Découvrir la bande dessinée taïwanaise : ép.5 : la nouvelle vague d’auteurices taïwanais publiés en France en 2024-2025

Cinquième volet de ce dossier à l’occasion du montage d’un grand stand Taiwan Comics à Angoulême en janvier 2025 qui coïncide à une vague de traduction de titres taïwanais chez les éditeurs français fin 2024 et début 2025. L’occasion de discuter avec Chang Sheng, Moonsia, Pao-Yen DING, Pam Pam Liu & Ruan Guang-Min.

Si je parle de nouvelle vague, ce n’est pas forcément une nouvelle génération : ce sont des artistes avec une belle carrière nationale & internationale ; c’est surtout à prendre au sens d’une proposition éditoriale variée et nourrie alors que les titres venus de Taïwan arrivaient au compte-goutte jusque là.   

Cet article fait partie d’un dossier complet, en 5 volets, à la découverte de la bande dessinée taïwanaise, cliquez ici pour revenir au sommaire.

Pour cet article, je remercie Kayan Lee et l’équipe de TAICCA (Taiwan Creative Content Agency) pour leur aide précieuse et pour avoir facilité les échanges avec les artistes. Ainsi qu’aux attaché.e.s de presse des maisons d’éditions françaises qui m’ont donné accès à aux différents titres même ceux en cours de publication.

Entretien avec Pao-Yen DING autour de Console 2073 & Road To Nowhere

Né en 1988, cet artiste s’exprime dans plusieurs médiums, aussi bien en bande dessinée qu’en peinture ou animation. Adepte du fanzine et de l’auto-édition, il a lancé sa propre maison baptisée « Morning Anxiety », un pseudonyme que l’auteur utilise pour ses fanzines. Il remporte le premier prix « jeunes talents » de la région de Pingtung (Taïwan) en 2016 et le public français le découvre avec Road To Nowhere en 2019. Console 2073 sera disponible en librairie le 14 février 2025.

On découvre ce mois-ci Console 2073, qui mélange réalité virtuelle et onirisme, comment est venue cette idée ? 

Pao-Yen DING : Un cerveau qui rêve est quelque chose que je trouve très mystérieux. Lorsque nous rêvons, nous sommes convaincus que le rêve est réel jusqu’à ce que nous nous réveillions et réalisions que ce n’était qu’un rêve. Je me demande si un jour la technologie sera capable d’exploiter les rêves ; s’il existait un appareil qui utiliserait les principes du rêve pour construire des médias de divertissement, il pourrait vraiment brouiller la frontière entre les rêves et la réalité. La façon dont les gens pourraient réagir ou répondre à une telle situation serait également fascinante.

Cette idée est née d’une expérience personnelle : alors que je jouais à un jeu, je me suis retrouvé à m’attacher à un PNJ (personnage non-joueur). Même après avoir terminé toutes les quêtes liées à elle, je revenais inconsciemment pour la surveiller. Bien qu’il y ait un degré de projection basé sur mes préférences dans la vie réelle (elle ressemblait au type de personne qui m’attire), j’ai réalisé que j’avais des émotions pour un personnage virtuel et que j’espérais une interaction. 

Cet acte de recherche de chaleur émotionnelle à travers la technologie m’a fait réfléchir à la possibilité que la technologie puisse éventuellement progresser au point de confondre complètement la réalité et influencer les émotions. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à imaginer un appareil de jeu centré sur les rêves.

Le fil rouge est l’histoire entre le héros et Saya, une jeune femme qui hante ses rêves et la réalité virtuelle, comment tu as bâti l’intrigue de ce livre qui se joue sur plusieurs niveaux de réalité ? 

P-Y. D. : C’était la première fois que je créais une histoire aussi longue. Mes œuvres précédentes étaient toutes des nouvelles de 100 pages, et le processus de développement du récit était assez difficile. Il m’a fallu plusieurs essais et réécritures pour terminer. 

Au départ, je n’avais que le concept d’un monde où un dispositif de rêve-réalité était interdit, et celui d’un PNJ féminin dans un jeu qui pourrait développer une conscience de soi à cause de l’appareil. Je suis parti de ce postulat et je me suis demandé quel genre d’histoire pourrait se dérouler entre ces éléments. 

