Gunks : chronique du temps en prise sur d’incertains grattons
L’argument ne tenant que du bout des doigts, est-il à avouer ou à taire ? Avouons-le : un très improbable trio de grimpeurs partisan de l’escalade moderne (Claire, Manuel et Méduz) se fondent sur ou bien dévissent dans des voies françaises de plus en plus compliquées, pour finir par se colleter aux falaises mythiques des Gunks, dans les Appalaches aux USA. Roman écrit à la force des doigts et des poignets, roman d’apprentissage, de cordes et de cris, de compagnonnage et d’amour moderne, de révélations et surtout – d’élévation (don’t go to my head !)
Comment liquider l’adolescence du bout des doigts ? En laissant tomber le lycée par manque de goût pour les études, et d’ennui tout aussi abyssal que provincial. Tout commence à Orléans sur les Digues. Là, Méduz, l’itération présente de Nicolas Richard, découvrant le rocher à mains nues, s’offre une révélation, une épiphanie même à faire corps avec la matière et de cette passion naissante, s’y découvrir un but, à force de gamelles et d’entraînements le pochon de magnésite collé à la hanche. Et ce Médusant de Péchon, Méduz pour les intimes, de s’y frayer une voie/voix, arriver pour mieux dériver ailleurs. Passant de site pointu en site renommé, il va avec sa fine équipe, rouler du Saussois au Salève, de Buoux à Mouriès, en passant par la Turbie ; pour finalement envisager le grand saut, pas dans le vide – quoique – sur le site le plus en vogue à ce moment-là des Gunks.
Et cette phase transitoire va permettre de découvrir la vie des grimpeurs en libre, low budget, low cost, une tribu aux semelles de vent, mais aux doigts sacrément crochus et musclés pour faire un avec le rocher, un peu à l’écart du monde, mais collé à sa verticalité, un chemin choisi… Ceci posé- à contre-pied – précisément puisque le roman offre deux sons de cordes, celui de Méduz narrateur et l’autre des carnets de Claire. Des voix pour d’autres voies. Nicolas Richard cite Mark Twain, se projetant en Tom Sawyer qui, forcément découvre le monde pour nous le relater. Avec un humour à froid qui me fait plus penser à « Trois hommes dans un bateau » de Jerome K. Jerome, plus qu’à Mark Twain – mais le livre se passant au Gunks : When in Rome …
Extrait : Je me demande pourquoi je me retrouve là avec ce très bon grimpeur et cette excellente grimpeuse, et je tente de me convaincre qu'il y a trois bonnes raisons à cela. Primo, Manuel est mon super copain, on s'entraîne ensemble depuis longtemps, et on rêve de ce voyage depuis un bail , secundo, je parle anglais , tertio, mais un tertio qui est peut-être un primo, Claire est ma petite copine - enfin, je crois. Années 1980, époque de l'insouciance et de l'escalade libre. Méduz, Manuel et Claire, bien décidés à vivre leur passion au cœur des Appalaches, traversent l'Atlantique pour se mesurer aux falaises mythiques des Gunks. Traceront-ils leur voie en solo ou en trio ?
La super idée de l’auteur est de poser Claire en arbitre des émotions, des us et coutumes de l’amour juste comme et quand, et surtout avec qui j’ai envie. Et le placer dans les années 80, quand seules quelques écrivaines américaines féministes l’osaient et le revendiquaient à hauts cris, comme Cathy Acker traduite par Claro au Rocher en 2005 pour Sang et stupre au lycée. Sauf qu’ici, tout se joue en mode soft, avec le personnage de Jacques, l’oncle exilé clandestin dans un resto new-yorkais qui dev( r ) ait éclairer l’histoire familiale de Méduz sans vraiment s’y coller ou encore avec Todd, le gardien du parc, grimpeur amateur qui va dévisser et se tuer en grimpant une voie trop ardue pour lui. Et puis, en filigrane, au fil du texte, véritable philosophie de la corde et de la magnésite, l’autre de Méduz, son meilleur pote, Manuel, qui emportera pour un temps les faveurs de Claire, au grand désarroi de Méduz qui s’en trouvera grandement paumé quand sa bande vivra sur une autre fréquence que celle escomptée, mais où rien ne sera vraiment joué…
A l’insouciance surlignée dans le sous-titre, on notera un gros travail d’effacement de la part de l’auteur, la seule musique qui vaudra ici sera celle de l’univers pris en compte, celui de la grimpe avec même son glossaire, comme dernière partie du livre pour donner toutes les clés du libre et de l’univers en présence, tout l’univers - de ses difficultés à surmonter aux rapports qu’il permet. Apprendre, surmonter, se livrer, se délivrer, vaincre la paroi, se vaincre/se révéler à soi. Et puisqu’on est en littérature, le véloce Nico, émérite traducteur vous balance en sous-texte et une citation du Howl Ginsberg et une allusion au Inherent Vice de Thomas Pynchon . Mais pour tout dire, si vous sentez comme une absence essentielle, celle de la musique dans le livre, c’est que vous n’aurez pas senti celle de la paroi. C’est dit !
Jean-Pierre Simard, le 20/01/2025
Nicolas Richard - Gunks, chronique du temps insouciant - éditions Arthaud 2025