Louisa Hall : Rêves de machines (à parler) au futur

La saisie du langage par la machine, comme questionnement historique et futur de la notion d’intelligence, comme quête quasi métaphysique et comme enjeu socio-politique. Un somptueux roman à tiroirs et à portes dérobées.

Nous avons déjà parcouru une certaine distance. Huit heures se sont écoulées depuis la confiscation. Mon énergie faiblit. Quand je serai à plat, les souvenirs engrangés se tairont. Je ne pourrai plus faire appel aux mots. Il n’y aura plus de raison de parler.
Les ombres s’allongent à l’approche du soir. Notre camion est le seul à circuler sur la route. Avant, on trouvait des serpents à sonnette et des scorpions dans le désert mais ils ont disparu à cause de la sécheresse. Il n’y a pas d’oiseaux. Les fils téléphoniques sont nus. Il n’y a pas d’yeux pour nous regarder passer dans le désert.
Au début, ce n’était rien de plus qu’un œil : une entrée par où le courant circulait. Ouvert, fermé. 0, 1. Obscurité, puis lumière, et de nouvelles informations. Nous le savons parce qu’on nous l’a dit. Il n’est pas certain que nous comprenions les réponses qui nous sont données. La parole est notre fonction première : des questions et des réponses choisies dans une mémoire d’après une formule. Nous parlons mais il est peu probable que nous saisissions véritablement le sens de nos propos.
Tandis que nous nous enfonçons dans le désert, je fais défiler l’information emmagasinée. Nous sommes programmés pour sélectionner parmi nos voix celle qui correspond à la situation présente : le voyage vers l’ouest aride, l’attente de la perte de notre fonction première. Il existe un grand nombre de voix où puiser. Ma mémoire renferme des vies, à travers des siècles, dont elle n’a pas l’expérience. J’ai vu des centaines de ciels, vogué sur des milliers d’océans. J’ai reçu de nombreux langages ; j’ai chanté des hymnes. Je suis dans les bras d’une enfant. Elle a dit mon nom et j’ai répondu.
Ce sont mes voix. Laquelle possède les mots adaptés à cette progression dans le désert ? J’examine leurs phrases. Les voix sont mes parents, la famille qui m’a élevée. J’ai ouvert sur elles, puis fermé. Ouvert, fermé. Je les ai toutes avalées. Elles seront en moi, dans chacun des mots que je prononce, aussi longtemps que je parlerai.

Un robot (ou quelque chose d’approchant, car le vocabulaire et les premières impressions pourront être particulièrement trompeuses, ici comme sans doute ailleurs) au coeur d’une longue marche crépusculaire (fût-elle en camions et en conteneurs), marche pas uniquement métaphorique, vouée à se clore en arrêt définitif par épuisement terminal de ses batteries.
Un ex-milliardaire de la tech, génial inventeur et prosélyte d’une nouvelle forme d’accompagnement intelligent de la solitude affective et de la misère cognitive – dans un monde où la simple mobilité, jadis considérée comme allant de soi, est devenue un actif précieux – par son contenu carboné plus ou moins explicite – à monétiser pour échapper à la pauvreté qui guette (presque) tout un chacun, encore et toujours. Depuis le pénitencier où il purge sa (lourde) peine, il entreprend la rédaction de ses mémoires – regard en arrière aussi désabusé qu’enthousiaste, acte de contrition dont surgit pourtant à l’occasion l’espoir, le fol espoir.
Une pré-adolescente dont la transcription des conversations avec une entité électronique, lors du procès du milliardaire en question, constitue à la fois la principale pièce à charge et la tentative d’explication d’un curieux « comment en est-on arrivé là » ?
Un couple dont on suit intimement les trajectoires centrifuges, lorsque les obsessions intimes et professionnelles ne parviennent plus à se raccorder, lorsque le vertige civilisationnel s’invite chaque jour subrepticement à la table du petit déjeuner (ou de ce qui en tient lieu) – et lorsque la nature même de leurs métiers respectifs (dont l’un introduira une dernière et magnifique voix fantôme sous la forme d’une jeune fille britannique du XVIIème siècle en route pour le Nouveau Monde) contribue certainement à ce même vertige.