Au début, j’avançais sur les pages tout en réfléchissant encore à l’histoire, mais plus tard, j’ai réalisé que je devais tout planifier à l’avance. Finalement, la construction du monde s’est avérée assez simple, il n’y a que deux environnements : les rêves (le jeu) et la réalité. Cependant, dans le rêve, je voulais non seulement que le protagoniste croit que le rêve était la réalité, mais j’espérais également que le public se demande si le rêve était en fait le monde réel. 

Même pendant que j’écrivais le scénario, j’ai eu du mal à décider quel environnement je voulais établir comme étant le monde réel. Lorsque j’étais bloqué, le responsable de la maison d’édition m’a ramené à l’inspiration initiale de l’histoire : ma propre expérience de devenir amoureux d’un PNJ de jeu. J’ai donc décidé de me concentrer sur cette émotion de « tomber amoureux » dans un espace virtuel et j’ai construit l’histoire autour de cela.

Console 2073

Comment tu travailles ? Avec quels outils ?

P-Y. D. : Avant de créer Console 2073, je dessinais des bandes dessinées au crayon depuis longtemps. Cependant, j’ai voulu expérimenter avec d’autres supports et j’ai été de plus en plus influencé par les matériaux et l’atmosphère stylistique du « manga » de style japonais. Cela m’a conduit à commencer à utiliser des stylos à pointe dure ou des feutres à encre liquide pour mon travail.

À l’époque où j’ai commencé à travailler sur cet album, j’ai acheté un iPad et un Apple Pencil, ce qui m’a fait découvrir l’illustration numérique. J’ai donc décidé d’essayer de créer numériquement et j’ai senti que le sujet de Console 2073 était bien adapté à ce support. En conséquence, j’ai dessiné l’intégralité du livre sur l’iPad, bien que j’ai conservé le dessin au crayon à la main pour certaines scènes de flashback afin de faire la distinction entre le « passé » et le « présent ».

Récemment, je suis revenu aux méthodes traditionnelles de dessin à la main, car j’aime toujours la sensation de dessiner sur du papier.

Dans ton travail, les rêves ont une place de choix —je pense aussi au fanzine From dream dimension fait à Angoulême et sa note “fiction 50%” sur la couverture— c’est une source d’inspiration première ? 

P-Y. D. : J’ai toujours été fasciné par les rêves, en particulier par le sentiment mystérieux de confondre le monde onirique avec la réalité. Plus tard, je suis tombé sur une nouvelle du mangaka japonais Yoshiharu Tsuge intitulée La Vis, qui a eu un impact considérable sur moi. La logique et l’atmosphère oniriques de l’histoire m’ont fait redécouvrir le charme des mangas. 

Peut-être parce que je me concentrais à l’origine sur l’art visuel pur, j’ai toujours aimé le sentiment de liberté dans la création. Ainsi, voir des atmosphères oniriques apparaître dans les mangas m’a vraiment inspiré. Par conséquent, FROM DREAM DIMENSION (來自夢次元) est un projet dans lequel je voulais explorer le thème des rêves dans les mangas, et c’est devenu une expérience intéressante. Parfois, certains rêves deviennent vraiment les sujets que je veux illustrer, mais de nombreuses idées viennent en fait de l’inspiration tirée de la vie quotidienne.

Que ce soit dans Console 2073 ou Road To Nowhere, tes livres ont pour point commun la quête, la fuite en avant, mais aussi une histoire d’amour complexe, ce sont des thématiques qui te sont chères ? 

P-Y. D. : Il est intéressant de noter que Road To Nowhere a également commencé par un rêve que j’ai fait. Dans ce rêve, j’étais en voyage, tenant une carte, et j’essayais d’atteindre le bord de celle-ci. Finalement, je me suis retrouvé debout au bord d’une falaise, regardant une mer sans fin, avec quelques énormes porte-conteneurs qui la traversaient (ce qui n’était pas représenté dans la bande dessinée). Quand je me suis réveillé, je me suis demandé : « Existe-t-il vraiment un endroit qui pourrait être appelé le bout du monde ? » Je voulais créer une histoire dans laquelle même le protagoniste ne sait pas où aller, car cela me permet de développer l’histoire tout en dessinant. 

