"Demain matin on me tuera à cause de toi. De ton côté ne va pas dire que tu ne m’aimais pas."
Depuis toujours, les femmes pashtounes ont un mode de communication à elles : des poèmes courts, anonymes, qu'on se répète de bouche à oreille. Les "landay". Certains sont sublimes.
En 1988, Sayd Bahodine Majrouh était assassiné par les religieux fanatiques qui s'appelleraient plus tard les Taliban. Majrouh collectait dans les villages des "landays", ces courts poèmes anonymes de deux vers, assez proches des haïkus dans la forme, que se transmettent l'une à l'autre depuis des siècles les femmes pachtounes. En 1994, un de ses collègues français, André Velter, publia chez Gallimard ces landays en français sous le titre très explicite : "Le suicide et le chant. Poésie populaire des femmes pachtounes". Les landays, disait-il, sont tout ce qui vous reste au bord du suicide, pour des femmes qui n'ont pas le choix de leurs maris, pour des femmes qui n'ont pas la parole, pour des femmes que la burka dans sa version la plus intégrale condamnent à l'invisibilité sociale.
En 2003, cette collection a été traduit en anglais par Marjolijn de Jager et publiée sous le titre "Songs of Love and War: Afghan Women’s Poetry" (Other Press, 2010). Assez étrangement, le mot "suicide" est absent, et pourtant aujourd'hui, trente ans plus tard, la mort et le chant sont encore le deux seules formes de rébellion et d'auto-détermination dont disposent les femmes pashtounes.
Demain matin on me tuera à cause de toi.
De ton coté ne va pas dire que tu ne m’aimais pas.
Gens cruels, vous voyez qu’un vieillard
m’entraîne vers sa couche
Et demandez pourquoi je pleure et m’arrache
les cheveux !
Ô mon Dieu ! tu m’envoies de nouveau la nuit
sombre
Et de nouveau je tremble de la tête aux pieds,
car je dois monter dans le lit que je hais.
J’étais plus belle qu’une rose.
Dans ton amour, je suis devenue jaune comme
l’orange.
Avant je ne connaissais pas la souffrance ;
C’est pourquoi je poussais droite comme un sapin. »
Donne ta main mon amour et partons dans les
champs
Pour nous aimer ou tomber ensemble sous les
coups de couteaux.
Je saute dans la rivière, les flots ne m’emportent pas.
Le « petit affreux » a de la chance, toujours je suis
rejetée sur le rivage.
Hier soir j'étais près de mon amant, ô veillée d'amour qui ne reviendra plus !
Comme un grelot, avec tous mes bijoux, je tintais dans ses bras jusqu'au fond de la nuit.
Pose ta bouche sur la mienne
Mais laisse libre ma langue pour te parler d'amour.
Déjà le coq maudit et son triste chant de départ,
Et mon amant s'en va comme un oiseau blessé.
Donne ta main mon amour et partons dans les champs
Pour nous aimer ou tomber ensemble sous les coups de couteaux.
Reviens percé des balles d'un ténébreux fusil,
Je coudrai tes blessures et te donnerai ma bouche.
Ô tombe ruinée, ô briques dispersées, mon bien-aimé n'est plus que poussière
Et le vent de la plaine l'emporte loin de moi.
En secret je brûle, en secret je pleure,
Je suis la femme pashtoune qui ne peut dévoiler son amour.
Ô printemps ! Les grenadiers sont en fleurs.
De mon jardin, je garderai pour mon lointain amant les grenades de mes seins.
J'ai fait un lit de ma poitrine
Et mon amant fourbu suit un long chemin jusqu'à moi.
Ivre parce que je t'ai souri,
Tu deviendrais fou furieux si je t'offrais ma bouche !
Mon bien-aimé, mon soleil, lève-toi sur l'horizon, efface mes nuits d'exil.
Les ténèbres de la solitude me couvrent de toutes parts
Mes amis, lequel des deux choisir ?
Deuil et exil sont arrivés ensemble chez moi.
Si tu ne portes pas de blessure en pleine poitrine,
Je serai indifférente, quand bien même aurais-tu le dos troué comme une passoire.
Viens mon amour que je t'enlace,
Je suis la lierre fragile que l'automne bientôt emportera.
Déjà minuit, tu n'est toujours pas là.
Mes couvertures sont en feu et me brûlent toute entière.
Je me suis faite belle dans mes habits usés,
Comme un jardin fleuri dans un village en ruine.
