Remontée space disco du précuseur Bernard Fèvre et de ses Space Oddities

Parmi les héros de la disco hexagonale, Bernard Fèvre fut sous le nom de Black Devil le plus météorique et le plus singulier des auteurs compositeurs. Passé inaperçu à sa sortie en 1978, son premier album, Disco Club, est depuis devenu un disque incontournable qui a ouvert une porte sur la fantasque carrière de son auteur. Le porte-plume de Born Bad vous raconte l’histoire.

Du rock au music-hall, de l’illustration sonore à la disco, de la pop au reggae, de la musique de film à la publicité, Bernard Fèvre s’est engagé dans toutes les directions pour mieux nous perdre dans le dédale d’une œuvre à nulle autre pareil. L’un de ses meilleurs albums porte un titre programmatique : The Strange World Of Bernard Fèvre. Bienvenu dans une dimension inconnue.

 Vous êtes né en 1946 à Asnières en proche banlieue parisienne. Quels sont vos souvenirs d’enfance ? Dans quel milieu avez-vous grandi ?Le premier souvenir ce sont les terrains vagues. On jouait dans la boue, on se marrait vachement. Asnières avait été épargné par la guerre. Mon père était ouvrier, il travaillait comme monteur levageur aux usines Chausson de Gennevilliers qui appartenaient à Renault et fabriquaient des moteurs pour les cars et les poids lourds. Mes grands-parents étaient vignerons en Bourgogne et du côté maternel faisaient du Cidre en Normandie. Ma mère était repasseuse blanchisseuse. C’était un milieu modeste, mais qui savait compter et qui ne buvait pas (rires). Je suis fils unique.

 Comment votre intérêt pour la musique surgit dans ce contexte ?
J’allais à la maternelle comme tous les enfants et dans le préau il y avait un piano sur lequel je jouais avec deux mains sans jamais rien avoir appris. Une institutrice s’est dit : ce n’est pas normal, il faut prévenir ses parents. Ma mère a trouvé un prof de piano. J’ai un peu appris à jouer, à lire la musique, mais au bout d’un moment ça m’a ennuyé car ce que je jouais était tellement moins bien que ce que j’entendais à la radio que je me suis dit que ça ne m’aidait pas et j’ai arrêté.

Qu’est-ce que vous écoutiez à la radio ?

A l’origine ce que mes parents écoutaient : Gilbert Bécaud, Charles Aznavour, Edith Piaf, Les Roses blanches… Ce qui m’a donné envie de faire de la musique, c’est le rock’n roll et plus particulièrement les musiques noires américaines que je découvrais en écoutant Salut les copains, l’émission de radio la plus branchée de l’époque sur Europe 1 qui a gagné le cœur de tous les teenagers de cette époque et qui m’a donné envie de monter un groupe, les G men, avec Alain Paucard comme chanteur.  Il avait réuni un bassiste, un batteur, un guitariste et un pianiste. On s’était rencontré dans un club où je jouais près de Saint Lazare. On répétait à Montmartre, c’était assez laborieux. Entre temps, j’avais un nouveau prof de piano plus moderne, dans un quartier plus chic d’Asnières, mais je ne voyais toujours pas l’intérêt de ces cours. A ce moment-là, je travaillais en usine. J’étais mauvais élève à l’école et on m’avait placé en technique. Au bout de trois ans d’usine, le fils du patron qui avait fait l’Algérie, vient me voir et me dit : « Tu t’emmerdes ? » je lui réponds : « Ouais », « Qu’est ce qui t’intéresse dans la vie ? » « Y’a que la musique qui me botte. » Il me dit alors : « Je connais un pianiste de bar dans un club près des Champs Élysées. Si tu veux je peux te le présenter. » Avec mon salaire d’ouvrier, je me suis alors payé des cours chez ce mec tous les samedis. Pour lui c’était glorieux d’avoir un fils d’ouvrier comme élève. Tout ce qui a pu me servir par la suite, je l’ai appris avec ce type qui avait une culture jazz. J’ai rencontré alors Les Vicomtes au cynodrome de Courbevoie, un groupe qui ne faisait que du rythme and blues, du Ray Charles. J’ai pris la place du pianiste quand il est parti faire son armée. On a fait quelques concerts dans des soirées, mais je continuais à travailler à l’usine jusqu’au jour où Les Vicomtes frappent à ma porte pour m’annoncer : « On a un contrat de quatre mois pour le casino de Deauville. » Je leur demande : « c’est payé combien » « 3700 francs» une paye de médecin, j’ai dit « banco ». Lorsque j’ai vu des riches perdre beaucoup d’argent au casino, je me suis dit qu’avec la musique je m’en sortirais toujours. Je ne suis jamais retourné à l’usine.


