Employé-esclave et poète en Chine
« La perte de toute vie / Est la disparition d’un autre moi / Une autre vis s’est desserrée / Un autre frère du travail migrant se jette du bâtiment / Tu meurs à ma place / J’écris des poèmes à ta place ». Ces vers sont de Zhou Qizao, ouvrier dans une méga-usine du groupe Foxconn à Shenzhen, en Chine. Zhou les a composés le 1er octobre 2014, après avoir appris le suicide de son jeune collègue Xu Lizhi, lui aussi poète entre deux quarts de travail sur la chaîne d’assemblage. Foxconn, qui fabrique nos smartphones, est sans doute la seule entreprise au monde qui ait dû installer des "filets anti-suicide" dans ses ateliers et dortoirs. C'est sans doute qu'il y a trop de poètes parmi ses employés-esclaves soumis à des cadences folles et à un constant bourrage de crâne.
Foxconn, c’est « l’atelier électronique du monde ». La multinationale taïwanaise qui assemble iPhone, iPad, Xbox, Play Station et autres produits électroniques qu’on emballe soigneusement et dépose sous le sapin de Noël.
Les regards des médias du monde entier se sont tournés vers l’entreprise en 2010 après une vague de suicides dans ses usines chinoises. Dix-huit jeunes travailleurs ont fait le grand saut. Quatorze d’entre eux n’en sont pas revenus, et quatre ont échappé à la mort au prix d’un lourd handicap. Foxconn a réagi de multiples façons. Elle a installé des filets à l’extérieur des bâtiments, créé une ligne d’aide d’urgence, augmenté quelque peu les maigres salaires, entre autres. Mais au moins huit autres suicides ont marqué l’histoire de ces usines depuis lors, dont celui de Xu Lizhi. Et selon des chercheurs qui se sont penchés sur ces usines chinoises, d’autres vies ont été perdues de cette façon sans qu’on l’ait rapporté.
En cause : des conditions de travail qui portent à l’aliénation, au désespoir, et qui, pour l’essentiel, n’ont à peu près pas changé depuis 2010.
« Pour ces ouvriers, c’est la désillusion. Ils pensaient avoir de belles occasions, mais ils se voient comme des robots », lance au téléphone Jenny Chan, sociologue à l’Université Oxford, en Grande-Bretagne, et militante pour les droits des travailleurs chinois. Originaire de Hong Kong, Mme Chan a mené des entrevues avec plus de 40 ouvriers de Foxconn, en plus de visiter clandestinement l’usine de Longhua, à Shenzhen, où quelque 400 000 personnes assemblent des produits électroniques 24 heures sur 24. Ses analyses, de même que les récits et poèmes d’ouvriers, sont consignés dans le recueil La machine est ton seigneur et ton maître (éditions Agone, 2015).
Jenny Chan décrit une ville autonome avec ses chaînes d’assemblage, ses dortoirs, ses restaurants, ses banques, ses bureaux de poste, etc. Les employés y vivent et y travaillent : 12 heures par jour avec une seule journée de congé toutes les deux semaines. Or, « Foxconn ne fait pas que manufacturer des iPhone et des iPad, indique Mme Chan. Elle manufacture aussi les rêves et les espoirs des jeunes ouvriers en leur disant qu’ils deviendront peut-être un jour le prochain Steve Jobs ou Bill Gates. » Des bannières de recrutement proclament : « On ne choisit pas sa naissance, mais ici, votre destin va s’accomplir. Il suffit de rêver et vous allez décoller ! »
Mais le travail, qui attire surtout de jeunes migrants des zones rurales en quête d’un meilleur avenir en ville — la réalité de 270 millions de Chinois —, s’avère vite aliénant. L’ouvrage de Mme Chan rapporte un boulot répétitif au possible et qui ne nécessite ni ne développe aucune habileté particulière. L’avancement au sein de l’entreprise semble à peu près impossible. Le sentiment d’une profonde solitude est la norme en raison de l’atomisation de cette petite société : les jeunes arrivent seuls des campagnes et ont toutes les difficultés à nouer des liens en raison des horaires de travail exigeants et changeants, et de l’interdiction formelle de parler sur les chaînes d’assemblage.
Novlangue, sermons et punitions
À l’intérieur des méga-usines, selon les témoignages recueillis, des slogans tirés du p.-d.g. de Foxconn, Terry Gou, et qui semblent emprunter à la novlangue orwellienne sont affichés sur les murs : « Croissance, ton nom est souffrance » ; « Un environnement dur est une bonne chose » ;« Atteins tes objectifs, ou le soleil ne se lèvera plus ». Selon une ouvrière interviewée, ses collègues et elle doivent répondre en choeur « Bien ! Très bien ! Très, très bien ! » à la question « comment allez-vous ? » lancée par leur gérant au début de chaque quart de travail.
À cela s’ajoutent les sermons sur la discipline et les objectifs de production quotidiens, et les punitions, individuelles ou collectives, si des erreurs sont commises ou les objectifs, non atteints. « Après le travail, tout le monde — plus de 100 ouvriers — est parfois obligé de rester sur place, a raconté à la sociologue une jeune employée. Cela arrive chaque fois qu’un ouvrier est puni. Une fille est obligée de rester debout devant tout le monde et de lire une autocritique. »
Jenny Chan n’hésite pas à qualifier ces ouvriers de « iSlaves » (« iEsclaves »). Pourtant, ceux-ci sont entièrement libres de quitter pour de bon les chaînes d’assemblage. Or, sans qualifications particulières, sans réseau social, sans argent à investir, ces jeunes venus de la campagne se perdent vite dans la grande ville, assure Mme Chan. « La Chine n’est plus ce qu’elle était il y a 20 ans, alors que tout le monde partait plus ou moins de zéro. Aujourd’hui, les milliardaires pullulent. Les prix gonflent. Les inégalités sociales sont si grandes que pour ces ouvriers, sortir de cette trappe est de plus en plus difficile. » Résultat : « Après une année ou deux, ils s’épuisent. Ils errent dans la ville. Et retournent chez Foxconn. »
La militante voit toutefois un peu de lumière au bout du tunnel. Les travailleurs manifestent, font parfois la grève et exigent de meilleures conditions. Les médias sociaux permettent de rallier le soutien du public. « Tant que les ouvriers n’abandonnent pas, il y a de l’espoir », conclut-elle.