Mon amant préfère les yeux couleur de ciel
Et je ne sais où changer les miens couleur de nuit.
Si meurt mon amant, que je sois son linceul!
Ainsi nous épouserons la poussière ensemble.
Ô Terre ! ton tribut est si lourd,
Tu dévores la jeunesse et laisse les lits déserts.
J'ai une fleur à la main qui se fane,
Ne sais à qui la tendre sur cette terre étrangère.
"Snake," un documentaire sur les landays de Seamus Murphy et Eliza Griswold
Y-a-t-il une actualité des landays ? Cette forme d'expression que les Pashtounes font remonter à l'antiquité a-t-elle survécu aux bouleversements de trente ans de guerre, à l'arrivée des Américains, au choc entre modernité et archaïsme ? La réponse est : oui, sans aucun doute. Et on est surpris de découvrir qu'elle circule maintenant par textos, et se prête très bien au format des tweets. La journaliste américaine Eliza Griswold et le photographe Seamus Murphy sont allés en Afghanistan pour continuer le travail entrepris des années avant par Sayd Bahodine Majrouh : collecter des landays, trouver les femmes qui les écrivent, les chantent. Récit d'Eliza Griswold, qui a tiré de l'aventure un livre : I am the Beggar of the World :
« Les femmes afghanes ont-elles une grande force de caractère ? Tout à fait. Vu de loin, le suicide nous semble un échec ou une forme de faiblesse ; la vérité, c’est que le suicide d'une jeune femme est une façon d’exercer un pouvoir. C’est absolument sombre, mais c’est une des réalités de la vie dans les circonstances actuelles. Le suicide devient une forme de pouvoir sur son propre corps et son propre avenir »
Dans mon rêve je suis le président,
Quand je m’éveille je suis la mendiante du monde.
« J’ai choisi ce titre parce qu’il exprime les rêves intérieurs et le pouvoir. Il est très facile pour des visiteurs en Afghanistan de croire que les femmes n’ont pas conscience de la répression qu’elles subissent. On pense souvent qu’elles ne savent pas qu’on peut vivre autrement. Ce landay contredit cette idée.
Je t’ai perdu sur Facebook hier,
Je te retrouverai sur Google aujourd’hui.
Dans les distiques pachtounes, les sujets peuvent être remixés. Comme dans le hip-hop. D’anciens mots peuvent être remplacés par des mots plus modernes. Un officier de l’armée coloniale britannique peut ainsi devenir un soldat américain. Aujourd’hui, ces courts poèmes sont souvent échangés sur Internet, par textos ou sur Facebook.
Père tu m’as vendue à un vieil homme
Que Dieu détruise ta maison ; j’étais ta fille.
C’est le poème que la jeune Zarmina avait récité à la radio avant de s’enlever la vie.
Les landays se chantent souvent au son d’un petit tambour. Pendant le règne des talibans, toute musique était proscrite. La récitation de poèmes était donc devenue encore plus problématique. Même aujourd’hui, les Afghanes doivent être discrètes quand elles s’y adonnent. Dans les villages, il y a souvent une seule femme qui chante, et les hommes ne savent généralement pas qui elle est. Il faut dire qu’une femme qui chante risque d’être considérée comme une prostituée en Afghanistan.
Certains landays dénoncent l’occupation de l’Afghanistan par les armées occidentales. Pourtant, cette présence a permis aux femmes de ce pays de s’émanciper, jusqu’à un certain point.
Je ne suis pas sûre qu’un grand nombre d’Afghanes souhaitent le départ des troupes étrangères. J’ai eu cette impression, mais, plus j’en ai rencontré, moins elles m’ont paru désireuses de les voir partir. Avec les soldats viennent des milliards en aide au développement et c’est cet argent qui leur permet de travailler à l’extérieur de leur maison.Alors, la réalité est complexe.
Nous avons réalisé ce projet à ce moment précis parce que nous voulons faire entendre les voix de celles qui risquent le plus après le retrait des troupes internationales. Nous avons promis aux femmes afghanes un nouveau mode de vie qui se traduit par une plus grande liberté personnelle. Pour moi, c’est une façon de remplir notre promesse et de ne pas abandonner les Afghans une fois de plus.
Eliza Griswold
A LIRE
I am the Beggar of the World, Eliza Griswold, Photos de Seamus Murphy.
Le suicide et le chant. Poésie populaire des femmes pachtounes, Sayd Bahodine Majrouh, Gallimard, 1994.
Eliza Griswold