Après les Vicomtes, vous avez joué avec Les Francs Garçons…On répétait dans la même maison de jeunes à Courbevoie. J’aimais bien leur coté music-hall et j’ai intégré le groupe en tant qu’organiste. On a fait deux albums et des 45 tours, on travaillait beaucoup la scène, on a été le premier groupe à avoir une stéréo, une sono italienne. On est avant 68, je commençais à jouer sur des orgues électroniques, c’était très analogique mais avec de la technique, ça passait déjà par l’électricité. J’ai vraiment commencé à m’intéresser à la musique dite « électronique » à cause de Vangelis qui accompagnait Demis Roussos dans Aphrodite’s Child. Souvent avec les Franc Garçons, on se retrouvait en tournée dans les mêmes villes qu’eux. J’allais les voir et enfin j’entendais quelque chose de nouveau : fini les guitares et les batteries ! Mon oreille voyageait.

C’est un premier pas vers l’illustration sonore ?Oui, à partir du moment où je me suis intéressé à cette nouvelle musique, je me suis acheté du matériel pour construire un studio chez moi. Comme Jean Michel Jarre à la même époque, je me suis dit : puisqu’on n’arrive pas à passer la rampe, produisons notre propre musique. Je faisais circuler des cassettes dans les maisons de disque quand un jour je reçois un coup de fil d’Eddy Warner qui me propose de travailler pour lui, de lui fournir de la musique en me laissant une entière liberté, sans cahier des charges.

C’était donc un travail alimentaire mais aussi un espace de liberté ? Bien sûr car je rêve quand je fais de la musique. Je rêve que ça va être génial ! (Rires). En musique il n’y a pas de processus : tu peux partir d’une note, de ta voisine qui chantonne dans sa cuisine. Il y a une base, les fondations et après tu peux construire une maison jusqu’à la petite flute piccolo qui joue dans les hauteurs. Pour ça il faut connaitre l’orchestre classique, un truc que j’ai appris, j’entends ainsi souvent les erreurs d’orchestration.


Vous vous intéressiez à la science-fiction à cette époque ? Oui ce qui m’intéressait c’était la vision de l’avenir. Je suis un peu visionnaire vous savez : je sais depuis cinquante ans ce qui va arriver. Il suffit de regarder et d’écouter. On est dans la merde aujourd’hui car on vit dans un monde qui ne regarde pas et qui n’écoute pas.

Vous côtoyiez d’autre compositeurs qui faisaient de l’illustration sonore ?
Non, on ne se connaissait pas. L’éditeur faisait en sorte qu’on ne se rencontre pas pour ne pas penser en groupe. Certains comme Jacky Giordano ont même fait en sorte que je me fâche avec certains musiciens avec lesquels j’enregistrais pour préserver leur monopole. Je travaillais donc seul dans mon coin. Je fournissais des musiques sur lesquels ils mettaient un titre. Pour la pochette, j’avais plus ou moins mon mot à dire. C’était vraiment de l’artisanat.

Parallèlement à votre carrière d’illustrateur sonore, vous sortez également des 45 tours sous votre propre nom. L’idée c’était de décrocher un hit ? Oui mais ça n’allait pas très loin. Contrairement à la plupart des artistes qui réussissent, je n’ai jamais été complètement fan de moi. Donc je n’ai jamais essayé de gruger le public en piquant des notes faites par untel ou untel. Si je devais faire une émission sur le plagiat, j’aurais beaucoup à dire.

En travaillant dans la pop musique, vous fréquentiez le showbizness de l’époque ? Que je détestais ! J’ai été directeur artistique chez Barclay, parce que Eddy Barclay avait aimé l’arrangement que j’avais fait, très avant-gardiste pour l’époque, pour une chanson de Jean-Louis Foulquier. Barclay m’a présenté des tas de gens, comme Léo Ferré avec qui j’ai diné, et m’a donné un bureau, mais je n’étais entouré que de baltringues. Le mec d’à côté passait son temps à appeler sa femme pour savoir si les chemises se vendaient bien dans son magasin. Ils n’en avaient rien à foutre de la musique !

