des cités à Paris n’est pas une affaire isolée. Spatialement nuancés, les projets de réhabilitation ou d’éradication de taudis, de réaménagement de parcs de logements sociaux, de gentrification ou d’opérations militaires urbicidaires dans d’autres parties du monde, malgré leurs différences, démontrent également que les stratégies d’État de déségrégation imposée par la force et le dispersement d’espaces subalternes n’apportent pas l’émancipation, mais de nouvelles formes de domination politique à une époque de violence socioéconomique et de polarisation intensifiée (Kipfer et Goonewardena, 2007, 2014). L’accent que j’ai mis sur le poids politique du réaménagement urbain à Paris reflète en partie le rôle de l’histoire révolutionnaire en France et dans les colonies relativement à la politisation des stratégies spatiales étatiques, un rôle qui nous rappelle la signification spécifiquement contre-révolutionnaire de la pacification dans ce contexte impérial. Il serait cependant trompeur de voir les stratégies spatiales étatiques comme dérivant seulement d’un « modèle » français. Ceci ne découle pas uniquement du fait que le républicanisme français est contradictoire et traversé par des trajectoires subnationales et inégales de luttes et d’intervention étatique (Amiraux 2010). Il faut également voir que la politique urbaine française se situe en relation symbolique et institutionnelle avec d’autres contextes impériaux actuels. Elle s’est développée en partie en réponse à la menace perçue du « ghetto » américain (et ses équivalents britanniques supposés, Brixton et Toxeth). Par ailleurs, elle continue d’être exportée comme modèle, servant à la fois d’anti-modèle (« le danger de la banlieue ») et de référence positive pour les projets de pacification dans des contextes historiquement moins portés à l’insubordination en Europe et en Amérique du Nord (Saberi à paraître ; Ronneberger et Tsianos 2009). Loin d’être un cas unique, Paris est un point de départ crucial pour la recherche comparée.
Appuyée sur Lefebvre et Fanon, mon analyse des stratégies étatiques néocoloniale atteste du rôle de la politique urbaine dans l’organisation du pouvoir en tant que consentement et coercition. Ceci a des implications variées pour la recherche. Laissez-moi en souligner une : le besoin de développer la recherche sur les aspects postcoloniaux du capitalisme contemporain, particulièrement l’État. Il est bien connu que le terme postcolonial était utilisé en référence aux réalités concrètes de la formation des États post-indépendance (Alavi 1971) plusieurs années avant qu’il le nomme d’une approche déconstructionniste (ou post-structuraliste) spécifique du (néo)colonialisme. Cet article relève le besoin de revigorer la recherche, non seulement sur les États (post)coloniaux du Sud (Elsenhans 1984 ; Goswami 2004 ; Amin-Khan 2012), mais aussi sur les dimensions néocoloniales de la forme de l’État et de l’espace étatique dans le Nord impérial, un aspect inexploré de la théorie de l’État euro-américaine. De telles recherches peuvent contribuer à un tournant matérialiste de la recherche postcoloniale, ce qui inclut les recherches françaises sur l’État impérial sur lesquelles je me suis appuyé, et qui aident à informer les positions marxistes et dialectiques au sein de récents débats postcoloniaux français11. Pour éviter le « tout colonial », porter l’attention sur le rôle de l’État dans l’organisation territoriale hiérarchique permet de montrer que les réalités postcoloniales sont des recompositions – des modifications et des réinventions – d’un passé colonial qui interagit avec divers autres aspects de la totalité, spécifiques à la classe et au genre (Khiari 2008). À son tour, une telle perspective peut aider à illuminer dans quelle mesure l’analyse de Nicos Poulantzas – selon laquelle les groupes subalternes peuvent être présents dans l’Etat à travers « des effets à distance », en tant que menaces réelles ou potentielles (2013, 208) – doit être empreinte de la théorie décoloniale.
Stefan KIPFER
Traduit de l’anglais par Joëlle Rondeau. Une version raccourcie et adaptée de ce texte a paru dans la revue Antipode. Cet article est paru dans la revue Période.
Stefan Kipfer est politiste, professeur associé à York University. Il a mené ses recherches dans les espaces urbains de Toronto, Zurich et Paris.
