"Out One" : Jacques Rivette est mort dans la nuit

Nous pensons à "Paris nous appartient", à "L'Amour fou". Et bien sûr au Graal du cinéphile, "Noli me Tangere", remonté par Jacques Rivette à partir des rushes de l'immense "Out One" gardés par son producteur. Entrez dans l'amour sans limite du cinéma, en passant une nuit entière avec ce film qui ne cesse d'improviser son histoire, et la trouve ! Jacques Rivette est mort. Faîtes du cinéma !

 
 

Film fleuve de 12h30 et exercice cinématographique hors norme. On y retrouve l'approche propre au Rivette de ces années­-là, avec la confrontation du théâtre sorti de la tragédie pour entrer dans le Living Theater, du cinéma de Feuillade à Renoir, avec des inspirations littéraires à 360 °: (Eschyle, Balzac, Lewis Carroll, Breton, Soupault) ; tout cela distillé dans une ambiance spéciale, propre à l’après-­mai 68, entre utopie qui s’effondre et malaise à venir. Tout est affaire de montrer ce qui n'est pas "In", mais de le montrer coûte que coûte ( donc "Out!"). Et à ce niveau­-là de cinéma, le résultat, unique, est incomparable.

L'argument est simple : Paris, avril 1970. Deux troupes de théâtre d’avant­-garde répètent chacune une pièce d’Eschyle. Un jeune sourd-­muet fait la manche dans les cafés en jouant de l’harmonica. Une jeune femme séduit des hommes pour leur soutirer de l’argent. Alors qu’une conspiration se dessine, des liens se tissent entre les différents protagonistes...

"Out 1" n'était jamais vraiment sorti en salles, la copie de travail n'ayant eu qu'une projection officielle au Havre en 1971, découpée en deux jours de projection. Rivette avait pensé le vendre pour en faire une série à télé française en quatre épisodes, mais s'était vu rétorquer que si le film était superbe, ce n'était certainement pas une œuvre à diffuser au grand public qui n'y comprendrait mais...( le même pari tenu par Lynch avec "Twin Peaks", 25 ans plus tard). En 1974, est apparue une version de quatre heures, rebaptisée "Out 1 (Spectre)" qui synthétisait le propos mais n'en donnait qu'un tiers; distribuée en VHS. Une sorte de précipité signé Schiffman/Rivette, le duo originel qui cherchait la sortie en salles et mettait carrément en appétit. Ce n'est qu'aujourd'hui en version restaurée et gonflée que sort en deux versions le Graal du cinéphile avec la version intitulée "Noli me Tangere" remontée par Rivette à partir des rushes, gardés par son producteur, Stéphane Tchal Gadjieff en 1989, accouplé à la version courte.

Une part importante des douze heures trente de projection de Noli me tangere est consacrée à la captation de répétitions théâtrales, dont l’épisode 1 exténue mais fascine. Car il s’agit d’un test, mise à l’épreuve du spectateur. Et il faut en passer par là, accepter que l'action piétine, que les fils de l'histoire se nouent à la longue, car c’est la condition nécessaire pour que se mette en place un temps et un espace distendus, une espèce d’état second : le vrai enjeu du film !

On voit les deux troupes rivales préparer en amont le travail sur le texte proprement dit des pièces d’Eschyle par des exercices d’improvisation susceptibles de prendre des tournures imprévisibles, ou même de déraper quitte à augmenter la disponibilité de tous les participants (spectateurs compris), une capacité à jouer ensemble et à ne pas suivre obstinément sa propre idée, mais rebondir à partir des suggestions des autres).

Accepter ces prémisses ouvre la porte à un film sans aucune limitation de durée (Rivette dixit), où le cinéaste a mis en place un cadre (des lieux et une configuration de personnages) mais s’est ingénié à fournir aux acteurs le moins d’informations possibles, les obligeant à improviser sans savoir où ils allaient (par exemple quel rôle jouaient exactement leurs partenaires dans la fiction ni quelle place occuperait la scène dans l’ensemble).

Out 1 fonctionne comme un mauvais rêve, surchargé d’incidences et de lapsus, un de ces rêves qui semblent d’autant plus interminables que l’on sait plus ou moins qu’il s’agit d’un rêve, et dont on ne croit sortir que pour y retomber. (Jacques Rivette)

Out 1 refuse de faire une distinction entre réalité et fiction (où êtes­-vous, spectateurs ? et où vous laissez­-vous mener ? Le film, joue de l'imprévisible en ne cessant de s’inventer au fur et à mesure de son déroulement, loufoque rongé par l’inquiétude du surgissement de ce dont on parle sans le voir.

D’une cohérence implacable, malgré son caractère aléatoire, Out 1 pourrait bifurquer sans cesse vers d’autres films possibles et laisse bien sûr nombre de questions en suspens, ou n’y répond que pour susciter de nouvelles interrogations.

En posant la question de la vie au cinéma, il y répond par le cinéma mimétique de la vie elle­même et s'il emploie tant le théâtre pour ce faire, c'est qu'icelui est du côté de l'instant, comme de celui du texte. Alors, quelle autre manière que de pousser plus loin en s'en affranchissant, en partant de diverses thèses qu'on fera exploser au fil du montage, pour rendre une histoire ­ ou plutôt plusieurs histoires qui, toutes imbriquées, formeront ce fleuve en mouvement de 12,30 h ( hello Renoir!) ? Une expérience limite, jouant de l'expérience des limites d'autres arts pour restituer un moment historique ­ et de cinéma­ qui va filer dans l'hystérie des années de plomb.

Dans la série "Cinéma de notre temps", dans le film réalisé par Claire Denis que lui consacrait Serge Daney : "Jacques Rivette, le veilleur" ; faire un film serait, selon lui, comme apercevoir un objet dont on a déterré un petit bout et qu'il faut sortir de terre sans trop l'abîmer. Cette idée paradoxale l'aide à avancer dans la réalisation de ses films dont il n'écrit jamais vraiment le scénario à l'avance...

Coffret Out 1 (Editions Carlotta Films 2015 ) comprenant 7 dvd's, dont Out 1, Spectre et Out1 Noli me Tangere + Les Mystères de Paris et Out 1 et son Double, ainsi qu'un livre de 120 pages.

Sources : Avoir­alire.com