De Creys en Malville, le rêve nucléaire d'Emmanuel Rubin
Un enfant découvrant la nature en grand au pied d’une centrale nucléaire, qui sera bien plus tard adulte confiné par les retombées radioactives : Emmanuel Ruben mêle savamment un pamphlet antinucléaire radical et une ode à la géographie naturelle de proximité, en une étonnante spirale poétique.
C’est la colère qui guide ma plume. Une colère froide et qui vient de loin. A l’heure où j’écris ces lignes, le virus nucléaire a tué mon père, causé le cancer de mon premier amour, ravagé les paysages de mon enfance et rendu l’air irrespirable.
Six mois après la catastrophe, je me demande encore comment il a été possible de faire renaître de ses cendres cette centrale Superphénix de Malville qui connut son premier incident moins de deux ans après sa mise en service et moins d’un an après Tchernobyl.
Toute la France vivait alors dans le culte du nucléaire. J’ai moi-même été longtemps fasciné par cette industrie que nous étions nombreux à considérer comme propre, durable et patriotique, la meilleure garantie de notre indépendance énergétique et militaire. Des foutaises : nous savons tous qu’il n’y a pas une miette d’uranium dans notre sous-sol et que le nucléaire produit des déchets toxiques qui nous survivront des millions d’années !
Il faut remonter très loin dans le temps pour comprendre l’enchaînement des faits qui nous forcent à mener cette espèce de demi-vie sous vide, sans musée, sans cinéma, sans théâtre, sans bar, sans restaurant, tous les lieux de convivialité ayant fermé depuis qu’il est devenu impossible de sortir dans la rue sans masque à gaz sur le visage et sans dosimètre autour du cou.
Les événements survenus au cours des années 2020 sont pour beaucoup dans le choix de persévérer dans une impasse pourtant condamnée par de nombreux élus, penseurs et militants. Du fait du dérèglement climatique, une série de pandémies de source animale s’étaient répandues à la surface du globe et nous vîmes mourir à tour de bras nos valeureux vieillards, à qui l’on promettait quelques années plus tôt d’atteindre le centenaire. Puis les virus, de plus en plus contagieux, colportés par la guerre, s’attaquèrent à tout un chacun, à toutes les latitudes.
La planète bleue est un grand frigo sphéroïde muni de deux compartiments à glaçons : en haut le pôle Nord ; en bas le pôle Sud. Si les deux compartiments se mettent à dégeler subitement, c’est tout le contenu du frigo qu’il faut foutre à la poubelle. Pour sauver le climat et protéger leurs populations, les gouvernements avaient le choix entre deux sources d’énergie : le nucléaire ou les énergies renouvelables.
Dès sa réélection en 2022, Emmanuel Macron jeta les bases d’un nouveau plan Messmer : histoire de se doter d’une aura gaullienne en pleine guerre d’Ukraine, le président décréta la construction de quatorze réacteurs et fit labelliser le nucléaire énergie verte à Bruxelles. Tout le monde comprit dès lors que la France, pays le plus nucléarisé du monde, ne comptait pas renoncer à ce qui ferait bientôt, comme autrefois l’art ou la littérature, sa véritable exception culturelle : elle fonça tête baissée dans l’impasse atomique.
Avec l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite et la dissolution de l’Union européenne, ce programme insensé s’accéléra pour de bon : les premiers réacteurs modulaires, les nouveaux EPR et les prototypes dernier cri sortirent de terre, le long de nos mers, de nos fleuves et de nos rivières.
Le 19 juin 2027, trente ans jour pour jour après l’abandon de Superphénix, sur le site encore en démantèlement, près du village de Malville, fut lancé le chantier d’un réacteur à neutrons rapides de quatrième génération. Vu qu’il fallait effacer ne nom maudit de Malville, vu que le nom de Superphénix avait cristallisé trop d’oppositions, vu que la mode était alors aux noms de reines et d’héroïnes, on appela cette nouvelle centrale Astrid. Un joli nom pour une belle saloperie !
Par une drôle de coïncidence, Astrid, je ne pouvais pas oublier ce nom, c’était celui de mon premier amour. Mais en l’occurrence, c’était un acronyme – un acronyme qui ne fonctionne qu’en anglais : A pour advanced, S pour sodium, T pour technological, R pour reactor, I pour industrial et D pour demonstration. Depuis la catastrophe du 13 janvier 2036, Astrid n’est plus qu’un tas de ruines ; le virus radioactif a envahi l’atmosphère et cela fait bientôt six mois que nous vivons confinés dans nos bulles domestiques, à l’abri de l’air qu’il a contaminé.
Samuel Vidouble, le personnage (souvent narrateur, mais pas toujours) qui sert d’alter ego à l’auteur Emmanuel Ruben au fil de l’essentiel de son oeuvre – et qui semble désormais mener plutôt quatre ou cinq vies que simplement deux, nous entraîne cette fois-ci à deux extrémités du spectre de sa vie, pourrait-on dire.
Nous connaissions ainsi une échappée de jeune adulte en Crimée (« Halte à Yalta », 2010), un séjour de longue durée dans un énigmatique et syncrétique pays balte (« La ligne des glaces », 2014), une incursion collective dans l’archipel palestinien – moment cruel et magnifique qui se relit d’une façon encore nouvelle depuis un an (« Sous les serpents du ciel », 2017), une remontée du Danube à vélo jusqu’à sa source élusive (« Sur la route du Danube », 2019) et une enquête archéo-généalogique sur ce qui se tramait jadis dans sa famille de l’autre côté de la Méditerranée (« Les méditerranéennes », 2022), comme en écho déjà à son inaugural (ou presque) « Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu » (2013). De cette vie rythmée tout au long par la quête d’une arme de collection familiale, véritable sabre de Schrödinger, à la fois bien réel et tout à fait imaginaire (« Sabre », 2020), Samuel Vidouble nous propose maintenant de saisir deux moments extrêmes : sa projection en 2036 alors qu’il est confiné dans une cave de la vallée de la Loire, sur ordres gouvernementaux après un accident nucléaire français renvoyant Tchernobyl et Fukushima au rang de simples (si ce n’est aimables) balbutiements atomiques, et son enfance, à la charnière des années 1980 et 1990, sur le site de la centrale nucléaire à neutrons rapides Superphénix, à Creys-Malville, au bord du Rhône, une cinquantaine de kilomètres en amont de Lyon.
J’ai mis des années à comprendre qu’il s’agissait d’une centrale nucléaire et que mon père exerçait un métier réellement toxique. J’imaginais plutôt un lieu d’une importance capitale, une sorte de QG secret, une base militaire ou un temple religieux, d’où tout était décidé, qui régentait nos vies. À la manière d’un flic ou d’un vigile, mon père portait toujours à la ceinture un gros boîtier en plastique gris tenant à la fois du bipeur et du talkie-walkie – un lointain ancêtre de nos smartphones qui pouvait sonner à n’importe quel moment et lui donner l’ordre de sauter au volant de sa voiture pour se rendre en vitesse à LA Centrale. J’avais parfois l’impression que mon père était un robot que LA Centrale radioguidait. D’ailleurs, la première fois où je dus compléter dans une salle de classe une fiche de renseignements, ma mère m’avait indiqué d’écrire à la ligne nom et profession du père : Yves Vidouble, agent radioprotection.
Mis ainsi côte à côte, ces deux termes confirmaient dans mon imagination d’enfant les pouvoirs spéciaux que je prêtais à mon père malgré son bleu de travail et sa manie de se gratter le ventre en se baladant en caleçon des toilettes au vieux canapé du salon sur lequel il s’avachissait pour regarder le JT ou le dernier numéro d’Envoyé spécial : mon père était un agent secret qui travaillait pour une radio magique ayant pour but de protéger les citoyens français de toute malveillance étrangère.
C’était l’époque où l’on croyait encore à l’inviolabilité des frontières prétendument naturelles, malgré les incursions de 1870, 1914 et 1940. Ce soir-là, à la télé, un homme apparaît sur le fond jaune et gris du studio d’Antenne 2 – chemise rayée, cravate à carreaux, même moustache et même âge que mon père. Il parle d’une voix grave et circonspecte et décrit la progression du nuage radioactif, dont la teneur reste cependant sans danger. Je ne comprends pas bien ce qu’il raconte et pourtant sa voix, sa cravate, sa moustache, son regard qui se veut à la fois soucieux et rassurant se gravent aussitôt dans mon cerveau. Mes parents l’écoutent religieusement comme s’il nous annonçait l’Apocalypse ou la venue du Messie.
Plus que jamais Janus, et en tous points digne des ruses biographiques de Samuel Vidouble, Emmanuel Ruben nous propose avec ce « Malville », publié chez Stock en août 2024, une étonnante et douce mathématique du chaos, sous la forme discrète d’une matrice narrative 2 x 2, où se mêlent en abscisses une voix d’adulte fortement influencée par son enfance nucléaire et une voix d’enfant subtilement déformée par sa connaissance implicite d’un futur radioactif, d’une part, et en ordonnées un vigoureux pamphlet antinucléaire et une ode à la nature, géologique et végétale, mais peut être avant tout – comme nous y a accoutumés ce géographe de formation – localisée (les bassins versants chers à Gary Snyder ne sont ici jamais très loin, non plus que le « Delta » de Fanny Taillandier, à propos du même fleuve), et ramifiée comme aimait à le pratiquer le vieux maître Élisée Reclus (qui apparaît ici au détour de plus d’un chemin).
Si l’auteur sait nous donner à penser la (très longue) durée nucléaire (comme y était parvenu avec un extrême brio le John d’Agata de « Yucca Mountain ») et à nous donner à ressentir la crainte de la particule invisible et néanmoins potentiellement mortelle (à l’image, volontaire et involontaire, du Richard T. Vollmann de « Fukushima – Dans la zone interdite »), c’est peut-être paradoxalement lorsqu’il se penche, en creux et en bosses, sur Yves Vidouble, le père du narrateur-héros, qu’il parvient le plus à nous émouvoir, en saisissant au plus près le double dilemme de l’ingénieur et de l’ouvrier, comme seule y était parvenue à ce point d’incandescence, me semble-t-il, l’Élisabeth Filhol de « La Centrale » et de « Doggerland ». Et c’est bien ainsi que la littérature qui en vaut la peine sait nous attraper au détour de nos attentes manifestes pour, à chaque occasion donnée, nous surprendre et nous désarçonner.
Mais, comme me le faisait promettre Tom lorsque mon père sonnait au portail de la ferme, j’avais intérêt à la boucler, pas question de répéter les paroles de Marcel, sinon plus de chevaux, plus de cabane, plus d’île, plus de fleuve, plus d’épave.
Marcel se lançait dans de longues diatribes contre le nucléaire, énumérant les raisons de se passer de cette énergie mortifère. Puis, sa voix s’apaisait et il nous décrivait la vallée qu’il avait connue avant la construction de la centrale. Marcel n’était pas de la génération de mes parents, il n’était pas un baby-boomer, il était né en 1939, avant guerre, dans une France qui n’avait pas encore connu les grandes transformations des Trente Glorieuses.
Il avait la mémoire d’un autre rapport au monde. Il nous parlait du Rhône de son enfance. Il nous racontait l’histoire et la géographie du fleuve, des glaciers suisses à la Camargue et du miocène à nos jours. Il nous décrivait les crues qu’il avait bien connues, et même celles qu’avaient connues ses ancêtres, 1846, 1856, 1944, 1957, il expliquait comment le fleuve avait épousé les failles de la terre, charrié ses débris glaciaires, modelé sa vallée, déroulé ses méandres et ses rapides, édifié des terrasses alluviales, érodé les falaises, creusé des grottes et des défilés, sédimenté la plaine. Il nous apprenait à distinguer le lit majeur et le lit mineur, le chenal principal et les chenaux secondaires. À l’aide d’une baguette de sourcier, il dessinait dans le sable le cycle infini de la goutte d’eau, de la montagne à la mer et de la mer à la montagne. Il énumérait les noms de tous les affluents du Rhône, de la Massa au Gardon, il nous faisait prendre conscience qu’en amont de ce grand fleuve qui coulait sous nos yeux et qui avait façonné le paysage de notre enfance, il y avait des milliers de sources et de ruisseaux, tout ce qui dessine un bassin versant – le seul pays pour lequel un homme devrait savoir se battre.
Lorsque les beaux jours revenaient, Marcel, vêtu de noir, la pipe au bec, nous emmenait au bord du Rhône, sur les bancs de sable, le long des lônes, à travers la ripisylve, au creux du thalweg – j’aimais la mélodie se dégageant de ces mots nouveaux. Il nous apprenait à écouter les voix du fleuve, à sentir la vie du fleuve, à considérer le travail incessant de cette force qui va et qui change de forme, de couleur et d’aspect tous les jours. Il nous apprenait à suivre ses traces, à déchiffrer ses empreintes, à repérer les dernières laisses de ses crues au grain changeant du sable, aux nuances variées de la vase. Il nous montrait les troncs rongés par les castors qui dénouaient la chevelure infinie du fleuve comme les dents d’un peigne. Nous pouvions marcher de longues minutes ainsi, dans le sillage d’un héron cendré ayant gravé dans la vase desséchée son alphabet prophétique et sinueux.
Hugues Charybde, le 28/10/2024
Emmanuel Rubin - Malville - éditions Stock
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