Jérusalem, vue de l'intérieur

Ce que disent les creux et les bosses de la frontière, à Jérusalem

Paru en octobre 2015 chez Inculte Dernière Marge, ce nouveau texte d’Emmanuel Ruben, journal subtil d’une récente résidence d’écrivain à Jérusalem, accompagne en quelque sorte son nouveau texte, paraissant simultanément au Vampire Actif, l’essai « Dans les ruines de la carte ».

Qui parle de Jérusalem, qui écrit sur Jérusalem, qui marche dans les rues de Jérusalem, sait qu’il lui faut renoncer à distinguer de façon catégorique la part de fiction mythologique et la part de vérité historique. Impossible, à propos de Jérusalem, de se résoudre à une seule version des faits, impossible de toucher du doigt une réalité qui serait totalement débarrassée de sa gangue de légendes. La dichotomie biblique entre une Jérusalem terrestre et une Jérusalem céleste est à l’origine d’une situation paradoxale et mortifère : en aucun lieu de la terre l’imaginaire et le réel ne sont à ce point imbriqués que dans les pierres de la Ville sainte. En aucun lieu de la terre, l’imagination humaine n’a nourri et envenimé à ce point le réel, et nulle part l’enchaînement des faits n’a bafoué avec une telle violence les promesses de l’imaginaire. Si la ville existe au ciel et sur terre, tout se passe comme si cette double existence avait un prix et tout indique que les hommes n’ont pas fini de verser ce trop lourd tribut exigé par un Dieu jaloux de devoir partager son berceau. La glorification de la Jérusalem céleste s’est toujours faite au détriment des habitants de la Jérusalem terrestre : leur histoire n’est qu’une longue suite de sièges, d’exils, de carnages et leur situation actuelle, au regard de cette histoire tragique, pourrait passer pour un moment de répit s’il n’y avait chaque jour des indices qui nous font craindre le pire pour les années à venir.

Barrière de séparation, Qalqilya.

Barrière de séparation, Qalqilya.

« Demi-Juif en rupture de religion et de tradition familiale », comme il se définit lui-même en des termes plus élégants et mieux choisis, Emmanuel Ruben, après nous avoir offert une sublime vie rêvée ou cauchemardée d’ancêtre juif algérien avec son « Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu », une enquête romanesque, historique et politique, d’une rare intensité, aux nouveaux confins de l’Europe avec sa « Ligne des glaces », et une méditation subtile autour de la couleur des glaces arctiques en disparition avec son « Icecolor », vient ici interroger méticuleusement, et pourtant presque poétiquement, en géographe de formation et en admirateur de Romain Gary qu’il est, les notions même de frontière, de tracé, de séparation, de mémoire et d’impact socio-politique, en ce lieu miné – et explosif – entre tous qu’est Jérusalem, et au-delà de la ville, l’ensemble de ce que l’on n’appelle plus depuis longtemps la Cisjordanie.

Ce livre n’est pas un roman ni un récit de voyage. C’est un témoignage ou un reportage ; c’est un journal de débord ou un carnet de déroute ; c’est le journal d’un géographe défroqué que la géographie rattrape dans son apostasie ; c’est une suite de réflexions où la littérature n’entre que par effraction ; c’est le contraire d’un itinéraire de Paris à Jérusalem.

Près de Jérusalem, un checkpoint.

Près de Jérusalem, un checkpoint.

Tout au long de ces cent soixante pages, Emmanuel Ruben est passionnant. Qu’il examine les significations possibles des différences observables entre les différentes cartes de la région qu’il a pu se procurer, qu’il raconte l’expérience inlassablement renouvelée des checkpoints, qu’il additionne les détours incessants et les délais sans nombre que la géographie sécuritaire superpose à la géographie naturelle, qu’il nous fasse sobrement partager l’enfermement de Qalqilya, ceinturée de toutes parts, ou encore qu’il nous narre certains déboires rencontrés de part et d’autre du mur, il associe de manière presque irréelle une retenue extrême dans ses jugements et une saisissante force de perforation dans ses descriptions factuelles.

Loin de la géopolitique sur-pragmatique d’un Frédéric Encel (« Géopolitique de Jérusalem », 1998), l’auteur rappelle constamment, aux détours de son périple, les différences qui existèrent longtemps entre les pères fondateurs de l’État israélien, et, témoignant d’une certaine convergence avec les analyses historiques d’un Tom Segev, traque dans les interstices de sa carte la manière dont, pour rester du côté des inspirations intellectuelles plutôt que de celui des praticiens politiques, le sionisme d’un Vladimir Jabotinsky (1880-1940) l’a emporté, de moins en moins insensiblement au fil des années, sur le sionisme d’un Martin Buber (1878-1965).