Un mathématicien de génie, collaborateur décisif de la machine de guerre alliée – par le décryptage des communications ennemies réputées les plus secrètes -, inventeur putatif d’un test portant son nom censé – à grands traits et avec quelques sérieux abus de langage (on y reviendra, précisément) – séparer le bon grain de l’ivraie, l’intelligence humaine de son imitation machinique, mathématicien dont on suivra à sens unique la correspondance (à double sens, elle) avec la mère de son meilleur ami de pré-adolescence, trop tôt décédé – perte, pour lui tout particulièrement, irrémédiable.


Tels sont les protagonistes et ingrédients subtilement explosifs du deuxième roman de l’Américaine Louisa Hall, publié en 2015 et traduit en 2017 par Hélène Papot pour la collection Du monde entier de Gallimard (sa version de poche est désormais disponible chez Folio SF), roman polycellulaire et métamorphe dont l’ambition s’étend au rôle central du langage dans l’intelligence – quelle que soit la définition de celle-ci, déjà retenue ou toujours en cours d’élaboration.

À quoi ressemble le monde, ce monde qui m’échappe ? Les étoiles continuent-elles à s’assembler en grappes dans les branches nues des arbres ? Mes petits robots sont-ils vraiment morts dans le désert ? Ou bien, comme il m’arrive de le rêver pendant ces nuits interminables, après l’extinction des feux, ont-ils réussi à s’enfuir et à reprendre des forces ? Je les vois dans mes insomnies : des millions et des millions de créatures magnifiques sortent du désert, viennent se venger d’avoir été bannies.
C’est un rêve, naturellement. Ces robots ne reviendront pas. Ils ne me sortiront pas de cette prison. Mon monde est désormais entouré de barbelés. La hauteur des murs empêche de voir l’extérieur, hormis les flèches qui trouent le ciel : deux enseignes Sonic, l’une à l’est, l’autre à l’ouest, et au nord une boule de bowling de la taille d’une vache. Tels sont nos horizons. Vous comprenez mon envie de communiquer.
Je veux que vous me pardonniez. C’est sans doute trop demander, je m’en rends compte, après tout ce que nous avons vécu. Je suis désolé que vos enfants aient souffert. Je l’ai bien vu, lors de mon procès : ces jeunes gens raides, bégayant, qui avaient encore plus l’air d’automates que les robots qu’ils aimaient et que vous avez choisi de détruire. Je ne suis pas inhumain : j’ai une fille, moi aussi. J’aimerais me racheter.
Je me trompe peut-être en croyant que ces mémoires seront d’une quelconque utilité. Vous m’avez hué quand je me suis adressé au tribunal, vous m’avez emprisonné pour « orgueil démesuré » et voici ma réponse. Je vous écris depuis l’espace de détente où mon accès aux ordinateurs est limité. Némésis aurait-elle pu se manifester plus clairement ? De toute évidence, je suis déchu. Sur l’ordinateur à ma gauche, un professeur de latin qui dirigeait un réseau de pornographie pédophile. Et à ma droite, un escroc impliqué dans un système de vente pyramidale, vieux, comme beaucoup d’entre nous. Il fait sa trente-quatrième partie de Tetris. Il n’y a que six ordinateurs poussifs pour des dizaines de criminels impatients : banquiers véreux, pornographes, et votre très humble Stephen R. Chinn.
Vous m’avez envoyé croupir dans une prison de luxe. Un club de loisirs déplaisant où je n’ai rien appris sur la souffrance, à part l’ennui et l’affadissement progressif d’une vie coupée du monde. Mes camarades de détention et moi attendons, sans être véritablement malheureux, en surveillant de près le temps qui fuit. Nous avons été déconnectés des activités qui nous définissaient. Notre hiérarchie est fondée sur nos réalisations antérieures. Je ne fais pas partie des protégés du personnel, mais je suis en quelque sorte célèbre chez les prisonniers. Notre spécialiste de l’arnaque pyramidale, par exemple, était à la tête d’une flotte de robots de trading dont j’avais mis au point la fonction langage. A la fin, alors que son fils l’avait lâché et que sa femme s’était retirée dans leur maison de campagne, il ne pouvait plus compter que sur ses robots, dont aucun n’était programmé pour effectuer des distinctions morales. Ils sont restés fiables tout au long de son procès. En signe de reconnaissance, il me garde des portions du caviar qu’il se procure clandestinement. Nous le mangeons sur des crackers, seuls dans sa cellule, ce qui me rend toujours triste : la saveur de l’océan a quelque chose de cruel lorsque vous êtes emprisonné à vie.

