En défense des bobos de Belleville

Le discours politique et médiatique semble s’accorder pour dénoncer la "gentrification" des quartiers populaires, culpabilisant une partie du peuple qui ne fait pas nécessairement partie de la vraie classe dominante, et sur qui droite et gauche se sont mis d'accord pour taper en France : les fameux "bobos". Trop "bourges" pour les uns (les plus jeunes gagnent en fait plutôt dans les 1500 euros, et exercent des métiers particulièrement précaires), trop "gauchos" pour les autres (ils sont tolérants, acceptent de côtoyer des immigrés ou des gays, ne votent pas comme des "bourgeois" le devraient), le bobo serait de plus coupable d'accepter d'habiter dans des quartiers populaires parisiens au lieu de partir vivre en banlieue, renchérissant ainsi les loyers au détriment des habitants pauvres de toujours. Et si on se trompait de cible ? Entretien avec la sociologue Anne Steiner, auteur de "Belleville Cafés", par Malou Briand Rautenberg. 

Beaucoup d’encre a coulé sur le Sephora qui s’est installé rue du Faubourg du Temple. Belleville Hills est à la mode, en voici la preuve tangible. Déjà cet hiver, Vetements organisait un défilé de mode au Président, le restaurant chinois emblématique du quartier. Journalistes, sociologues et politiques s’en donnent à coeur joie pour décrier ce phénomène urbain qui embourgeoise les quartiers populaires parisiens et détruit sur son passage l’âme prolétaire qui y règne depuis toujours. Parmi les pourfendeurs, nombreux sont ceux qui y habitent, y vivent et aiment (à demi-mot) son éclectisme. Ce sont les premiers à courir les vernissages des artist-run spaces qui y fleurissent, à boire en terrasse des troquets qui brassent les générations et à s’émerveiller devant les boucheries halal et les karaoké chinois. Alors quoi ? Où se cache le mauvais gentrifieur et qui est-il ?

Pour Anne Steiner, maître de conférences en sociologie à Paris Ouest Nanterre, le coupable n’est pas nécessairement celui qu’on croit. La sociologue s’est longuement penchée sur la fonction sociale du café dans les quartiers populaires, elle est notamment l’auteure de Belleville Cafés, publié aux éditions de L’Échappée. Rencontre.

Vous avez beaucoup travaillé sur les cafés de Belleville. Selon vous, la population de ces cafés a changé ?

Ça a changé depuis la fin de ma dernière phase de recherche (années 2008-2009) mais le changement est surtout intervenu au tournant des années 2000. Jusqu’à cette date, anciens et nouveaux habitants s’y retrouvaient, se mélangeaient. Même si en fonction des âges et des milieux sociaux, ce n’étaient pas exactement les mêmes plages horaires, ni les mêmes espaces à l’intérieur du café. Aujourd’hui, le soir, les terrasses sont beaucoup plus peuplées, plus homogènes, et plus jeunes aussi. Ce qui est nouveau, depuis une dizaine d’années, c’est que ces cafés attirent des gens extérieurs au quartier, qui n’y habitent pas. Avant, la clientèle jeune des cafés de Belleville était une clientèle essentiellement locale.

Le quartier de Belleville se gentrifie, non ?

Le quartier de Belleville n’est pas si "gentrifié" que ça. Le bas-Belleville ne l’est pas. Il y a encore beaucoup de marchands de sommeil dans des immeubles en apparence rénovés. Pas mal de nouveaux propriétaires qui misaient sur une "gentrification" (et donc une augmentation de la valeur de leurs bien) sont contraints de revendre car les inconvénients liés à la présence des marchands de sommeil sont trop lourds - charges non payées, surpopulation des appartements, dégradation et refus d’investir dans des travaux. Et puis il ne faut pas oublier que le 20ème et le 19ème comprennent plus de 30% de logements sociaux. Avec une population aux revenus modestes et qui a vocation à rester. Avoir plus d’un tiers de logements sociaux dans un arrondissement, c’est un frein à la ’’gentrification’’.

Vous parlez de ’’frein’’ à la gentrification, c’est la penser comme un problème. Quelles en sont les conséquences néfastes, selon vous ?