Chez les Israéliens, la mémoire morte occulte la mémoire vive ; chez les Palestiniens, c’est la mémoire vive qui refoule la mémoire morte. Il faudra un jour apprendre à renoncer au rêve du retour, d’un côté comme de l’autre. Abroger la loi du retour israélienne et abandonner le droit au retour palestinien. Ce qui veut dire aussi renoncer au mythe de l’autochtonie. Et ne plus lire la Bible comme un témoignage historique mais comme une leçon destinée aux générations futures pour comprendre et interpréter leur présent.

Peinant à convaincre de la justesse et de la force de son approche sa famille israélienne, qui semble avoir définitivement basculé dans une certitude défiante, convaincue de son bon droit immémorial, réfutant aussi la plupart des conclusions brutales de Shlomo Sand (« Comment le peuple juif fut inventé », 2008), aimant se replonger dans les poèmes de Mahmoud DarwichEmmanuel Ruben s’attache, dans chacune de ses expériences, à construire un itinéraire patient et exigeant, heurté, remarquant l’aveuglement borné qui rampe sans cesse de part et d’autre, refusant à chaque instant de se laisser assigner dans les rôles soigneusement écrits, « ni farouchement sioniste, ni naïvement pro-palestinien », comme il le dit non pas en parlant de lui, mais d’un couple d’amis israéliens en proie à bien des doutes parce qu’ils regardent les faits. Ce doute méthodique ici à l’œuvre ne vaudra bien entendu pas que des amis à l’auteur (qui s’est déjà fait copieusement insulter sur son blog, alors qu’il rendait compte d’une partie de ce travail au quotidien : « découds ton étoile jaune, mon cousin », par exemple), mais constitue bien l’une des authentiques richesses de cet ouvrage, résonnant du côté équilibré et humain du récit de Sabine Huynh (« La sirène à la poubelle », 2015) ou du court roman de « science-fiction » de Sébastien Juillard au titre évocateur (« Il faudrait pour grandir oublier la frontière », 2015).

 Plage près d’Haifa

 

Plage près d’Haifa

C’est en retournant me baigner que je comprends : la mer et le soleil n’appartiennent à personne, ni aux Palestiniens, ni aux Israéliens, ni aux Juifs, ni aux Arabes, or c’est ce pays que je voudrais adopter : la mer allée avec le soleil. J’ai horreur de l’expression citoyen du monde utilisée à tout bout de champ pour parler des grands voyageurs – car elle suppose, primo que le monde existe, et secundo que nous pouvons l’embrasser dans son ensemble et sans embûches, bref elle pue l’humanisme nigaud des mondialisateurs sans frontières. Mais pourquoi ne pas se considérer, plus modestement, comme frère du soleil, frère de la mer, frère des dunes et des nuages ? Je comprends soudain Romain Gary, le moins franchouillard mais le plus chauvin de nos écrivains, qui se moquait volontiers de ses lecteurs en racontant comment il avait inventé de toutes pièces sa promesse de l’aube mais qui n’aurait jamais troqué sa vraie mère juive et son passeport trafiqué contre un permis de voter et de verser son sang délivré par des rabbins sourcilleux : si sa grande trilogie romanesque s’intitule Frère Océan, ce n’est pas pour les chiens.

En quittant la plage au coucher du soleil, lequel a suspendu tous les gestes et stoppé les joggeurs – arrêt sur image dans le film Israël -, je pense aux enfants qui ne peuvent plus voir la mer pourtant si proche ; je pense aux enfants de Kalkilya, de Tulkarem, de Qibiya, qui n’ont plus d’autre horizon que la grande muraille de béton.

À lire bien entendu en conjonction avec l’essai « Dans les ruines de la carte », écrit par l’auteur en parallèle, cette « Jérusalem terrestre » passionnera la lectrice ou le lecteur, avec son scepticisme rationaliste et agnostique, développé sans aucun cynisme, mêlant intimement l’arpentage du lieu et du terrain à la science géographique, outil ici privilégié non parce qu’elle ne ment pas, mais parce que, bien mieux que l’histoire, elle montre l’illusion et le mensonge.

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