- Cette recherche a bénéficié du soutien logistique et financier du Centre des études européennes de Sciences Po (Paris), du Département de Sciences politiques de l’Université de Paris VIII (Saint-Denis) et de la Faculté d’études environnementales de l’université York. Des parties de cette recherche ont d’abord été présentées dans ces universités, de même qu’à la conférence annuelle de l’Association des géographes américains à Seattle (2011). La recherche en vue de cet article s’est également nourrie de ma collaboration conceptuelle de longue date avec Kanishka Goonewardena; une brève esquisse comparative de cette recherche est également parue (Kipfer et Goonewardena, 2014). Pour leur soutien inestimable, j’aimerais également personnellement remercier Houria Bouteldja, Félix Boggio Éwanjé-Épée, Anne Clerval, Mustafa Dikec, Patrick Le Galès, Liette Gilbert, Claire Hancock, Roger Keil, Sadri Khiari, Stella Magliani-Belkacem, Mohamed Ragoubi, Matthieu Renault, Christian Schmid, Lukacs Stanek, Sylvie Tissot, Karen Wirsig, et Anna Zalik. [↩]
- Cette recherche est basée sur des visites de terrains, des sources documentaires primaires (documents législatifs, articles de journaux, et conventions entre municipalités et l’ANRU), et 15 entretiens non-dirigés, menés entre 2008 et 2012, avec des urbanistes, des politiciens et des militants. Les sites étudiés sont les suivants: Cité des 3000 (Aulnay-Sous-Bois), Croix-Petit (Cergy), Cités des Bosquets et Forestière (Clichy-Sous-Bois/Montfermeil), Cité des 4000 (La Courneuve), Le Luth et Les Grésillons (Gennevilliers), Val Fourré (Mantes-la-Jolie), Bel Air et Grands Pêchers (Montreuil), Goutte d’Or/Château Rouge (Paris), La Coudraie (Poissy), Francs-Moisins, Saint-Rémy, Floréal-La Saussaie, Pierre Sémard (Saint Denis), Les Lochères (Sarcelles), Les Indes (Sartrouville). Les participants aux entretiens ont été recrutés en contactant les municipalités ainsi qu’en employant la technique boule de neige. Ils ont été interrogés sur les mêmes questions; celles-ci portaient sur les buts du redéveloppement, la signification de la mixité sociale, les premiers effets du redéveloppement et le rôle du conflit dans le processus de planification. [↩]
- Il est peu probable que le nouveau programme renouvellement urbain présenté sous le gouvernement de Hollande (la Loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine passée en février 2014) réorientera les projets de reconstruction, bien que la reconstruction physique soit réintégrée plus explicitement dans une vision de la politique urbaine plus vaste et supposément sociale. En fait, PNRU 2, la version socialiste, est plus austère. Avec une allocation de ressources moins importante, elle se concentre sur un plus petit nombre de secteurs définis uniquement par de hauts taux de pauvreté (Gouvernement de France 2014). [↩]
- Ces nouvelles connexions aux transports comprennent le tramway (à Sarcelles, Sartrouville, Haut-Montreuil, Saint-Denis, Gennevilliers, La Courneuve) et le métro automatique Grand Paris Express (à Clichy-sous-Bois et Montfermeil). À cet effet, voir Kipfer, Boudreau, Hamel et Noubouwo, à paraître; et Rigouste 2012, p.175-6. [↩]
- La rénovation urbaine à Clichy-sous-Bois et Montfermeil se concentre sur les copropriétés dévalorisées, ce qui permettant d’illustrer davantage la complexité institutionnelle des habitations de classe populaire. Construite par des spéculateurs inexpérimentés ayant bénéficiés de prêts à faibles taux d’intérêts sous le programme Logements économiques et familiaux (Logéco) dans les années cinquante, cette forme d’habitation a servie de logement social locatif de fait pour les ménages précaires (Le Garrec 2014). [↩]
- Dans sa minutieuse comparaison des pratiques d’attribution de logements sociaux à Marseille et à Birmingham, Valérie Sala Pala souligne les frontières fluides entre les cadres des processus décisionnels étatiques ethniquement absolutistes et explicitement racistes dans ces deux contextes (2013, 170). [↩]