Ce sentiment de liberté est, je pense, ce qui m’attire le plus dans la création. Quant aux autres histoires qui émergent, je pense qu’elles sont liées au genre d’histoires que j’aime lire. J’adore les films et les histoires de science-fiction de Hayao Miyazaki. L’influence de Miyazaki est profondément ancrée dans ma mémoire depuis l’enfance, en particulier Le Château dans le ciel. La construction mystérieuse du monde, la fille énigmatique et l’île flottante qui cache les secrets du monde : tous ces éléments, rendus en animation, m’ont donné envie de continuer à explorer ce monde même après l’avoir regardé. Je crois que ces éléments ont eu un impact profond sur mon travail créatif. 

Dans la science-fiction, des thèmes comme les évasions dystopiques, le questionnement de la réalité, la recherche du monde réel et la possibilité pour un être virtuel d’acquérir une conscience sont autant d’histoires qui m’attirent vraiment. Si la science-fiction est de la fantasy, elle est également ancrée dans la réalité, et la possibilité que ces choses se produisent dans le futur est ce qui me fascine. C’est peut-être comme rêver : partir d’un point, puiser dans mes expériences de vie pour construire un monde que même moi je ne comprends peut-être pas entièrement. C’est la force motrice de mes créations.

Console 2073 (one shot) de Pao-Yen DING, Kana
Road To Nowhere (2 volumes) de Pao-Yen DING, misma

Entretien avec Ruan Guang-Min autour de L’assaisonnement du bonheur & Restaurant Paradis 

Auteur et illustrateur, Ruan Guang-Min publie depuis plus de vingt ans, est lauréat de nombreux prix nationaux comme le « Golden comic award » de la meilleure BD taïwanaise pour Yong-Jiu grocery store & internationaux comme le Prix d’art dramatique en Chine pour Dong Hua Chun Barbershop. Cet artiste adapte également des œuvres littéraires en bande dessinée en plus de ses propres histoires et deux de ses livres ont été adaptés à l’écran. Dernières sorties en Français : double sortie de L’assaisonnement du bonheur et Restaurant Paradis 

On a la chance de découvrir deux œuvres qui arrivent en même temps en France, avec deux titres autour de la gastronomie, si c’est assurément un bon moteur pour parler des relations et des sentiments, est-ce agréable à mettre en scène ? 

Ruan Guang-Min : En fait, je ne suis pas très doué pour dessiner de la nourriture. L’idée d’utiliser la nourriture comme thème créatif m’est venue un jour, alors que j’étais dans un café : j’ai remarqué un pot de sucre placé à côté d’une poivrière. C’est un arrangement très ordinaire comme dans tous les restaurants, mais j’ai soudain réalisé que les gens ont deux paires de papilles gustatives. L’une est sur la langue et l’autre sur le cœur. Le goût que la langue perçoit ne correspond pas forcément à celui que ressent le cœur, ce que j’ai trouvé très intéressant. C’est ce qui m’a amené à créer des histoires autour de la nourriture.

La nourriture a un lien émotionnel avec les gens, qui commence à la naissance. À Taïwan, même après le décès d’une personne, nous préparons toujours de la nourriture en guise d’offrande lors de rituels. On lance deux pièces de monnaie pour demander au défunt s’il a assez mangé. Ce n’est qu’une fois qu’il a fini de manger que les vivants peuvent commencer à manger. De cette façon, les souvenirs de la nourriture sont liés à la fois à la vie et à la mort.

Pour moi, la vie implique souvent d’affronter des difficultés, et la nourriture nous permet d’y échapper momentanément. Il existe deux dictons taïwanais : « Manger est aussi important que l’empereur » et « Prends soin de ton estomac en premier, puis prends soin des dieux ». Ces deux expressions signifient qu’il faut manger en premier, tout le reste pouvant attendre que tu sois rassasié.

