Lire, relire, délire Nicolas Bouvier

L’odeur de melon n’est bien sûr pas la seule qu’on respire à Belgrade. Il y en a d’autres, aussi préoccupantes ; odeurs d’huile lourde et de savon noir, odeurs de choux, odeurs de merde. C’était inévitable ; la ville était comme une blessure qui doit couler et puer pour guérir, et son sang robuste paraissait de taille à cicatriser n’importe quoi. Ce qu’elle pouvait déjà donner comptait plus que ce qui lui manquait encore. Si je n’étais pas parvenu à y écrire grand-chose, c’est qu’être heureux me prenait tout mon temps. D’ailleurs, nous ne sommes pas juges du temps perdu.
— Nicolas Bouvier

L’usage du monde, de Nicolas Bouvier, est surtout connu pour cette citation: « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde à prouver qu’il se suffit à lui-­même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » Au­-delà de cette phrase devenue célèbre, le livre demeure un témoignage captivant d’un voyage aujourd’hui quasiment impossible pour cause de guerre. En effet, L’usage du monde décrit le voyage en Fiat Topolino de Bouvier et du peintre Thierry Vernet entre Genève et le Khyber Pass, en 1953 et 1954. Une région du monde qui a pour le moins connu quelques vicissitudes depuis cette époque.

Bouvier y décrit avec précision les moeurs des populations rencontrées à partir de centaines d’informations culturelles, sociologiques et géopolitiques qui parsèment le récit, dressant un portrait plus étoffé des régions visitées par les protagonistes: « Mais quant au « centre du monde », il faut bien lui donner raison. Cette prétention, partout formulée, se trouvait pour une fois justifiée. Pendant des siècles, la province de Kaboul, qui commande les cols de l’Hindou­Kouch et ceux qui descendent vers la plaine de l’Indus, a fonctionné comme un sas entre les cultures de l’Inde, de l’Iran hellénisé, et par l’Asie centrale, de la Chine. Ce n’est pas par hasard que les Diadoques, qui s’y sont si longtemps maintenus, rendaient un culte à l' "Hécate­ à ­trois­têtes », qui est la déesse des carrefours; et lorsqu’à l’aube de l’ère chrétienne, Hermaïos, dernier roitelet grec d’Afghanistan, frappe l’avers de ses monnaies en écriture "indienne", et le revers en chinois, ce carrefour est véritablement devenu celui du « monde habité ».

Je pense aussi à ces instants où le déplacement dans l’espace nous a réduits à presque rien. Comme l’oignon dépouillé de toutes ses pelures, on se retrouve blanc et fragile dans un froid boréal ou sous un soleil de plomb. Recru, complètement démuni, on abaisse sa garde, on reçoit en vrac coups et cadeaux, route et déroute confondues. Instants furtifs où le monde apparaît comme une polyphonie où nous avons cette minuscule partition à jouer que nous connaissions du jour de notre naissance.
— Nicolas Bouvier

On y apprend moult choses sur les histoires des pays de la région et leurs cultures. Le livre ne relate plus simplement un voyage, il devient un mini ­cours d’histoire en quelques quatre cent pages, anecdotes croustillantes en plus. Cependant, Bouvier ne porte pas de lunettes roses, il n’hésite pas à aborder les aspects plus sombres d’un pays, mais avec la même sincérité, et le même enthousiasme que ses côtés plus lumineux. Tout est filtré à son regard curieux, non pour juger, mais rendre au plus juste la réalité de l’endroit:

" [...] Comme beaucoup de fumeurs, il négligeait sa mise, et sans ses manières souveraines, on l’aurait pris pour le cocher. Il m’expliqua avec bonhomie que parmi les arbabs [propriétaires de villages, en Iran] de sa génération, l’opium était plutôt une habitude qu’un vice. Il ne dépassait jamais ses trois doses quotidiennes, et pouvait aisément s’en passer. Ses paysans lui plantaient un peu de pavot de la même façon qu’ils lui fournissaient son vin, son huile ou sa laine."

La description du séjour de Bouvier et Vernet en Iran occupe un tiers du livre ; ils ont été séduits par ce pays. L’hiver passé à Tabriz est raconté avec tant de détails qu’on peut presque ressentir la morsure du froid, vécue par les deux amis. Les autres pays sont décrits avec une même ferveur, mais le parti pris favorable envers l’Iran saute aux yeux.

Cette autobiographie de Bouvier dépasse le simple inventaire ; de par son érudition et son style ciselé, il prend une couleur romanesque où les phrases sont parfois longues, complexes, et la variété des verbes révèle une plume aussi solide que confiante. Si ce ton littéraire ralentit quelque peu le rythme de lecture, il pousse en revanche la lectrice ou le lecteur à s’immerger davantage dans le récit, afin de ne pas en perdre la pleine saveur.

Ce côté romanesque a permis au livre de traverser les décennies tout en conservant sa pertinence. Thierry Vernet signe les dessins de L’usage du monde. avec un style minimaliste, épuré qui joue le contrepoint de l’expérience de lecture. Ce désir de collaboration des deux hommes renvoie au dépouillement du voyage, à montrer des formes esquissées ou de simple événements de vécu qui font alors appel à un autre sens, la vue sans réflexion. Un peu un trait à la Matisse qui laisse dériver l'esprit sans le bloquer sur une trop rigide description de son sujet.

L’usage du monde a marqué la littérature de voyage du XXe siècle. Il fait même figure de pionnier, car il raconte un voyage qui deviendra populaire auprès des hippies, babas cool et autres, une dizaine d’années plus tard avec Barjavel et ses Chemins de Katmandou. Il précède, même, pour l'écriture, le fabuleux On the Road ( Sur la Route) de Jack Kerouac de quatre ans. Un autre facteur qui explique l’impact durable du livre est qu’il évite le narcissisme pour adopter celui, plus contemplatif, du « Voici le meilleur portrait que j’ai pu croquer ». Bouvier démontre son désir de se positionner davantage comme chroniqueur, témoin de son époque qui a engendré une oeuvre intemporelle et profonde ; là où les beatniks voyageaient mystique pour redécouvrir l'Amérique de la société de consommation qu'ils exécraient. Dans les deux cas, voyage au long cours dans des mondes à jamais disparus.

Ces éclairs de perfection, de fusion, de félicité totale, nous ne pouvons les vivre qu’en courant alternatif, alors que la Création, malgré son absurdité démente et sa férocité, en offre des exemples en courant continu. Et c’est heureux : trop de bonheur viendrait à bout de notre fragile organisation ; nous serions brûlés comme phalènes au feu ; il ne nous est donc accordé qu’en doses parcimonieuses, à la mesure de notre cœur fragile.
— Nicolas Bouvier

L'Usage du Monde de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet (Editions de La Découverte 2015)