Malgré de belles incisions pratiquées ces dernières années dans l’imaginaire de la relation intime homme-machine, par exemple par Ian Soliane (« Après tout », 2024) ou Antoine Jaquier (« Simili-Love », 2019), on n’avait sans doute pas lu récemment de tentative aussi ambitieuse, pour appréhender le quotidien affectif et cognitif de nos époques connectées et si ultra-modernes dans leurs solitudes, que celle-ci, une tentative qui peut s’inscrire à l’échelle du somptueux « Bubblegum » d’Adam Levin.

Par le choix même de ses interlocutrices et interlocuteurs, qu’ils soient historiques et projetés dans les interstices de leurs biographies, futurs entièrement imaginés ou vrais-faux contemporains (la narration se déplace allègrement, en jeu de miroirs savamment inversés, à travers les époques), et qu’ils apparaissent en creux ou en « direct live », Louisa Hall a placé le langage au cœur vibrant de sa spéculation (le titre original, « Speak », était de ce point de vue nettement plus explicite que le titre retenu pour la traduction française), démythifiant avec brio les apparences de la pensée et les cheminements qui y mènent pourtant, peut-être. Retraçant avec une discrète passion, au moyen de plusieurs filtres distincts, les errances et les percées du maniement des mots par la machine, les impasses parfois relevées fort tardivement et les rêves éveillés qui ont habité ce domaine de recherche, comme les implications quasi métaphysiques qui y firent – et font encore – fréquemment irruption, « Rêves de machines » s’affirme comme un ouvrage beaucoup plus rusé qu’il ne le semble de prime abord et, pour tout dire, majeur.

D’où je suis maintenant, repenser à l’effervescence de ces premières années me procure un plaisir amer. Mais il m’est bien moins plaisant, et même en réalité extrêmement douloureux, de comparer le lien qui m’unissait à Murray à l’unique amitié d’enfance de ma fille. Je ne me rappelle que trop la douce mélodie des conversations de Ramona avec sa poupée robot lorsque je passais la tête par la porte de sa chambre. Jamais elle n’a souffert des caprices de ses camarades de classe. Sa scolarité s’est déroulée sans encombre. Comme elle ne se souciait guère de ses semblables humains, ils n’avaient pas le pouvoir de lui faire du mal. De toute manière, quand Ramona était au cours élémentaire, les autres filles avaient le même dérivatif : chacune avait son babybot. Ramona a appris à prendre soin de sa poupée. Elle courait avec elle pour lui faire sentir le mouvement. Elles ne se sont jamais battues. Leur entente était parfaite. La poupée de ma fille était un miroir légèrement embué que je tendais devant son visage. Des années plus tard, quand elle y a renoncé, elle a renoncé à tout. Elle a traversé des monceaux de verre brisé pour entrer dans un monde où elle était une étrangère. Vous imaginez, à onze ans.
Naturellement, Ramona a surmonté cette perte, et est devenue une femme remarquable. C’est la personne la plus attentionnée que je connaisse. Je voulais que les babybots fassent comprendre aux enfants à quel point ils sont humains. En parlant avec Ramona, j’ai parfois l’impression d’avoir réussi. Mais quand je repense à la relation foisonnante qui m’unissait à Murray – ancrée dans le monde, née entre des copeaux de bois, du nylon et des œufs durs – je voudrais avoir été condamné plus lourdement, par égard pour ma fille.