Vous êtes attachés dans vos livres, à monter la vie quotidienne et le vécu des Taïwanais, comment vous construisez vos histoires ? Vous prenez beaucoup de notes ? 

R. G-M. : J’observe généralement les gens et l’environnement qui m’entourent et je puise parfois mon inspiration dans des conversations ou des lectures. J’aime réfléchir à la même chose sous différents angles et, lorsque j’en retire une idée, je la note sur mon téléphone.

Je pense qu’il est relativement facile de décrire des contextes extérieurs, comme le sentiment d’une époque spécifique ou les détails d’une scène. Cependant, construire le monde intérieur d’un personnage est beaucoup plus difficile.

Dans le découpage, les plans, on a une mise en scène très cinématographique ainsi que des rendus parfois hyper réalistes presque photographiques, comment travaillez vos planches et story-board ? 

R. G-M. : J’adore le cinéma, il me fascine profondément. Je trouve vraiment dommage qu’avec la commodité d’Internet de nos jours, les gens vont moins souvent au cinéma.

Comme je regarde beaucoup de films, j’absorbe naturellement les techniques de storyboard cinématographique. Cependant, ma méthode de travail n’a pas le même niveau de complétude qu’un scénario de film ou un storyboard. 

Je pense généralement à la direction générale de l’histoire, et de nombreuses parties ne sont finalisées qu’au fur et à mesure que je dessine. Je pense qu’une œuvre a sa propre vie, c’est pourquoi j’échange, j’ajoute ou je supprime souvent des cases, un peu comme lorsque je monte un film.

Comment tu travailles ? Avec quels outils ? 

R. G-M. : Je continue à travailler à la main, car j’aime la sensation du stylo sur le papier. L’ordinateur est principalement utilisé comme complément.

Pour le dessin à la main, j’utilise généralement des crayons et des stylos noirs, mais parfois j’utilise des aquarelles, des crayons de couleur ou tout autre outil qui convient à l’effet recherché pour l’œuvre d’art. Le logiciel que j’utilise le plus souvent sur l’ordinateur est Photosnap, que j’utilise pour éditer des images, créer des effets et ajouter du texte.

Pour nous lecteurs français, c’est une belle manière de découvrir certains aspects de Taiwan mais j’ai l’impression que de vos titres se dégage aussi une douce mélancolie, une nostalgie qui ancre vos histoires un peu hors du temps ? 

R. G-M. : Je suis heureux de pouvoir offrir aux lecteurs français un aperçu de Taïwan à travers mon travail. Quant au sentiment nostalgique de mes histoires, je dois l’expliquer. En fait, de nombreuses zones rurales de Taïwan conservent encore un rythme de vie traditionnel. Bien que ces endroits soient équipés d’installations modernes, ils n’ont pas le même rythme de vie rapide que les villes. Personnellement, je préfère la campagne. Si la ville est comme une voiture qui fonce à la vitesse de la lumière, la campagne est comme une promenade tranquille à vélo.

De plus, je pense que les gens sont constamment poussés en avant par le temps, se dirigeant progressivement vers la mort. Nous sommes tous occupés à planifier le lendemain ou l’avenir, mais nous regardons rarement en arrière sur ce que nous avons vécu dans le passé. C’est aussi quelque chose que je veux capturer dans mon travail. Il est difficile pour nous de prédire ce qui disparaîtra dans le futur, donc je crée en fonction de ce dont je me souviens.

Quant au chagrin, il fait partie de ma personnalité. J’ai toujours pensé qu’en nous accrochant à un sentiment de chagrin, nous pouvons mieux apprécier la beauté, la félicité et la joie qui nous entourent.

L’assaisonnement du bonheur de Ruan Guang-Min, Asian distric
Restaurant Paradis de Ruan Guang-Min, Asian distric

Entretien avec Pam Pam Liu autour de Un voyage à l’asile

Autrice et musicienne, Pam-Pam Liu est diplômée de l’université Shih Chien à Taiwan en beaux-arts et de Central Saint Martins à Londres en communication, elle a également été résidente de La Maison des Auteurs à Angoulême en 2018-2019. Depuis le début de sa carrière, elle a réalisé des dizaines de fanzines & d’histoires courtes et plusieurs livres ont été traduits en Français : Un voyage à l’asile juste après Toi & moi – Toi et moi le jour de la grande catastrophe.

