Ask the Dust ! Duchamp et Man Ray découvrent le surréalisme dans la poussière d'un loft new-yorkais
La poussière. Elle est partout. Dans les recoins de nos maisons, de nos usines. Elle s’insinue dans nos villes, menace l’ordre aseptisé de notre monde moderne. Nous la combattons. Nous la chassons, mais elle ne cesse de réapparaître, domestique et cosmique.
L’exposition Dust – Histoires de poussière d’après Man Ray et Marcel Duchamp retrace la vie et les tribulations d’une étrange photographie réalisée en 1920 par Man Ray. Ou était-ce Marcel Duchamp ? Ou peut-être Man Ray et Marcel Duchamp ? La photographie est sans prétention mais énigmatique. C’est un document. C’est une œuvre d’art. C’est un document sur une œuvre d’art. Elle est réaliste et abstraite. C’est une nature morte et un paysage. Peut-être même une performance. Je vous dirais volontiers son titre si je le connaissais.
Au début, personne ne s’est beaucoup intéressé à cette image, mais avec le temps elle est devenue un talisman, un secret silencieux, une clé pour découvrir à la fois un ordre caché de la photographie et la révolution qu’elle préfigure dans l’histoire de l’art. Peut-être même symbolise-t-elle l’effondrement de notre époque et la fondation d’une nouvelle ère.
L'exposition au Bal s’articule autour d’une œuvre essentielle de l’art contemporain : « Élevage de poussière » de Man Ray et Marcel Duchamp (1920). Une photographie pour prouver que Man Ray était capable de devenir photographe, lui dont la peinture ne remportait aucun succès auprès des collectionneurs new-yorkais et auquel une amie avait suggéré de devenir photographe d'œuvres existantes et de tableaux des autres pour gagner sa vie. Les deux sauront en faire bon usage puisque l'œuvre de Duchamp va rebondir au fil du siècle dernier et Man Ray devenir pour un temps l'absolu de la photographie expérimentale parisienne des années 20 et 30 auprès des surréalistes.
Cet objet artistique non-identifié reste un jalon de l'art contemporain, tant chacune de ses dimensions ouvre sur l’indétermination et le trouble : le sujet — champ de bataille ou amoncellement de poussières ?, l’échelle — vue aérienne ou plan rapproché ?, la nature — paysage ou nature morte ?, l’auteur — Man Ray et/ou Marcel Duchamp ?, et le titre — d’abord Vue prise en aéroplane (Littérature, 1922) puis Élevage de poussière (La Boîte Verte, 1934).
"Et je te montrerai quelque chose qui diffère à la fois
De ton ombre marchant au matin à grands pas derrière toi,
Et de ton ombre au soir venant à ta rencontre ;
Je te montrerai l'effroi dans une poignée de poussière… "
(The Waste Land de TS Eliot)
Le parcours d'Élevage de poussière offre des clés de lecture à une multitude d’œuvres qui lui sont postérieures : l’exploration du temps, la rencontre avec le hasard, l’indétermination spatiale, l’ambivalence des origines, la coïncidence entre photographie, sculpture et performance, le formel et l’informel, l’infiniment lointain et l’infiniment grand. Un trouble radical assure une postérité à cette image et pourrait bien en faire « le symbole de la fin d’un ordre et de l’avènement d’une nouvelle ère ». L’exposition propose un parcours thématique au travers de 150 œuvres et objets dont les travaux de Man Ray, John Divola, Sophie Ristelhueber, Walker Evans, Mona Kuhn, Aaron Siskind, Gerhard Richter, Xavier Ribas, Nick Waplington, Eva Stenram, Georges Bataille, Jeff Wall et aussi des vues aériennes, des images de médecine légale, des cartes postales, des photographies amateur… En créant un objet relatif, Duchamp et Man Ray ont aboli non seulement les registres de la photographie et de l'objet artistique défini, mais ils ont ouvert aussi sur toutes les dimensions du non-dit et du possible.
La poussière tordant le cou aux repères usuels (abstraits, figuratifs, importants, infimes, etc.) tout devient flou et cotonneuxet mène petit à petit le spectateur vers une spiritualité ; la quête même du surréalisme, telqu'André Breton le définira : "Pourquoi n'accorderais-je pas au rêve ce que je refuse parfois à la réalité, soit cette valeur de certitude en elle-même, qui, dans son temps, n'est point exposée à mon désaveu ?" ( Manifestes du Surréalisme / 1924)
Un grain de poussière, juste un grain de poussière, un fils de la terre et du vent ( Jacques Higelin)
Jean-Pierre Simard avec l'aide du commissaire d'expo David Campany
Dust /Histoires de poussière d’après Man Ray et Marcel Duchamp -> 17/01/2016
Le BAL 6, impasse de la Défense 75018 Paris