Le souci, lorsqu’on déplore la gentrification, c’est qu’on se trompe de cible : on ne tape jamais sur les gens du 8ème ou du 6ème arrondissements, qu’on trouve très légitimes à vivre dans ces quartiers là ! La véritable bourgeoisie occupe de vastes appartements dans les arrondissements bourgeois (territoire assez étendu par rapport à la surface de Paris), vit dans l’entre-soi, et on ne lui reproche rien. Les analyses radicales de certains sociologues ou de certains journalistes sont en réalité extrêmement bénéfiques aux véritables classes dominantes : les membres de ces classes là sont épargnés, ne sont jamais accusés d’être illégitimes de vivre là où ils vivent. Ils habitent dans leurs quartiers historiques et achètent à leurs enfants dans ces mêmes quartiers.

En revanche, on reproche à des jeunes diplômés qui gagnent 1500 euros par mois et qui se contentent de toutes petites surfaces, d’habiter ces quartiers de l’Est parisien. Eux sont considérés comme illégitimes sur des territoires dont ils priveraient le peuple ! Eh bien, il faut accepter l’idée que le peuple c’est aussi cette jeunesse qui enchaîne les CDD, les stages, les statuts d’intermittents. Et fait parfois les fins de marchés pour se procurer des légumes frais. Alors oui, c’est une jeunesse qui s’habille bien, souvent pour pas cher dans les friperies, c’est une jeunesse qui est belle, comme on est beau à cet âge, qui boit en terrasse des cafés et qui vit avec pas grand chose, sans voiture, sans permis, sans équipement électro-ménager...etc. Mais cette jeunesse, c’est le peuple ! Une partie du peuple ! Je me demande comment ces gens qui pourfendent la gentrification au nom d’un certain peuple rêvent Paris. Si l’on réfléchit un peu sociologiquement, je suis le peuple et toi aussi tu es le peuple. En terme d’origine sociale et en terme de revenus, et aussi parce que plus d’un tiers de la population est aujourd’hui diplômée du supérieur. Donc ce n’est plus un critère permettant de tracer une ligne de démarcation entre peuple et non peuple. C’est une petite minorité qui fait partie de la véritable bourgeoisie. C’est à peine 10% de la population française. Le reste c’est le peuple. Celui qui n’a ni pouvoir, ni biens. Et qui a vocation à se soulever, à inventer un autre monde, c’est le peuple. Ce ne sont pas les seuls travailleurs manuels dont les effectifs ont drastiquement fondu. Le peuple n’est jamais semblable à ce qu’il a été. Il mute. Après, ce qui est déplorable, c’est que ces quartiers seront bientôt dépourvus de familles de classe moyenne car lorsqu’on a on a des enfants, qu’on est juste au-dessus des revenus qui permettent l’accès à un logement social, et qu’on doit vivre (contrairement aux jeunes) dans un espace suffisamment grand, Belleville n’est plus assez abordable. À partir du deuxième enfant, il faut souvent se résoudre à partir.

Vous disiez tout à l’heure ’’pseudo-gentrification’’, comme si le terme vous dérangeait...

Sur le territoire français, toute la structure de l’emploi s’est élevée vers le haut : en 2015, on compte beaucoup plus de cadres supérieurs, beaucoup plus de professions intermédiaires et surtout, moins d’ouvriers sur toute la France qu’en 1975. Alors pourquoi voudrait-on que certains quartiers restent uniquement peuplés d’ouvriers et d’employés subalternes ? Ces universitaires ou journalistes qui pourfendent la gentrification ont une espèce de nostalgie d’un Belleville fantasmé avec ses tailleurs, ses gars du cuir, ses bottiers, ses petits métallos, nostalgie d’un peuple qui ne reviendra pas, car le peuple est par essence en perpétuelle évolution. Mais aussi, implicitement pour eux, seuls des immigrés ou descendants d’immigrés post-coloniaux (à condition de n’avoir pas connu de mobilité sociale) seraient légitimes dans certains quartiers. Les autres sont d’affreux "bobos".