En France, on découvre Un voyage à l’asile juste après Toi & moi – Toi et moi le jour de la grande catastrophe, et votre style qui oscille entre carnets intimes, BD documentaire et fiction, comment vous choisissez vos sujets ? 

Pam-Pam Liu : Créer & faire de l’art est l’une de mes façons d’évacuer mes émotions. J’ai souvent l’impression que ce n’est pas moi qui « choisis » activement un sujet, mais plutôt que je me laisse passivement pousser en avant par des choses qui me troublent. Pendant longtemps, mon esprit était constamment rempli de choses qui m’étaient arrivées – certaines bonnes, d’autres mauvaises. Mon corps et mon esprit étaient obligés de revivre ces sentiments à plusieurs reprises jusqu’à ce que je découvre qu’en les faisant ressortir et en me transformant en observateur, je pouvais laisser tomber ces souvenirs et continuer ma vie.

Donc, essentiellement, toutes mes créations proviennent de mes expériences. Cependant, lorsque des préoccupations en matière de confidentialité impliquant d’autres personnes m’empêchent de les présenter dans un style documentaire, je trouve des moyens de réorganiser, de superposer et de modifier toutes les histoires que j’ai entendues et mes propres expériences. D’une certaine manière, c’est aussi une sorte d’expérimentation.

Ils sont documentés, inspirés d’expériences personnelles, de livres ou d’œuvres, en quoi est-ce important de glisser des références comme dans Un voyage à l’asile où elles font partie du décor autant que de l’histoire ? 

P-P. L. : Depuis le moment où j’ai commencé à conceptualiser le projet jusqu’au début de la création d’ Un voyage à l’asile, il y a eu plus de dix ans de développement. Pendant cette période, j’ai lu de nombreux livres et regardé de nombreux films. Que je les ai aimés ou non, ils ont nourri cette histoire et m’ont appris à transformer les informations que j’ai recueillies en mes propres connaissances, que j’ai ensuite appliquées à ma bande dessinée. 

De ce fait, mon travail se construit sur ces idées et ces expériences. J’espère partager avec les lecteurs les livres, les films, la musique… qui ont eu une profonde influence sur moi, presque comme si je les forçais secrètement à partager mes goûts.

Dans tes livres, il y a une grande place aux relations et à l’introspection, comment tu écris tes scripts ? Tu écris et dialogues tout à l’avance ou c’est au moment du storyboard ? 

P-P. L. : L’inspiration pour ce que je veux dessiner me vient généralement soudainement, mais j’ai tendance à attendre un peu, car certaines idées ne sont que des impulsions fugaces. Si, après un certain temps, l’idée persiste, cela signifie que je dois la dessiner. 

Je commence généralement par écrire un plan des chapitres simple, en indiquant comment l’histoire va progresser en termes de rythme. La plupart du travail préliminaire est fait dans ma tête, où je réfléchis à la façon d’organiser la séquence de l’histoire pour que la plupart des lecteurs la trouvent facile à comprendre. Certaines de mes œuvres ne se concentrent pas sur le texte et le dialogue, car je préfère communiquer avec le lecteur par le biais d’images. Cette approche ne fonctionne cependant pas pour tous les projets. 

Cette partie n’est pas la plus épuisante pour moi ; c’est lorsque je commence réellement à dessiner que le véritable combat commence. Je pense que de nombreux créateurs peuvent s’identifier à cela : parfois, j’ai la tête pleine d’images, mais ma main semble déconnectée de mon cerveau et le processus de dessin semble incroyablement lent. Mon corps n’arrive pas à suivre mes pensées, ce qui est frustrant.

Comment tu travailles ? Avec quels outils ? Traditionnel ou en numérique ? 

P-P. L. : Avant 2020, j’utilisais des crayons, des feutres fins et de l’aquarelle pour dessiner des bandes dessinées. Cela s’explique en partie par mon amour pour l’expérimentation de différents styles visuels. Par exemple, dans Toi et moi le jour de la grande catastrophe, les lecteurs peuvent voir que les histoires sont créées à l’aide de différents matériaux.

