Perse et sauvagement polie, la poésie d'Atieh Attarzadeh

Discrètement nourrie d’une histoire millénaire et de conflits contemporains omniprésents, la poésie acérée, cruelle et subtilement déroutante d’une documentariste iranienne désormais autrice à part entière.

La découverte d’une baleine

Nous avons besoin d’une nouvelle langue
Avec sept mille lettres toutes semblables
Pour écrire notre absence sur la peau de la Terre
Avec une lettre unique dont le commencement
Ressemble à une femme qui sculpte un ney en bois
Et dont la fin ressemble à un corbeau
Qui s’endort sur notre épaule quand Abel est tué
Ainsi nous pourrons dire à l’homme qui sculpte l’os de notre gorge
Sept mille ans plus tard :
Parfois il faut douter de cette baleine
Qui était jadis un dieu amphibien
Et qui nous tenait entre ses dents
Car nous avons seulement compris
Comment rester debout droit sur nos deux pieds
Et nous habituer à la dent de sanglier
Coincée dans notre poitrine.

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Poupée mécanique

Nous nous réveillons
Nous cousons notre tête sur les épaules
Du miroir nous détachons un morceau de nous-même
Nous creusons des chemins inexplorés dans le sillon de notre cou
Pour le petit déjeuner nous nous contentons
D’un morceau de pain, de thé maer
Et d’une goutte du sang qui coule de notre pommette
C’est ainsi que nous commençons les jours de futilité.

Née en 1984 à Téhéran, Atieh Attarzadeh s’est d’abord fait connaître, après ses études de cinéma dans son pays natal, puis de spécialisation en documentaire à Bristol, en tant que réalisatrice de films incisifs sur certains aspects de la société iranienne contemporaine (son « Projeyeh Ezdevaj (Le projet de mariage) » de 2020, par exemple, rendant compte d’une expérience sociale très particulière, conduite au sein d’un centre psychiatrique permettant le mariage entre patientes et patients, a été remarqué au Festival Documentaire de Bruxelles, au Festival Jean Rouch et aux Escales Documentaires de La Rochelle – après les succès antérieurs de « Je suis une femme ordinaire » en 2010, de « 17 Ans » en 2014 et de « Les pins en quarantaine » en 2016). De nombreux critiques ont noté, à propos de ces incursions dans une réalité volontiers étrange sous son aspect infra-ordinaire, l’intelligence et la sensibilité avec lesquelles elle fait entrer en résonance le sujet de son enquête et certains éléments-clé de son histoire personnelle.

À propos du suicide

Je dispose d’une manière ancestrale de me tuer
Je n’opte pas pour la pendaison
Je ne me taillade pas les veines
Je ne me fais pas exploser
J’attends longtemps
Jusqu’à ce qu’un oiseau passe devant la fenêtre
Puis je fixe le ciel
Jusqu’à ce que les pores de ma peau
Commencent à croire que ce qui est parti
Ne reviendra plus.

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Les petites choses

Certains d’entre nous meurent
Certains d’entre nous sont écrasés
Certains d’entre nous brûlent vifs
Parfois on nous crucifie
Parfois on nous arrache la langue
Parfois on nous retire les ongles
Certains d’entre nous restent seulement assis
Nous fumons des cigarettes
Et disons à voix basse :
Les petites choses ont une importance éternelle
Et après une toux
À nouveau nous reprenons notre vie.

Tout en poursuivant intensément son activité de documentariste et en développant celle de peintre (dont on trouvera une illustration ci-dessous), Atieh Attarzadeh s’est lancée dans l’écriture, de poésie comme de romans (ses deux premiers sont devenus, dit-on, des best-sellers en Iran). Publié en 2024 chez Bruno Doucey dans une belle édition bilingue français-persan (sous l’égide de la traductrice Farideh Rava), « Je respire sous la pierre » associe deux recueils originaux, « Fais galoper le cheval dans l’autre moitié de toi » (2014) et « Vous héritez d’une blessure de la Terre » (2018), pour nous offrir une poésie acérée et envoûtante, ancrée dans l’actualité sociale et politique brûlante de l’Iran comme dans une mythologie à multiples facettes, persane ou mésopotamienne – foisonnement légendaire qu’elle explique sans peine dans sa belle Conversation littéraire avec Mathias Énard, le 9 novembre dernier sur France Culture (à écouter ici) : « Notre destin est très enchevêtré avec celui de l’ensemble des pays du Moyen-Orient ». Et l’autrice, dans le même entretien, évoque justement l’importance de l’épique et de l’épine dans sa poésie, ce qui lui permettra d’associer dans le même volume Gilgamesh et Abou Ghraib, par exemple.

