Désert du Neguev : Le rivage du conflit, ou comment Israël a fait "fleurir le désert"
Fruit de la collaboration entre le géographe israélien Eyal Weizman et le photographe palestinien Fazal Sheikh, "The Conflict Shoreline"sème des doutes sur les vrais motifs de l'opération "faire fleurir le désert", qui a longtemps servi à Israël de preuve de sa supériorité morale sur des Bédouins paresseux. Comme toujours, ce n'est pas si simple que ça. Et au moment où le monde commence à s'intéresser aux conséquences d'un changement climatique, cette étude de fond sur l'évolution en 150 ans de la frontière du désert proprement dit apporte des éléments de réflexion utiles.
Le village d'al Araqib a été détruit et reconstruit plus de soixante-dix fois dans la "bataille du Néguev," une campagne de l'Etat israélien pour déraciner les Bédouins du seuil nord du désert. Contrairement à d'autres frontières disputées pendant le conflit Israël-Palestine, cependant, ce seuil n'est pas délimité par des clôtures et des murs, mais progresse et recule avec l'agriculture, la colonisation, le déplacement, l'urbanisation et le changement climatique.
Le sort d'al Araqib, comme celui des autres villages bédouins sur le seuil du désert, sa «ligne de l'aridité," est liée à des changements environnementaux profonds. Mais, alors que même les écologistes les plus engagés d'aujourd'hui conçoivent le changement climatique comme un effet secondaire accidentel et involontaire de la modernité, l'architecte israélien et théoricien Eyal Weizman fait valoir que du point de vue de l'histoire coloniale, le changement climatique n'a jamais été seulement une histoire de dommages collatéraux. Il a toujours eu un objectif déclaré : "Faire fleurir le désert". Et c'est cet objectif qui, plus que tout, explique là-bas l'évolution du climat.
En examinant cette histoire, Weizman décrit les tentatives pour atteindre cet objectif de gagner sur le désert, de l'époque ottomane à aujourd'hui, en passant par la colonisation européenne. Les lois nationales n'ont jamais reconnu les droits de propriété dans le désert. Repousser le seuil d'aridité pour augmenter la surface des terres arables est donc toujours aussi revenu (paradoxe ?) à dépouiller les Bédouins de terres qu'ils considéraient les leurs, et à les placer de plus en plus sous le contrôle de l'état. Dans le Néguev, le déplacement de la météo et le déplacement des Bédouins sont allés de pair. Mais tandis que le bord du désert et les Bédouins ont été chassés plus loin et plus au sud, sous les applaudissements de tous, qui n'y voyaient aucun mal possible, le débat d'aujourd'hui sur le changement climatique remet l'accent sur cette question. Faire fleurir le désert, cela sonne très bien - le terme a d'ailleurs toujours servi à faire l'éloge des industrieux et courageux colons israéliens, que l'occident opposait dans sa tête aux arabes fatalistes et paresseux. On pouvait s'y attendre, les Bédouins sont pris dans tout ça.
Brillamment documenté et argumenté, l'histoire de détective de Weizman fait appel pour retracer l'évolution du seuil du désert aux photographies contemporaines extraordinaires de l'artiste américain Fazal Sheikh, ainsi qu'à toute une gamme de documents, des cartes, et d'images, y compris l'imagerie aérienne historique, des données de télédétection, les plans de l'Etat, des témoignages de la cour, et les récits de voyageurs du XIXe siècle. Ensemble, ces formes disparates de preuve établissent le «rivage de conflit" comme une frontière le long de laquelle le changement climatique et la contestation politique sont profondément et dangereusement enchevêtrés.
Christian Perrot
The Conflict Shoreline.
Colonialism as Climate Change in the Negev Desert.
Photographs by Fazal Sheikh. Text by Eyal Weizman.
Steidl, Gottingen, Germany, 2015. 96 pp., 8x10½".