Après 2020, j’ai commencé à expérimenter le dessin sur un iPad. Il y a deux raisons à cela : à mesure que ma production créative augmentait, il devenait plus difficile de stocker les œuvres originales et je n’avais tout simplement pas assez de place chez moi pour stocker correctement tout le papier. De plus, l’utilisation d’outils numériques m’a permis de gagner du temps pour numériser les originaux et l’apprentissage de nouvelles méthodes créatives a toujours paru intéressant.

Il y a une idée de transgression, d’aborder des tabous avec plusieurs angles d’attaque pour intégrer des personnes ou des expériences réelles, avec une dose d’humour, est-ce une voie que vous allez continuer à creuser ? 

P-P. L. : Je pense que ce sera probablement le cas, car les inspirations de mon travail viennent toujours des petites choses de la vie réelle. J’espère conserver mon sens de l’humour unique, mais au fil du temps, les limites et les définitions de l’humour ont changé.

Je pense que mon orientation future se concentrera toujours sur l’illustration de sujets que les gens sont généralement trop timides pour aborder ouvertement, car cela correspond à ma personnalité.

Un voyage à l’asile juste de Pam-Pam Liu, IMHO
Toi & moi – Toi et moi le jour de la grande catastrophe de Pam-Pam Liu, IMHO

Entretien avec Moonsia autour de The Witch and the Bull 

Née en 1989, cette autrice qui signe également sous le nom de Jennifer Chuu partage son temps entre plusieurs pays. Elle est l’autrice de nombreuses histoires courtes et webcomics avant de lancer sa grande série sur Webtoon en 2020 qui compte à ce jour 143 épisodes et 70 millions de lectures : The Witch and the Bull qui démarre chez nous au format papier ; et qui se poursuit (en anglais) au format webtoon.

The Witch and the Bull est publié sur WEBTOON, et arrive au format livre chez nous, pourquoi avoir choisi le format webtoon pour développer ce projet ? Il y a plus de liberté que dans le T-comics ou le manga ? 

Moonsia : Mon plan initial était de travailler avec WEBTOON aux États-Unis, car c’était un format nouveau et innovant à l’époque, qui offrait des opportunités passionnantes d’expérimentation en matière de narration. Le format numérique vertical m’a permis d’explorer de nouvelles façons de créer un storyboard et de rythmer les histoires, ainsi que d’incorporer de la musique dans les chapitres, ce qui a ajouté une couche sensorielle immersive à l’expérience. 

J’ai également adoré la vivacité des couleurs sur la plateforme. Cela dit, je suis ravi de voir la série prendre vie au format livre, car elle offre un type de magie complètement différent. La texture du papier, l’anticipation de tourner chaque page et même l’odeur de l’encre créent une expérience tactile et intime. Le fait que The Witch and the Bull existe à la fois sous forme numérique et physique donne l’impression d’avoir le meilleur des deux mondes.

C’est une série dans un monde de fantasy où tu prends le temps de détailler les décors, les objets ou la nourriture, d’où vient cette envie ? 

Moonsia : Le désir de détailler les décors, les objets et la nourriture de The Witch and the Bull découle de mon amour pour la création d’univers immersifs et de mes expériences personnelles. 

Depuis 2018, j’explore la Méditerranée tout en travaillant sur la série, et les paysages, les cultures et les cuisines que j’ai rencontrés ont profondément influencé l’histoire. Je voulais capturer la richesse et le dynamisme de ces expériences et les intégrer dans le monde fantastique que je créais. En me concentrant sur ces détails, j’espérais rendre le monde plus tangible et vivant, presque comme si les lecteurs pouvaient goûter la nourriture, ressentir les textures et découvrir le décor de première main. 

Pour moi, ces éléments sont essentiels pour construire non seulement une toile de fond, mais un monde vivant et respirant qui façonne les personnages et leurs voyages.

C’est une écriture en épisode où vous avez la possibilité de lire les commentaires des lecteurs, est-ce que vous vous tenez au script initial ou l’histoire évolue aussi au fil de sa publication en ligne ? 