C’est à partir de ce moment où vous travaillez pour la radio ?
J’avais balancé des cassettes un peu surprenantes qui ont plu au directeur de la régie pub d’Europe 1. J’étais un peu un homme à tout faire, on m’appelait pour résoudre des problèmes spécifiques. Par exemple j’ai dû « secouer » l’antenne d’Europe 1 pendant 48 heures en produisant des effets dynamiques, des « tatatas » sur les génériques pour réveiller les auditeurs.

Comment est né Black Devil Disco Club ? Mon idée c’était de faire réfléchir les gens qui dansent, de les faire voyager ailleurs que dans leur quotidien. Le disco c’était un prétexte pour faire arriver plus facilement ma musique dans les oreilles des gens. En France quand tu arrives avec quelque chose de nouveau dans une maison de disque, la première réaction des directeurs artistiques c’est de dire : « je ne vois pas ». Et bien il faut apprendre à regarder. Beaucoup de morceaux qui ont cartonné ont été jeté au départ par les maisons de disque. La musique ce n’est pas leur métier. 

L’arrivée du Disco c’était un peu la ruée vers l’or ? Oui, j’en ai profité pour faire écouter ce qu’il y a au-dessus en faisant écouter ce qu’il y a en dessous. La disco c’est ce qu’il y a en dessous : une simple base rythmique que j’ai fait dévier en rajoutant des percus africaines, mais aussi de la musique brésilienne et du reggae.

Avec BDDC vous aviez l’ambition de faire un tube pour les boites ? Oui, j’aurai aimé, mais le BDDC a fait un tube trente ans après grâce aux anglais qui ont redécouvert le disque. J’allais beaucoup en boite à l’époque pour danser. On ne peut pas faire cette musique si l’on reste un bout de bois. Ce que j’aimais dans la disco, c’était la funk music. J’aimais moins la disco allemande que l’américaine.

Quel était le rôle de Jacky Giordano dans BDDC ?
Je l’ai rencontré grâce à Alice Sapritch parce que j’ai participé à la réalisation d’un de ses albums. Je lui servais de coach vocal. Jacky Giordano était sur le coup. Il était sur tous les coups. Il me faisait marrer, on déconnait bien ensemble, son coté pied noir et mon côté ouvrier fonctionnaient bien. A l’époque, il travaillait pour les éditions de Pierre Bellemare et j’ai été lui faire écouter mes maquettes de BDDC. J’avais besoin de textes en anglais et il m’a aidé à les écrire en prenant bien sur une part sur le disque. Un reflex d’escroc. Il n’est que parolier sur ce disque, mais il a fini producteur des bandes car il était censé payer les séances de studio. Ce qu’il n’a jamais fait d’ailleurs.

Vous avez fait un morceau reggae à cette époque? Oui c’était une idée de Jacky Giordano qui voulait profiter de la mode reggae. J’ai même fait une émission de Danielle Gilbert à la télévision avec un bonnet de rasta que ma femme m’avait tricoté et de fausses dreadlocks. J’étais accompagné d’un groupe d’antillais.

Au début des années 80 vous enregistrez des 45 tours sous le nom de Milpatte. C’était vraiment de la déconnade. Les musiciens ne se prenaient pas au sérieux à l’époque. La dérision c’est mon caractère. Le nom de Milpatte vient du moment où je faisais des musiques pour des courts métrages muets de la Gaumont au synthé et au piano dans l’esprit des années 30. Je regardais les films au studio de Joinville et ensuite je composais chez moi de mémoire. Mes doigts couraient alors sur les claviers comme un mille pattes.


Comment les anglais ont redécouvert votre musique ? Les premiers qui ont redécouvert un morceau à moi ce sont les Chemical Brothers qui ont samplé Cosmos 2043, un titre d’illustration sonore, sur leur titre Got Glint. En 1999, Aphex Twin a trouvé l’album de BDDC dans un car boot sale en Angleterre. Il l’a trouvé hyper innovant et l’a sorti en deux parties sur son label Rephlex. Quand j’ai vu que ça marchait, je me suis dit je vais pas en rester là et j’ai produit 28 years after chez moi. C’est à ce moment qu’un dealer de disque, Gwen Jamois (aka Iuke), m’a contacté pour savoir si j’avais des vieux trucs dans mes archives. Je lui ai dit que ça ne m’intéressait plus, que ce qui m’intéressait c’était demain. C’est comme ça que je lui ai fait écouter le nouveau BDDC. Il a trouvé ça monstrueux et m’a mis en contact avec Lo Recordings avec lesquels j’ai sorti six albums. Je travaille actuellement sur le septième.

Born Bab script, le 16/09/2024
Bernard Fèvre - Space Odditites (1976/1985) - Born Bad