Dandysme et vie des saints aménagée chez le baron Corvo

Vies de saints revues avec la gouaille du petit peuple italien et la fascination des corps, pour ces premiers écrits du baron Corvo.

Publié fin 2015 aux éditions L’œil d’or, ce court recueil de nouvelles (ou plutôt, justement, d’ « histoires ») traduites par Francis Guévremont, parues à l’origine en 1898, compte désormais parmi les bien rares textes du baron Corvo, mythique figure littéraire de la jonction des XIXème et XXème siècles, que l’on puisse lire en français.

La préface de Julien Delorme est particulièrement précieuse, associant l’indispensable rappel biographique à propos de Frederick Rolfe, qui se fit appeler baron Corvo, et une mise en contexte de l’œuvre insistant à la fois sur un contexte de production bien particulier et sur une survie littéraire rendue problématique par de complexes questions de succession.

San Michele Arcangiolo, qui sait toujours exactement comment se conduire avec les gens, et surtout avec les scimiotti comme celui-là, enfonça sa lance dans le ventre du petit diavolo, tout comme Gianetta quand elle embroche une bécasse pour la faire rôtir. Tout en le maintenant ainsi devant lui – car il vaut toujours mieux tenir les méchants devant soi -, le grand archange emporta jusqu’à notre monde le petit diavolo qui se tortillait et s’agitait sans cesse. Les flammes, comme à l’aller, dansaient autour et au-dessus de lui, sans jamais qu’une seule plume ne brûlât et sans jamais que sa peau si blanche ne s’abîmât, parce qu’elles ne pouvaient pas transpercer la glace de sa pureté. Le diavolo, par contre, se tordait et se tourmentait quand elles le touchaient – exactement comme je le ferais, Monsieur, si vous me fouettiez nu avec des câbles de métal chauffés à blanc, et non avec des brindilles de lilas comme vous le faites d’habitude quand je vous ai désobéi.

Les textes présentés ici, publiés au fil des pages de la revue anglaise The Yellow Book avant d’être assemblés en recueil, savoureuses relectures de la vie des saints, des anges et des archanges, telle que la racontait le petit peuple italien de l’époque (et la traduction fidèlement parsemée de termes italiens, d’abord quelque peu déroutante, rend ainsi pleinement la musique imaginaire de ces récits colorés), donnent une belle idée du charme de cet écrivain qui fut ambitieux, qui se serait sans doute maintes fois rêvé, à soixante ans de distance, en lord Byron, comme lui nageant dans les canaux de Venise, comme lui aimant le corps masculin et comme lui travaillant à sa réputation de débauché, sans y parvenir, et qui dut composer plus ou moins adroitement, plus ou moins cruellement, avec la censure d’une société moins indulgente avec lui, in fine, qu’avec un véritable enfant terrible de son aristocratie.

Mais quand les autres âmes damnées virent que la mamma de san Pietro était sur le point de les quitter, elles voulurent s’échapper, elles aussi, et elles agrippèrent ses jupes dans l’espoir de mettre fin à leur supplice. L’ange continuait à monter, la mère de san Pietro tenait fermement son bout d’oignon, et plusieurs âmes torturées s’accrochaient à ses jupes, et d’autres aux pieds de celles-ci, et encore d’autres à celles-là, si bien qu’on aurait pu croire que l’Enfer tout entier était sur le point de se vider. Et l’ange continuait à monter, et sous lui toute une immense chaîne de personnes qui ne tenait que par un petit bout d’oignon.Le bout d’oignon, d’ailleurs, n’allait certainement pas se rompre, car grande est la force d’une bonne action. Cependant, la mamma de san Pietro se rendit compte de ce qui se passait, elle vit qu’un grand nombre d’âmes se servaient d’elle pour s’échapper de l’Enfer, et cela ne lui plut pas. C’était une femme méchante, égoïste et coléreuse. Elle se mit à donner des coups de pied et à s’agiter ; elle prit même le bout d’oignon dans sa bouche, pour avoir les mains libres et faire tomber ceux qui s’accrochaient à ses jupes. Elle lutta avec tant de force qu’à la fin, elle coupa le bout d’oignon avec ses dents, et elle retomba dans les flammes de l’Enfer.

Figure emblématique de la légende noire et dorée de la Venise des écrivains et des artistes, le baron Corvo, souvent plus connu que lu, méritait cette superbe édition de ses écrits de jeunesse qui, déjà, dévoilent ses obsessions et ses complexités poétiques et humaines.

CHARYBDE 2

L’hérésie de Fra Serafico et autres histoires que Toto m’a contées du Baron Corvo aux éditions L’œil d’or
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