Pourquoi l’Azerbaïdjan a besoin de manière désespérée d’une guerre victorieuse dans le Karabakh?
Le dimanche 27 septembre 2020, à 7 heures du matin, heure locale, les forces azerbaïdjanaises ont lancé une attaque massive sur le Karabakh montagneux (Haut-Karabakh). A la mi-journée, le porte-parole du ministère azerbaïdjanais de la Défense a annoncé qu’ils avaient «libéré» six, puis sept villages dans ce qu’il a qualifié de «contre-offensive», reconnaissant en fait clairement que l’Azerbaïdjan avait commencé une nouvelle guerre.
Cette guerre est différente des affrontements de quatre jours qui ont eu lieu en juillet de cette année, le long de la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les combats actuels rappellent l’attaque azerbaïdjanaise d’avril 2016, qui s’est déroulée sur toute la ligne de front du Karabakh. Pourtant, par rapport à 2016, la première journée de combats est beaucoup plus intense qu’alors, utilisant l’artillerie lourde, les chars et les drones [1]. Des sources militaires arméniennes ont annoncé 58 morts et des dizaines de blessés; l’Azerbaïdjan, le côté attaquant, n’a pas de statistiques officielles sur le nombre de victimes.
La guerre du Karabakh est le résultat d’un conflit territorial que les deux républiques ont hérité de l’époque soviétique. Les bolcheviks, au début des années 1920, avaient fait des compromis en donnant aux groupes nationaux des autonomies territoriales. Ils pensaient qu’à mesure que la société avancerait vers un «socialisme sans classes», les différences nationales disparaîtraient. En réalité, ils ont créé des systèmes où l’identité nationale signifiait l’accès à l’appareil d’État et aux ressources. Il en résulta non seulement un renforcement des sentiments et de l’identité nationaux, mais aussi une discrimination matérielle fondée sur la nationalité.
Les Arméniens du Karabakh – qui étaient en grande majorité dans la «République autonome du Karabakh montagneux» (Nagorny Karabakh) mais qui étaient gouvernés depuis Bakou – avaient des raisons légitimes de se sentir discriminés. Le 20 février 1988, leur parlement local a voté une motion pour être détaché de l’Azerbaïdjan soviétique et unifié avec l’Arménie voisine. Une semaine plus tard, des pogroms anti-Arméniens ont éclaté dans la ville azerbaïdjanaise de Soumgaït. D’autres pogroms ont suivi, ainsi que des échanges de population entre les deux républiques soviétiques, jusqu’alors «fraternelles».
Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée en 1991, le conflit du Karabakh est devenu une guerre à grande échelle. Au moment où un cessez-le-feu a été signé, en mai 1994, la partie arménienne avait le contrôle total du Karabakh lui-même, mais avait également gagné le contrôle des territoires azerbaïdjanais qui l’entouraient. Ce conflit est donc né de l’effondrement du système soviétique.
Aujourd’hui, trois décennies plus tard, pourquoi aucune solution n’a-t-elle été trouvée? Pourquoi les deux États voisins n’ont-ils pas réussi à trouver une solution par le dialogue? La réponse à cette question diffère selon les parties au conflit. Après le cessez-le-feu de 1994, les Arméniens ont eu le sentiment d’avoir corrigé une injustice historique, et les Azerbaïdjanais se sont sentis blessés et frustrés. La partie arménienne a estimé qu’elle était prête à échanger les territoires azerbaïdjanais en échange de la reconnaissance par Bakou de l’autodétermination du Karabakh. Au fil du temps, et alors que les menaces azerbaïdjanaises persistaient, la perspective arménienne a changé: au lieu de considérer ces territoires comme un objet de marchandage, ils ont commencé à les considérer comme des garanties de sécurité contre une future attaque azerbaïdjanaise. Les combats se déroulent maintenant exactement sur ces territoires.
La partie azerbaïdjanaise, en revanche, se sent profondément blessée par les pertes de la guerre passée. Sa défaite a touché sa fierté nationale, et depuis lors l’Azerbaïdjan cherche à se venger. La construction de l’oléoduc Bakou-Ceyhan [en Turquie] et l’argent du pétrole qui a commencé à arriver à partir de 2006 ont fait croire aux dirigeants azéris qu’ils avaient les moyens d’imposer leur volonté: ils exigent le retrait total de la partie arménienne en échange de rien de plus que des promesses d’«autonomie». Or, de telles promesses ne valent rien dans un pays où la plupart des opposants locaux sont soit en prison, soit en exil. De plus, l’Azerbaïdjan a dépensé des sommes énormes en armement, en achetant des chars russes, des missiles balistiques biélorusses, des drones israéliens et turcs. Conforté par ses pétrodollars et ses achats d’armes, Bakou a passé de l’idée de trouver un compromis à des positions maximalistes.
Après la révolution pacifique en Arménie en 2018, de nouvelles attentes se sont fait jour concernant la résolution du conflit. Pourtant, hormis les déclarations contradictoires des autorités arméniennes, aucune vision «révolutionnaire» de la résolution du conflit n’a été développée. L’absence d’un processus de négociation solide a conduit à de nouvelles frustrations et, avec le temps, à de nouveaux affrontements.