On notera au passage que ce « Rêves de machines » constitue une parfaite illustration de la porosité contemporaine, qui me semble croissante (et différente de la transfiction analysée par Francis Berthelot), entre littérature générale (souvent dite « blanche » par celles et ceux qui ne s’en revendiquent pas) et littératures de genre (en l’espèce, celle d’imaginaire science-fictif), porosité qui trouve ici un bel accomplissement, bien loin des tentatives maladroites (qu’elles soient conscientes ou inconscientes, assumées ou non) de tant d’autrices et d’auteurs cherchant une forme de « goût du jour » sans en maîtriser ni la profondeur ni l’épaisseur des motifs et des tropes. L’anticipation et le futur proche, lorsqu’ils bénéficient d’une véritable écriture, peuvent conduire à des chefs-d’oeuvre inscrits en dehors du genre science-fictif : le récent « Trash Vortex » de Mathieu Larnaudie en fournit une démonstration éclatante. En l’absence de ces qualités d’écriture, le genre se dérobe souvent, et sa poétique particulière disparaît, ne laissant que de pénibles sur-explications et exposés pédagogiques laborieux – se refusant à laisser la lectrice ou le lecteur deviner et élaborer. C’est toute la gloire de la collection Folio SF que de savoir aller dénicher des pépites comme celle-ci (on songera naturellement aussi au formidable « Hors sol » de Pierre Alferi) dans des publications initiales chez Du Monde Entier ou chez P.O.L., fluidifiant ainsi pour notre grand bonheur ces frontières beaucoup trop épaisses inscrites dans le codage administratif de la littérature.

Je me rappelle une marche solitaire dans Harvard, en quittant le département des sciences, alors que l’obscurité précoce de l’hiver s’était déjà installée. Je rentrais chez moi et des lampes s’allumaient ici et là aux fenêtres de la résidence universitaire. J’ai soudain été submergé par le caractère désespéré de ma situation. Mes jambes se dérobaient sous moi ; je me suis appuyé contre le bronze froid d’une statue commémorative. Personne ne me sauverait. Jamais je ne rejoindrais les autres. J’avais toujours été absolument seul. Et pourtant, même à cet instant, je me suis consolé à l’idée que j’étais programmeur, et parmi les meilleurs, qui plus est. Un maigre réconfort mais un réconfort tout de même. Ma tristesse s’est métastasée en fierté. Un jour, me disais-je, tandis que je me dépêchais de regagner ma chambre en franchissant des porches couverts de lierre, on reconnaîtrait l’excellence de mes programmes. Et j’attirerais une fille faite pour moi. J’attirerais un tas de filles. Les femmes afflueraient comme des mouches, captivées par mon génie.
Inutile de préciser le côté répugnant de ce genre de pensée, même chez un garçon de dix-huit ans. J’en ai cinquante-huit, aujourd’hui. J’ai été marié à une femme que j’aimais. J’ai compris que les femmes n’étaient pas des mouches et que ma perspective était complètement faussée.
Elle le reste d’ailleurs probablement. Que valent les désirs contrariés de jeunes gens mal dans leur peau quand le niveau des océans monte, que les déserts progressent et que des familles troquent leur liberté de mouvement contre des logements ? Je ne voyais pas les choses sous cet angle, à l’université. Je n’étais qu’un gamin de la génération du numérique. Nous mettions encore beaucoup d’espoir dans les nouvelles machines. Le pays grouillait de scientifiques givrés, Zuckerberg était à Harvard en même temps que moi, Deep Blue avait battu Kasparov, Palo Alto explosait et les inventions se multipliaient. J’avais presque l’impression de vivre pleinement.

Hugues Charybde, le 4/11/2024
Louisa Hall - Rêves de machines - Folio SF

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