Vie ? ou Théâtre ?

Une pièce avec musique.

Le premier voyage de Charlotte fut pour les montagnes bavaroises. Elle s'en rappela souvent dans ses dernières années. Sa mère était terriblement gaie et chantait et batifolait avec elle. Son père était solennel. Mais il était très heureux avec sa famille. Ils firent aussi du bateau et montèrent très haut dans les montagnes.

FRANZISKA : "Au ciel, tout est beaucoup plus beau que sur la terre - et quand ta maman sera devenue un ange, elle descendra voir son petit agneau, elle lui amènera une lettre lui expliquant comment c'est au ciel, la vie au Paradis". 

Franziska était portée à être sentimentale. Elle prendrait souvent l'enfant au lit avec elle, et lui raconterait des histoires sur la vie après la mort dans les sphères célestes, une vie dont on disait qu'elle était en tout point magnifique, et à laquelle elle semblait constamment aspirer, et elle demandait souvent à Charlotte si ce n'était pas merveilleux d'imaginer sa maman avec les ailes d'un ange. Charlotte disait que oui, c'était certainement très beau, mais qu'elle demandait seulement à sa maman de ne pas oublier de tout lui dire dans une lettre qu'elle déposerait à sa fenêtre personnellement, dans sa nouvelle nature d'ange du ciel messager.

Sur le même air.

Scène 2. Assez inexplicablement, Franziska cesse soudain de trouver du plaisir à ce qui l'entoure. Elle continue ses leçons de chant avec Madame Klatte, cours auxquels Charlotte a la permission de l'accompagner. Elle joue du piano. Elle aide son mari. Elle continue à animer les fêtes et les grands dîners à la maison avec bonne humeur. Elle accompagne les leçons de gymnastique de Charlotte au piano. Mais ne trouve plus aucun plaisir à tout cela. Elle est au désespoir. Son expression a complètement changé. Elle ne parle plus que de la mort. Albert lui dit qu'il a besoin d'elle, et que Charlotte aussi a besoin de sa mère : elle est si jeune, elle n'a que huit ans. Mais c'est en vain. Franziska a perdu le désir de vivre, et une nuit, elle se lève, va fouiller dans la boîte à pharmacie de son mari, avale tout l'opium, et retourne se coucher.

Le banquet de noces, servi dans le grand bureau au haut plafond, débarrassé de tous ses meubles et décoré de rosiers, est excellent, et rien ne vient rappeler à l'assistance que la guerre fait encore rage. Plus tard, le couple de jeunes mariés quitte la maison accompagné des voeux de bonheur des parents et des invités. Pas de musique. 

Pour la première nuit, Albert a choisi le meilleur hôtel de la ville. Il aime son confort, et dès son jeune âge, il avait eu un faible pour les grands hôtels. La chambre dans laquelle ils entrent est meublée avec goût dans le style Empire. Le large lit est décoré d'une tête de chérubin taillée dans le bois. Le couvre-lit en soie est doux. La lune est pleine.  

Pas de musique.

À peine un an plus tard, la guerre est finie, et, sans que Franziska s'y soit attendue, Albert revient soudain, peu avant que naisse leur premier enfant, qu'elle appelle Charlotte, en souvenir de sa jeune soeur. Des faire-part de naissance sont envoyés à tous leurs amis et connaissances. 

Pas de musique.

'Le Dr. A. Kann et Mme F. Kann, née Knarre, ont le plaisir de vous annoncer la naissance, hier, de leur fille Charlotte".

Avril 1917

L'infirmière partage cette opinion. Mais elle confond l'espoir dans l'avenir avec la réalité du présent, et pour un moment - dont Franziska profite pour se jeter par la fenêtre - s'absente de la chambre.

FRANZISKA - "Je suis toujours si seule.'

'Nous tressons pour toi la guirlande de mariée au grand ruban violet'

Franziska est morte sur le coup, l'appartement étant au troisième étage.

Il n'y a plus rien à faire pour cette tragédie.

CHARLOTTE "Pourquoi elle ne vient pas, ma Maman, elle m'avait promis". Charlotte n'arrive plus à dormir. Dix fois par nuit, elle se lève pour aller voir si un ange a laissé une lettre sur le bord de la fenêtre. Elle est très déçue.

...jusqu'à ce qu'elle s'enferme dans la salle de bains et commence à s'interroger sur la vie. 

CHARLOTTE - "Alors c'est ça qu'ils appellent la vie".

Sur le même air.

Pour juger son livre tel que Charlotte Salomon l'avait conçu, une "oeuvre totale", il faut l'imaginer accompagné page à page d'une musique très précise (ou de son absence délibérée). 

Ensuite, il faut le voir graphiquement, presque ressentir, sensuellement, la matière des feuilles de calque, celle du papier, comme suit dans ces séries de pages destinées à être superposées.

1. Première couche

2. Deuxième couche

3. Le livre tel qu'il doit être lu