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D’ailleurs, on parle tout le temps des bobos, c’est un peu une obsession française. Qu’est-ce que ce terme définit exactement, selon vous ?

Le terme bobo vient de bourgeois bohème mais c’est en réalité un terme américain qu’on a récupéré et qui évoquait les trentenaires américains travaillant dans la communication ou les métiers créatifs, avec des revenus conséquents et un mode de vie marqué par le non conformisme. Mais aujourd’hui en France, la plupart de ceux qu’on appelle ’’bobos’’ sont loin d’être fortunés, c’est pour ça qu’ils fréquentent des cafés comme Les Folies d’ailleurs, parce que la pinte y est moins chère qu’ailleurs ! C’est un mot fourre-tout qu’utilisent aussi bien les militants du FN que du NPA, donc un terme dont il conviendrait de se méfier, quand même ! Ce sont ces soi-disant "bobos" qu’on tient pour responsables de la perte d’une identité populaire dans les quartiers de l’Est parisien. Mais pourquoi donc n’auraient-ils pas droit de cité dans ces quartiers ? Où doivent aller les jeunes qui sont pourvus d’un capital culturel et n’ont pas d’argent ? Devraient-ils partir pour quelque lointaine banlieue ? On finirait par le leur reprocher aussi. Ils font le choix de se priver de plus de la moitié de leur revenu pour vivre dans quelques mètres carrés à Paris et ça les regarde !

Mais la gentrification fait monter les prix d’un quartier et empêche les classes populaires de continuer à y vivre. C’est quand même un problème, non ?

C’est la spéculation immobilière qui fait que les quartiers deviennent plus chers. Comme on ne peut plus acheter ou louer à prix raisonnable dans certains arrondissements, les gens se déplacent vers les anciens quartiers populaires. Ces quartiers deviennent alors plus jeunes, leur particularité est d’avoir une rue plus vivante, ce qui les rend de plus en plus attractifs pour une certaine jeunesse.

Vous diriez des cafés de Belleville qu’ils continuent d’être des moteurs de lien social ?

Oui, certains cafés comme "Le Mistral" par exemple, peu chers, sont fréquentés par des gens de tous les âges, de toutes les classes sociales. Ils occupent parfois des espaces bien particuliers à l’intérieur du café. Le comptoir par exemple plutôt que la terrasse. Beaucoup d’anciens habitants relogés à l’extérieur du quartier, se donnent rendez-vous dans les cafés. Certains viennent même chaque jour, et d’assez loin. Quand les cafés sont restés aux mains de kabyles ou des aveyronnais qui les ont transmis à leurs enfants ou neveux, ils ont trouvé une continuité dans le temps, malgré l’évolution du quartier. Le café qui chasse les classes populaires, c’est celui qui est repris par des gens extérieurs au quartier qui arrivent avec l’idée de faire de l’établissement qu’ils achètent un lieu totalement différent. Et du coup, ils peuvent être confrontés à des réactions d’hostilité de la part des jeunes habitants des classes populaires nés dans le quartier.

Le souci d’intégrer tout le monde, particulièrement dans le milieu des cafés, vous pensez que c’est en train de disparaître ?

Les hommes âgés musulmans et juifs se retrouvaient jusqu’à la fin des années 1990, dans les petits cafés de Belleville tenus par des kabyles ou des juifs tunisiens... Ils jouaient pendant des heures aux cartes ou aux dominos et commentaient l’actualité. Il y avait aussi dans ces cafés pas mal de travailleurs est européens (Serbie, Pologne, Croatie..) qui consommaient juste au comptoir. Vite fait. Quelques Africains aussi. Dans ces lieux, on s’échangeait des tuyaux pour l’emploi ou le logement. Les patrons avaient un vrai rôle social : ils gardaient les médicaments de certains clients dans leurs frigos, ils aidaient des clients à remplir des dossiers pour obtenir des allocations ou des prestations. Le patron pouvait être un confident, ce que Leyret appelait au XIXème "un confesseur social". Mais la plupart de ces petits cafés ont disparu aujourd’hui après la mort ou la retraite de leur propriétaire. C’étaient de minuscules établissements avec un tout petit chiffre d’affaire. Pas de repreneur donc ! Et c’est un manque pour la population pauvre, précaire, bien sûr. Cette population allait encore au "Folies" il y a quelques temps mais aujourd’hui, elle est intimidée par toute cette jeunesse qui en a fait son QG.