Crise en Azerbaïdjan
La classe dirigeante pétrolière d’Azerbaïdjan n’est pas exactement une caste de guerriers; ce sont les enfants de la nomenklatura soviétique qui se partageaient l’argent du pétrole – et qui perpétuaient une économie subventionnée par l’État qui, lui, gardait la population sous contrôle. Mais comme toutes les bonnes choses, l’ère des pétrodollars touche à sa fin. La production pétrolière azerbaïdjanaise est en déclin, les prix du pétrole sont bas, et les conditions graves de la pandémie ont provoqué une crise sociale profonde en Azerbaïdjan.
Avec moins d’argent à se répartir, les conflits au sein des différents clans des cercles dirigeants en Azerbaïdjan ont augmenté. Ramiz Mehdiyev [président de l’Académie nationale des sciences de la république], l’ancien «cardinal gris» du régime d’Aliyev, a été démis de ses fonctions d’État début septembre. À la mi-août, le ministre des Affaires étrangères de longue date, Elmar Mammadyarov, a perdu son emploi. De nombreux diplomates ont été arrêtés pour «corruption». Une petite guerre avec les Arméniens détestés pourrait effectivement distraire l’opinion publique azerbaïdjanaise.
Nouveaux dangers
Deux puissances régionales ont une grande influence, la Russie et la Turquie, mais leurs positions diffèrent qualitativement. La Russie est la puissance hégémonique historique dans la région, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont tous deux fait partie de l’Empire tsariste et plus tard de l’Union soviétique. La Russie dispose d’un système d’alliances militaires. L’une avec l’Arménie, où elle dispose de deux bases militaires. L’autre implique de bonnes relations avec l’Azerbaïdjan sur le plan diplomatique, économique mais aussi une importante coopération militaire. La Russie a appelé les deux parties à désamorcer le conflit, mais elle espère aussi étendre encore plus son influence sur l’Arménie et l’Azerbaïdjan à la suite du conflit.
La Turquie, en revanche, a exprimé son soutien unilatéral à l’Azerbaïdjan. De plus, l’intervention directe de la Turquie est sans précédent. Ankara a une participation militaire directe en fournissant des drones d’attaque Bayraktar-2 et des experts pour les diriger. Des centaines de mercenaires syriens auraient également été transférés par la Turquie en Azerbaïdjan pour participer aux combats [2]. La position partisane de la Turquie est un facteur de polarisation d’un conflit déjà complexe. La question reste de savoir comment la Russie – et l’Iran – va réagir face à l’ingérence croissante de la Turquie dans les affaires du Caucase du Sud.
Viken Cheterian est journaliste et écrivain arménien. Il est l’auteur de War and Peace in th Caucasus : Russia’s Troubled Frontier (C Hurst & Co Publishers, mars 2011), et de Open Wounds: Armenians, Turks, and a Century of Genocide (C Hurst & Co Publishers, mars 2015). Article paru sur le site Daraj, en date du 30 septembre; traduction rédaction A l’Encontre
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[1] Le Monde (Nicolas Ruisseau et Marie Jégo), daté du 1er octobre 2020, indique: «Sur le terrain, le dernier bilan fait état de 97 morts : 80 soldats séparatistes et 17 civils (12 en Azerbaïdjan et 5 du côté arménien. Mais le plus grand flou règne sur l’ampleur de ce bilan. Les deux camps affirment avoir infligé des centaines de pertes à l’adversaire. Le ministre de la Défense arménien, David Tonoyan, assure avoir détruit 72 drones, 7 hélicoptères, 137 chars, un avion et 82 véhicules azerbaïdjanais. Alors que, dimanche, Bakou annonçait avoir pris le contrôle de plusieurs villages et d’un mont stratégique, les forces arméniennes ont déclaré mardi avoir regagné les positions perdues «au sud et au nord du front». Démentant tout recul, l’armée azerbaïdjanaise a au contraire fait état d’une nouvelle progresse de ses troupes.» (Réd.)
[2] Le Monde (Benjamin Barthe et Madjid Zerrouky), daté du 3 octobre 2020, confirme la présence de mercenaires syriens et indique que cette présence augmentera. De plus, «Le Monde a pu s’entretenir par WhatsApp avec deux membres de l’ANS [Armée nationale syrienne], présents actuellement à Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, et qui s’apprêtent à rejoindre la Haut-Karabakh: Mohamed Ali et Ali Ahmed Al-Khalaf, âgés de 24 ans. «On est deux cents à partir pour l’Azerbaïdjan, affirme le premier, qui est affilié au groupe Faïlak Al-Cham, une autre composante de l’ANS. Nos chefs nous ont proposé une paye oscillant entre 1300 et 1800 dollars. La situation à Idlib est très difficile et j’ai une famille à entretenir. Quel que soit l’endroit où les Turcs me demandent d’aller, j’irai. Ce sont nos alliés.» «Notre mission consistera à garder la frontière entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, mais nous pourrons aussi participer à des attaques, expose le second. Nous avons des intérêts croisés avec la Turquie. C’est le dernier pays à soutenir encore la révolution, donc c’est normal de coopérer avec elle.» (Réd.)