Souvenirs fragmentaires, pour que le monde carcéral ne tombe pas dans l’oubli.
La prison, c'est très mal vu. Pas seulement d'y être allé. Simplement d'en parler. Très suspect, ça : de la sympathie pour les prisonniers.
«1 – J’ai commencé ce texte lorsque je vous ai écouté. Il ne s’agit pas d’écrire une souffrance (la vôtre ou la mienne). Il s’agit d’être là. »
Avec ce texte en cent fragments numérotés, Jane Sautière témoigne de son expérience passée d’éducatrice pénitentiaire, des rencontres et dialogues avec les détenus, collègues ou surveillants, des stigmates et des traces que la prison peut laisser, sur les détenus et ceux qui travaillent là.
«66 – Le pain arrivait dans des sacs de jute hissés dans les étages à dos d’hommes. Son odeur, la bonne odeur du pain, familière, familiale, le pain rompu pour l’amitié. Tout cela venait rappeler combien cet univers était anormal et inhumain.
Le même sentiment m’a assaillie lorsque j’ai vu ma collègue enceinte dans les coursives. Ce n’était pas elle l’élément d’étrangeté, mais le reste qui paraissait monstrueux, hors de la vie.»
Soulignant la force des rencontres individuelles, à l’encontre sans doute de certaines idées reçues, Jane Sautière montre l’usure et l’épuisement, la nécessité et la difficulté de se protéger, de garder une distance envers ce qui est vécu et entendu pour intervenir là et pour témoigner, tout en conservant les paroles authentiques entendues, pour livrer sans effets romanesques, sans pathos, une œuvre littéraire et un témoignage rare.
«81 – Votre fils va venir vous voir. Il ne travaille plus à l’école depuis que vous êtes détenu, ça vous soucie beaucoup. Vous êtes là pour une histoire de papiers de séjour. Encore. Rien à faire pour obtenir ce viatique. Et pourtant, j’aurais eu à choisir ma famille, c’est la vôtre que j’aurais choisie. Tant d’amour circule entre vous tous. Je vois que ce qui vous ronge le plus, c’est là, l’enfant que votre incarcération rend défaillant, la femme que vous laissez seule, la petite fille qui s’accroche à vous à chaque parloir.
Vous-même vous êtes inscrit à l’école de la maison d’arrêt.
Je vous dis d’en parler à votre fils. De lui apporter vos cahiers. J’ai la trouille en disant cela. De faire de vous un homme diminué, un homme inculte. Mais je vois aussi cet investissement permanent, cette lutte sans fond, sans fin.
Je sens qu’il faut que votre fils sache que c’est viril d’apprendre. C’est un combat, une lutte, aussi grasse et épaisse que la lutte à main nue.»
Ces fragments de mémoire, collection de souvenirs vivaces entourés de silence, semblent être des cellules closes, dont on trouve un écho poétique dans le magnifique «Césarine de Nuit» d’Antoine Wauters, et forment une mosaïque qui exprimerait par touches, sans idéologie, la promiscuité, la violence, l’inhumanité de la prison broyeuse de vies.
«Se dire soi-même, se donner son propre nom est un délit. On ne se nomme pas soi-même.
En prison, X est un étranger clandestin. Parfois, c’est vous qui brouillez les pistes, pour ne pas être expulsé vers un pays et une histoire dont vous ne voulez plus.
Vous qui, lorsque je vous demande votre nom, me désignez sur le ventre les trois cicatrices violettes « Fleury, Fresnes, La Santé », chacune acquise dans ce qui est devenu votre seul séjour légitime, la prison.
Vous fuyez une guerre, une persécution oui, cela aussi. Mais, en fuite de quelque chose qui vous est propre, votre histoire singulière que vous taisez, un père banni avant votre naissance, cela, par exemple. Ce que vous ne dites pas parce que ça vous identifie et à l’identité, vous n’avez pas accès.»
Ce premier livre de Jane Sautière, paru en 2003 aux éditions Verticales (collection Minimales), fait de mots et d’adresses simples à des détenus qui souvent ne sont plus, diffuse une humanité profonde, et cette volonté d’établir des relations humaines envers et contre tout.
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