Moonsia : Écrire par épisodes et pouvoir lire les commentaires des lecteurs est l’un des aspects les plus gratifiants de la publication sur WEBTOON. Bien que je m’en tienne généralement au script initial et que j’aie une vision claire de l’histoire, les commentaires suscitent parfois de nouvelles idées ou offrent des perspectives que je n’avais pas envisagées. 

Par exemple, les lecteurs expriment souvent leur intérêt pour les personnages secondaires ou spéculent sur leur histoire personnelle, ce qui m’incite à explorer ces éléments plus en profondeur. Cela dit, je m’efforce de rester fidèle au cœur de l’histoire que je souhaite raconter, mais j’aime la façon dont la nature interactive de la plateforme permet à la série de se sentir dynamique et connectée au public.

Comment tu travailles ? Avec quels outils ? Traditionnel ou en numérique ? 

Moonsia : Comme je voyage à plein temps, je travaille rarement de manière traditionnelle. La plupart de mon travail est réalisé numériquement, avec Photoshop comme outil principal et Clip Studio Paint pour les tâches supplémentaires. Pour The Witch and the Bull, j’utilise une Wacom MobileStudio Pro depuis 2019, c’est mon appareil principal pour créer la série. J’utilise également un iPad pour écrire ou dessiner en déplacement, que je sois dans un café, dans un train ou un avion, à la plage ou même en pique-nique. Lorsqu’une prise de courant est disponible, ma Wacom peut également facilement gérer le travail en déplacement. Ces outils me permettent de rester flexible et créative, où que je sois.

On découvre le T1 en France mais la série est toujours en cours, est-ce que tu as déjà une idée de fin ou un horizon pour cette série ?

Moonsia : La fin et l’intrigue de l’histoire ont déjà été décidées, et je suis très impatiente de les révéler aux lecteurs à mon rythme. Il y aura des moments d’émerveillement et de déception, des moments de profonde compréhension et de compassion. Avec les saisons passées sur WEBTOON et le premier livre maintenant publié, j’espère que l’histoire continuera de guider les lecteurs vers un espace plus tendre et plus réfléchi. 

Mon objectif est de susciter la gentillesse et l’espoir à travers The Witch and the Bull et de laisser à tous ceux qui suivent la série quelque chose de significatif à emporter avec eux.

The Witch and the Bull de Moonsia, Albin Michel

Entretien avec Chang Sheng autour de Nine Lives Man & la série Yan

Né en 1968, cet artiste diplômé du Western Painting Department of Fuxing Commercial High School a travaillé une quinzaine d’années dans la publicité avant de se consacrer à la bande dessinée. Son œuvre est traduite en France depuis 2006 avec la série Stanle puis X Girl, Baby, Oldman et à participé à plusieurs collectifs dont Les rêveurs du Louvre. Dernières sorties en Français : le one-shot Nine Lives Man est sorti en décembre dernier et la trilogie Yan qui vient de s’achever il y a quelques mois. 

Tu as pas mal d’actualités en France avec les traductions de Nine Lives Man et Yan et on découvre plusieurs facettes de ton travail. Et du récit de science-fiction au super-héros, j’ai l’impression que le point commun c’est le polar ? 

Chang Sheng : Je crois qu’une bonne histoire naît généralement d’une idée centrale simple mais très convaincante.

Si je devais décrire mes œuvres en une phrase, Yan se serait : « Et si une actrice de l’opéra de Pékin devenait une super-héroïne ? » Et pour Nine Lives Man : « Et si la réincarnation pouvait briser l’emprise du temps ? »

Le fil conducteur entre ces deux œuvres, outre le fait qu’elles sont des thrillers, réside dans la manière dont le temps et la séquence sont construits dans le récit, avec un suspense qui se dévoile couche par couche.

Justement tu aimes jouer avec le temps et les lignes temporelles, comment tu construis tes histoires ?  

C. S. : Comme je l’ai mentionné dans la première réponse, je commence généralement par trouver une idée simple mais intrigante lorsque je crée une histoire. Je teste le concept en voyant s’il peut être résumé en une seule phrase. Si j’estime que c’est une idée forte, je passe ensuite au développement et à la construction de l’histoire autour de celle-ci.