Ton corps est le lieu de tous les impossibles
Prends un crayon et écris dessus :
Plus besoin de toi
Mets-toi sur tes pieds
Et pars dans un autre lieu.

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Prophétie

Je vois les limailles de fer dans le firmament
Aucune étoile n’est à sa place
Je vois des hommes sans chair ni peau
Sur des chevaux couverts de sueur sombre
Prendre d’assaut la Terre
Et vous, combinaison d’eau et de charbon
Vous vous transformez en colonnes de fumée

Je vois une femme jeter au sol ses boucles d’oreilles
Des sauterelles rouges sortir des cavités de sa colonne vertébrale
Une baleine avaler les eaux du monde
Les poissons morts avaler vos racines
Avec le sang des poumons des mouches mortes
Ne rien voir, telle est la question
Et une belette qui dévore sa compagne pour gagner un peu de soleil

Je vois une ligne partir du palais de votre bouche vers le firmament
Déverser vos rêves invisibles dans un puits empli de scorpions et de sang
Conduire vos derniers chemins vers la nébuleuse funeste
Il y a un mot qui est resté derrière le cartilage de votre mâchoire

Au moment où la fumée atteint la moelle osseuse
Au moment où la lune s’enfonce dans le sternum du chacal
Je vous vois, si je ne m’abuse, renoncer à courir
Les yeux rivés sur vos mains
Sur les mots qui partent en fumée avant d’être prononcés
Et cela c’est la logique absolue de la douleur
La logique absolue de la blessure
Vous héritez d’une blessure de la Terre.

La poésie d’Atieh Attarzadeh que l’on découvre ici est sans doute l’une des plus impressionnantes qui soient aujourd’hui : mêlant avec un certain machiavélisme des motifs millénaires et des éléments brûlants d’actualité, des luttes universelles et des morsures bien spécifiques, liées à un contexte national, régional, aussi bien historique que géographique, elle repousse avec un rare brio les limites de l’imagination, qu’elle convoque « Le bruit du dos brisé d’Abou Navas », une « Lettre aux extraterrestres », « Un citoyen tout à fait ordinaire », une « Déclaration aux rats de laboratoire », une « Ode au pétrole » ou bien qu’elle écrive « Pour un poète d’Abu Ghraïb » ou qu’elle enjoigne « Apprends de tes folies », pour ne citer que quelques-uns des 52 poèmes assemblés ici.

Comme Nâzim Hikmet, Mahmoud Darwich, Adonis ou Seyhmus Dagtekin, mais peut-être d’une manière encore plus incandescente, Atieh Attarzadeh place beaucoup de venin et de jeu dans la queue de ses textes, chaque poème devenant aisément une mini-nouvelle à chute, sociale ou géopolitique, songeuse ou ironique, portée très haut par le langage rare et suprêmement efficace que nous donne à goûter la traduction de Farideh Rava. Ce serait certainement beaucoup s’avancer, concernant une autrice de quarante ans, mais cette écriture si puissante, tout en maîtrise joueuse d’une obsession poétique et politique, me semble bien être de celle dont on fait, beaucoup plus tard, des prix Nobel de littérature.

Poète 1

Mon travail à temps plein est de massacrer
Il m’arrive parfois de composer de la poésie
Parfois de relier la blessure à la gorge de Gilgamesh
Et le ciel aux troupeaux de baleines
Amoureuses des hautes dunes arides
Je t’unis au fou qui adresse au vent les Chants de Salomon
Je m’associe à Jonas plantant un olivier dans le ventre de la baleine
Je compose un poème sur le sang, la folie et les champs de blé
Mais mon travail à temps plein est de massacrer.

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Poète 3

Son cerveau possède quatre parties
Une pour penser que
« Les prophètes n’apparaissent qu’après la guerre »
La deuxième pour mettre la main sur la bouche et ne pas dire
« C’est très douloureux de croire qu’ici tout est possible »
La troisième pour lire un poème d’amour
À l’oreille d’une femme qui s’imagine être une vache décapitée
Et la quatrième…
La quatrième pour retourner volontairement en cage
Mettre un morceau de chair sanguinolente sur le visage
Et se transformer en guépard sauvage
Qui a une étrange envie de voir le soleil depuis des siècles.

Hugues Charybde, le 27/01/2025
Atieh Attarzadeh - Je respire sous la pierre - éditions Bruno Doucey

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