On entend tout le temps parler de mixité sociale, qu’est-ce ça veut dire au juste ?

On confond souvent ce terme avec mixité ethnique. La véritable mixité sociale, au sens de mélange des classes, n’existe pas et n’a pas de raisons d’exister. Il y a des barrières entre les classes. Et de la haine éventuellement ! Elle était même bien plus vive autrefois.

Mais justement, dans la presse, la gentrification est souvent vue en termes manichéens : blancs riches vs populations immigrées. C’est une réalité pour vous ?

Aujourd’hui on peut très bien être d’origine maghrébine ou africaine et être médecin ou ingénieur. C’est loin d’être exceptionnel et c’est heureux ! Quand on a le même niveau scolaire et un statut social proche, même si les revenus ne le sont pas, on se mélange aisément quelle que soit l’origine. Dans le cas inverse, c’est plus difficile car les normes, les valeurs, les centres d’intérêt divergent. Les classes ne sont pas faites pour cohabiter, elles sont faites pour se combattre. Ça n’a jamais existé les quartiers où bourgeois et ouvriers vivaient en parfaite harmonie, c’est un mythe. Il y a 50 ans, les bourgeois ne se risquaient guère dans les quartiers populaires, et un ouvrier ne se promenait pas, nez au vent, dans un quartier bourgeois ! Et personne n’évoquait un mièvre "vivre ensemble" ! Ce que je reproche à tous ceux qui pourfendent la gentrification, c’est qu’ils ont déplacé le problème de la classe au problème de la race. Sans le dire tout à fait. Quant aux élus, ils mélangent tout à fait sciemment les termes de mixité sociale et de mixité "ethnique".La seconde est souhaitable et réalisable, la première ne l’est pas. On cherche à cohabiter avec son semblable sur le plan social (et non ethnique), en partie d’ailleurs pour donner aux enfants un environnement favorable sur le plan scolaire. Et ce qu’on regarde alors c’est la CSP des parents, et pas leur origine. On les préfère bac +++ plutôt que manutentionnaire dépourvu de diplôme. C’est comme ça et ce le sera tant que l’accès aux biens matériels et immatériels sera inégalitaire, tant que travail manuel et travail intellectuel seront disjoints. Et tant que l’école sera ce qu’elle est !

Pour vous il n’existe pas de problème de "race" en France ?

Il est clair que des immigrés de fraîche date, ayant bénéficié d’un très court temps de scolarisation dans leur pays d’origine vont occuper les postes subalternes ici. Et que leurs enfants auront plus de difficultés scolaires que les enfants de cadres, mais pas moins (les statistiques le montrent) que les enfants d’ouvriers non immigrés. Alors bien sûr, "race" et "classe" se recoupent partiellement. Mais ce n’est pas une raison pour substituer une notion à l’autre.

Pourquoi ne pense-t-on plus en terme de classe, mais en terme de "race" aujourd’hui en France ?

Parce que ça désarme les gens ! Cela divise et cela émousse la combativité des uns et des autres. Si on posait le problème en terme de classe, on se battrait ensemble contre la vraie bourgeoisie qui possède les capitaux et les moyens de production, au moins sous forme de portefeuille d’actions. Et on se battrait avec efficacité contre la spéculation immobilière ! Belleville est surtout à mes yeux un quartier où la jeunesse vit, bouge et vibre.

Quel est votre message pour elle aujourd’hui ?

Il faut qu’elle se politise, et qu’elle se batte, qu’elle ne se trompe pas de cible ! Qu’elle ne se laisse pas culpabiliser ! Qu’elle fasse peuple, précisément !

Texte : Malou Briand Rautenberg

Anne Steiner, Sylvaine Conord, Belleville Cafés, Paris, Editions l’Echappée; 2016