- Sans compter les classiques de la littérature francophone antiraciste et décoloniale, la littérature actuelle sur les origines et les transformations historiques du racisme français est importante. Une petite série d’auteurs contemporains a fait voir à la fois la comparabilité transatlantique du racisme français et les manières spécifiques par lesquelles, comparativement, le racisme a été politisé en France coloniale et postcoloniale. Se référer aux travaux de Pap Ndyae, Sadri Khiari, Nacira Guénif-Souilamas, Houria Bouteldja, Carole Renaud-Paligot, Pierre Tevanian, Sylvie Tissot, Didier Fassin, Olivier Le Cour Grandmaison, Didier Lapeyronnie, Stéphane Beaud et Valérie Sala Pala. [↩]
- Il est important de noter, par contre, que la nette majorité des immigrés et de leurs descendants en France ne vivent pas dans des ZUS (ONZUS, 2011; Préteceille 2009). En France, la géographie résidentielle de la racialisation ne devrait donc pas être réduite à l’expérience de vivre dans une vaste cité fordiste ségréguée ou dans des secteurs de faibles loyers stigmatisés datant du 18e ou du 19e siècle. Cette géographie s’étend aux logements locatifs et au marché immobilier privés où les immigrés non blancs résident généralement en tant que minorités (Lambert 2015; Belmessous et al. 2006). En d’autres termes, la microségrégation racialisée n’est pas uniquement un résultat du redéveloppement des grands ensembles; en tant que forme spatiale, elle précède ces redéveloppements ou co-existe à eux parallèlement. [↩]
- Le quartier Goutte D’Or/Château Rouge illustre pourquoi il est important d’insister sur les dynamiques néocoloniales de classe et genrées des projets de rénovation actuels. De fait, Goutte D’Or n’a pas seulement une histoire de classe ouvrière explosive, datant du XIXe siècle (saisie de manière notoire bien que partielle dans l’Assommoir d’Émile Zola). On doit aussi insister sur l’histoire particulièrement antiraciste et anticoloniale qui a façonnée le quartier. Dans cette perspective, l’importance de ce quartier, plus connu sous le nom de Barbès, du fait du boulevard situé à sa limite ouest, dépasse largement sa petite taille. L’émeute qui y a éclatée en 1955 coïncidait avec la déclaration de l’état d’urgence en Algérie. Elle a été contrée par la répression étatique concertée, comprenant assassinats et torture, et a culminé par le massacre de 1961 (Taalba n.d.). Après 1968, ce quartier d’immigration majoritairement maghrébine était le site de mobilisations célèbres contre la violence et les assassinats racistes (1971) et en est venu à accueillir l’implantation institutionnelle de mouvements, incluant le Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA) (Kawtari n.d.). Au courant des deux dernières décennies, certaines parties du quartier sont devenues largement peuplées d’Africains noirs, et le quartier est devenu le cœur de grandes mobilisations de sans-papiers et d’un mouvement de squat né en son enceinte. L’importance politique de déstructurer Goutte D’Or/Château Rouge ne peut être comprise adéquatement sans rendre compte – ainsi qu’en conceptualisant – cette histoire spécifique de résistance décoloniale et antiraciste. [↩]
- Les stratégies explicites d’organisation communautaire pour gérer les logements des travailleurs immigrés ont une longue histoire dans le cas de l’AFTAM (Association pour la formation technique de base de travailleurs africains et malgaches). Faisant contraste aux cités de transit, cette association privée, qui était à l’origine mise sur pied en 1962 pour héberger la première génération de travailleurs de l’Afrique de l’Ouest, n’a pas poursuivi l’objectif de disperser et d’ainsi assimiler les travailleurs issus des colonies. Aujourd’hui, les foyers de travailleurs de l’AFTAM sont toujours dirigées selon des marqueurs ethno-raciaux, nonobstant l’impératif national de la mixité sociale (Béguin 2014). [↩]
- Voir notammenet les analyses de Margaret Majumdar, Sadri Khiari, Saïd Bouamama, René Gallissot, Yves Lacoste, Abdellali Hajjat, Stella Magliani-Belkacem, Félix Boggio Éwanjé-Épée, et Matthieu Renault. C’est parmi ces auteurs qu’on peut retrouver plusieurs lignes de continuités avec les intellectuels francophones de générations précédentes, incluant Fanon, Memmi, Césaire et Sayad. [↩]
Stefan Kipfer