Cette approche « de l’intérieur vers l’extérieur » – partir d’une idée centrale pour construire une structure narrative complète – aide à établir des relations de cause à effet et des rappels narratifs, tout en permettant une manipulation créative du temps et de la séquence. Une fois que je commence à raconter (ou à dessiner) l’histoire, je passe à un processus « de l’extérieur vers l’intérieur », démêlant l’intrigue couche par couche et atteignant progressivement son cœur.

Les décors, les costumes sont particulièrement soignés dans tes histoires, à l’image de l’inspiration de l’Opéra de Pékin pour Yan, vous travaillez d’après photos ? Vous faites beaucoup de recherches ? 

C. S. : L’opéra de Pékin est une forme de représentation très historique. Si une partie de mon inspiration vient de souvenirs d’enfance, je me base aussi sur des recherches en ligne. À proprement parler, je peux simplement éviter les erreurs majeures.

Ce qui m’intéresse le plus, ou ce que j’essaie d’exprimer, c’est de savoir si une fusion de l’opéra de Pékin et d’éléments modernes peut créer quelque chose de nouveau. Par exemple, le maquillage de l’opéra de Pékin – son fard à paupières rouge vif – pourrait être combiné avec un style smokey eye moderne. Je pense que le résultat sera époustouflant, et en fait, j’ai déjà intégré cette idée dans mon travail.

Comment tu travailles ? Avec quels outils ? 

C. S. : Ce qui est particulier, c’est que pendant plus d’une décennie avant de créer Nine Lives Man, j’ai fait de la création numérique avec une tablette graphique Wacom. 

Lorsque j’ai commencé Nine Lives Man, j’ai commencé à essayer de revenir au dessin traditionnel à la main. Cette transition n’a pas été facile pour moi. Sans assistant et devant réaliser tout le travail par moi-même, j’ai progressivement augmenté la proportion de dessin à la main jusqu’à ce que le dessin à la main devienne ma méthode de création habituelle.

Avec Nine Lives Man, on a une véritable mise en abîme du métier d’artiste, avec les enjeux sur la transmission, les signes qui peuvent débloquer des choses, la figure de l’auteur… Vous aviez envie de parler aussi de création dans ce livre qui a lui-même une vie antérieure avec le travail de PUSH ? 

C. S. : Nine Lives Man est basé sur l’œuvre originale de PUSH, sortie en 1985. En 2018, j’ai lancé le « Nine Lives Man Project », une collaboration avec quatre créateurs, chacun réinterprétant l’histoire comme une nouvelle œuvre. Ces œuvres sont sorties le 9/9/2019, sans aucune restriction sur la façon dont les créateurs pouvaient exprimer leur vision. La seule règle que nous avions était : « Il y a une personne qui a neuf vies. »

Pour ce projet, mon idée centrale était : « Et si la réincarnation pouvait briser l’emprise du temps ? » Peut-être involontairement, en tant que créateur, j’ai également inclus ma propre interprétation de la création et de l’interaction entre les symboles et la mémoire. Mais ce que je voulais vraiment transmettre, c’étaient les motifs du « temps linéaire » et de la « mémoire ».

Ce qui est intéressant, c’est que j’ai eu l’idée de superposer le temps de l’histoire avec celui du lecteur. Dans l’histoire, l’auteur assiste à la sortie de Nine Lives Man à 12h35 le 9/9/2019, qui est également la date de sortie réelle du livre. J’aime à penser qu’un lecteur, quelque part, a fait l’expérience de la synchronisation parfaite du temps de l’histoire avec la vie réelle, grâce à mon arrangement. C’était vraiment fascinant. Donc, je pense que tout dans cette œuvre a toujours été lié au temps.

Nine Lives Man (One shot) de Chang Sheng, Paquet
Yan (3 volumes) de Chang Sheng, Glénat

Thomas Mourier, le 27/01/2025
Découvrir la bande dessinée taïwanaise : ép.5

Comme d’habitude, les liens renvoient sur le site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués.