Yūbari, journal du Japon 3 par Pierre-Elie de Pibrac

Depuis le Japon où je vous écris, l’état d’urgence a été décrété et voté et des mesures fortes sont mises en place dans certaines régions du pays. Cependant, aucun confinement n’est imposé pour le moment, nous laissant l’espoir de poursuivre le projet malgré les rendez-vous qui s’annulent successivement.

Logements de mineurs non habités. De 120 000 habitants dans les années 90, la population est passée à
7 200 habitants en 2020.

COVID-19, Coronavirus, contaminés, réanimation, morts, confinement, chloroquine, masques, fermeture, interdiction, autorisation, état d’urgence, peur, colère, crise sanitaire, crise économique, récession… Voici tous les mots qui nous hantent et nous obsèdent depuis maintenant plusieurs semaines et nous rêvons tous de jours meilleurs.

Ici, les écoles sont fermées depuis 8 semaines. Ainsi, avec Olivia, nous avons, comme la moitié de la population mondiale, dû réorganiser notre quotidien avec les enfants tout en continuant le projet pour lequel nous sommes au Japon en l’adaptant aux multiples obstacles et interdictions liés au contexte actuel.

Ma dernière immersion photographique était à Yūbari, ville vieillissante et surendettée située sur l’île septentrionale de Hokkaido. Jadis florissante, cette ancienne citée minière, surnommée la capitale du charbon, a connu sa période de gloire des années 60 aux années 90. Avec l’effondrement du marché du charbon, les mines ont fermé les unes après les autres provoquant une désertion de la ville. De 120 000 habitants dans les années 2000, seuls 7 200 japonais y vivent actuellement et plus de la moitié de la population a plus de 80 ans.

Yūbari est majoritairement constituée d’anciens logements de mineurs à 90% vides.

Ma fidèle acolyte qui a supporté des températures allant jusqu’à - 26 degrés.

Nous y sommes arrivés de nuit avec Chiyoko, mon assistante. Ayant vite transité de l’aéroport de Sapporo à la voiture de location, je n’ai pu goûter à la fraîcheur du climat qu’après les 2 heures de routes désertes et verglacées qui mènent à Yūbari. 

 Au bout d’un chemin recouvert de neige épaisse nous attendait Mayumi san avec les clés de notre logement. Situé au rez-de-chaussée d’un ancien immeuble de mineurs réhabilité par Mayumi san pour y accueillir son association, cette dernière œuvre à redonner vie à Yūbari à travers la création de projets culturels avec les habitants de la ville.

Mon petit futon que j’étais ravi de retrouver le soir malgré la difficulté que j’avais à me réchauffer la nuit.

Déployé sur un sol glacial, le futon gelé ne se réchauffa pas de la nuit et moi non plus !! La température extérieure frôlait les -26°. Aux vents sibériens et pénétrants s’ajoutait l’isolation de ma chambre qui laissait à désirer. Ne pas boire avant de se coucher a vite été l’une des règles de survie. En effet, le passage aux toilettes s’est vite montré douloureux ! Devant la porte, le thermomètre mural indiquait -11 degrés. Chaque matin, armé de mon couteau suisse et d’un chauffage portatif, je brisais l’eau gelée des toilettes pour y déposer mon offrande !

Les fameuses toilettes gelées le matin avec leur très hygiénique cuvette fourrure !

Après avoir combattu le froid toute la nuit, j’étais fin prêt à découvrir Yūbari sous son épais manteau neigeux ! Cette journée ensoleillée m’offrait beaucoup de visibilité.

Dans l’air glacial et revigorant,  j’avançais le long des routes et des maisons abandonnées. Nous fîmes plusieurs kilomètres sans croiser un seul véhicule. Les anciens complexes miniers offraient un beau contraste avec la blancheur immaculée de la neige.

Heureusement mon assistante Chiyoko avait le coup de main !

La rue principale de Yūbari, la plupart des commerces ont fermé depuis longtemps. Des hauts parleurs sont positionnés le long de la route et diffusent une mélodie qui crée une étrange atmosphère.

 Etrangement, dans cette ville très étendue où peu d’âmes vivent, je ne ressentais pas cet abandon dont est victime Yūbari. Certes plusieurs maisons en ruine bordent les avenues, les devantures des magasins sont défraîchies mais si on ne regarde pas dans le détail, Yūbari parait être une ville plongée dans le silence et la quiétude d’un hiver glacial.  

Chaque jour, la Mairie diffuse dans les rues, durant quelques heures, une douce et troublante mélodie, rompant ainsi ce silence qui pèse parfois sur les habitants.  

Certains endroits de la ville ne sont plus du tout habités.

Mayumi san s’improvisa guide et nous raconta l’histoire de la ville et de ses habitants. Elle nous emmena avec Chiyoko dans le centre de Yūbari, ainsi que dans de nombreux endroits plus difficiles d’accès. Les Yubariens nous ont accueillis très chaleureusement malgré la rudesse de leur vie. Ils m’ont tous accepté avec beaucoup de bienveillance et de curiosité concernant mon projet photographique.  

Pour arriver à prendre des photos j’ai sorti la tenue de ski…

Et des raquettes.

Une paire de raquettes en main, ou plutôt aux pieds, nous pouvions enfin nous perdre dans l’immensité de la ville et atteindre les endroits très enneigés. Après plusieurs heures de marche et de prises de vue, nous rencontrâmes Yoshikazy san qui nous invita à venir se réchauffer chez lui tout en savourant une bonne tasse de thé.

Yoshikazy san vit seul avec sa femme dans un quartier composé d’une trentaine de barres d’immeubles dans lesquels seuls 4 couples vivent encore. Comme pour la plupart des personnes rencontrées là bas, la fermeture des dernières exploitations minières en 1990 a été un choc immense et a scellé leur destin en les condamnant à vivre ici sans la perspective de jours meilleurs. J’ai ressenti cette même fatalité lors de mon projet sur les bateyes des centrales sucrières cubaines où le manque d’espoir et l’abandon sont palpables.

Kinji san et sa femme Tsutae san m’ont également ouvert la porte de chez eux un jour de grand froid. Kinji san, né en 1934, a été victime d’une explosion dans la mine dans laquelle il travaillait en 1959. Cet événement tragique lui brûla toute une partie de son corps et de son visage. Après 2 ans d’hospitalisation, il travailla de nouveau dans diverses exploitations minières jusqu’en 1973 puis se tourna vers le bâtiment. En 1990, les dernières mines fermèrent et la société dans laquelle il travaillait également. La ville commença alors à s’effondrer et ses habitants la désertèrent en foule, aggravant la détresse générale. Mais comme si cela ne suffisait pas, le gouvernement décida de construire un barrage et d’inonder le quartier dans lequel vivaient à l’époque Kinji san, sa femme et 20 000 autres habitants.

Ancien quartier de Yūbari désormais englouti à cause de la création d’un barrage. On peut voir sur la photo l’ancienne ligne de chemin de fer et l’ancienne nationale, toutes deux abandonnées depuis

 

La série de portraits, très difficile dans sa réalisation, s’est densifiée à Yūbari.  

J’ai aimé photographier chacun de ces visages impassibles et immobiles dont personne ne pourrait soupçonner les abysses.

J’ai également photographié à la chambre ces lieux, anciennement habités, où deux explosions successives en 1981 puis en 1990 dans les dernières exploitations minières ont précipité la fuite et l’exil des habitants. A Yūbari, il existe un « mal du vide ». Ce vide anciennement plein.

Alors que ma chambre photographique tenait bien le coup, mon corps, lui, commençait à geler sur place!

Dans ce froid paralysant, photographier à la chambre est un exercice périlleux ! Toujours équipé de chaufferettes, j’en scotchais régulièrement sur l’appareil ne sachant pas si il résisterait à de telles températures. La chambre résista mais pas mon bras gauche ! En effet, jour après jour, je voyais les veines de mon bras enfler et changer de couleur. Le travail à la chambre impose un temps de prise de vue très long et minutieux. Chaque nouveau cliché raidissait un peu plus mon corps déjà crispé et engourdi par ce froid polaire.

Ne pouvant réchauffer mon corps ni le jour, ni la nuit sur mon futon glacial, je goûtais chaque jour avec enthousiasme au plaisir du « sento », le bain public de la ville.  J’y ai d’ailleurs rencontré des personnes passionnantes aux histoires souvent difficiles.  

Le bain public (sentō) de la ville, un endroit où les habitants se retrouvent le soir pour se réchauffer.

Si Yūbari est peuplé d’une immense majorité de personnes âgées  – la maison de retraite de la ville en est d’ailleurs le haut lieu de ralliement des habitants – quelques jeunes, dont font partie Shinya san et Sayuri san que nous avons rencontrés, représentent une lueur d’espoir pour Yūbari.

De retour à Kyoto après ces 8 jours intenses, je me prépare à repartir sur les routes. La prochaine destination sera Fukushima. Je passerai 10 jours dans la ville de Namie à quelques kilomètres de la centrale nucléaire. Je rencontrerai des exilés de Futaba et Tomioka, villes considérées comme les plus impactées par la catastrophe de 2011. Plus connues sous le terme de « no-go zone », les exilés de Fukushima commencent doucement à s’y réinstaller.   
Matane.

Pierre-Elie de Pibrac -  Yūbari, journal du Japon 3  
Pour l’Autre Quotidien, le 15/04/2020