Lire Murray Bookchin change la vie
Murray Bookchin (1921-2006) est un militant et essayiste américain. Formé à la pensée marxiste et s’inscrivant dans la tradition anarchiste, il rejette le léninisme et prend peu à peu ses distances avec les tendances individualistes, primitivistes et anti-technologiques du mouvement anarchiste américain, pour développer ses propres conceptions de l’écologie sociale et du municipalisme libertaire. Bookchin a eu une influence importante sur la pensée écologique et anticapitaliste aux États-Unis, et, à compter des années 2000, sur le mouvement de libération kurde. Abdullah Öcalan, le leader emprisonné du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) a en effet découvert ses écrits en prison et bien qu’adhérent initialement a un marxisme-léninisme orthodoxe, il se réclame dorénavant des idées de Brookchin dont on peut retrouver l’influence dans le confédéralisme démocratique kurde ou le renforcement du rôle des femmes au sein du PKK.
Dans « Le changement radical dans la nature », paru en 1984, Bookchin se place sur le terrain de l’épistémologie et de la philosophie des sciences. Il remarque que la société capitaliste a développé une idéologie de la nature, considérée comme une arène de compétitions, alors qu’on y observe bien plus fréquemment des phénomènes de coopérations et des relations symbiotiques. Une conception « atomiste », « isolationniste », de la sélection naturelle a occulté la complexité des relations entre espèces au sein de la communauté biotique et de l’écosystème. Contre l’anthropomorphisme qui prête des attributs moraux à la nature, ou contre la sociobiologie qui consacre l’ordre existant par ses fausses objectivations, Bookchin réaffirme tout à la fois la spécificité de l’ordre social et sa continuité avec l’ordre naturel.
LE CHANGEMENT RADICAL DE LA NATURE
L'écologie sociale radicale ou fondamentale (1) tente une percée décisive à travers le voile opaque des dualismes et des métaphysiques qui séparent l'humanité de la nature ; elle s'efforce de "radicaliser" la nature, ou plus précisément de changer complètement nos conceptions fondamentales du monde naturel.
Elle met carrément en cause la tradition occidentale de la nature, dont nous sommes les héritiers tourmentés. Depuis plus de deux millénaires, la société occidentale n'a pas cessé de proposer une image rigoureusement réactionnaire du monde naturel. Dans cette imagerie, la nature est « aveugle », « muette », « sotte », « cruelle » et « pingre », ou encore, selon la malheureuse expression de Marx, elle est le « domaine de la nécessité » qui contrecarre sans cesse le zèle déployé par l'individu pour atteindre la liberté et la réalisation de soi. L'homme affronte ici une « altérité » hostile qui fait peser sur lui une contrainte oppressive à laquelle il doit opposer ses propres aptitudes au labeur et à la ruse. L'histoire prend la forme d'un drame prométhéen où la volonté d'affirmation de soi et le défi héroïque de l'humanité se dressent contre un univers brutalement hostile.
C'est dans cette tradition d'âpre conflit entre l'homme et la nature que l'économie allait se définir en tant qu'étude des « ressources rares » opposées aux « besoins illimités ». De même, la psychologie devenait une discipline servant à contrôler l'ingouvernable « nature intérieure » de l’humanité. Et la théorie sociale rendait compte de l’ascension humaine depuis l’« animalité bestiale » jusqu'au rayonnement lumineux de la culture et de la raison. Toutes les théories de classe du développement social ont été, depuis près de deux cents ans, enracinées dans la croyance que la « domination de l'homme par l'homme » vient du besoin de « dominer la nature », condition préliminaire de l'émancipation globale de l'humanité. Cette vision de l'histoire, déjà évidente dans les écrits politiques d'Aristote, devait acquérir le statut de « science socialiste » sous la plume de Marx ; elle fournissait une justification insidieuse à la hiérarchie et à la domination, au nom de l'équité et de la libération. En fin de compte, l'opposant réel à la doxographie de la théorie socialiste n'est pas le capitalisme mais la nature, « la fange de l'histoire », pour utiliser l'expression savoureuse de Sartre – fange qui colle à l'humanité tel un fumier des bas-fonds bestiaux où régnerait une « nécessité naturelle » sans intelligence. Par contraste, l'écologie sociale radicale propose une vue fondamentalement différente de la nature et de l'évolution naturelle. Contrairement à l'image traditionnelle d'une nature « muette », « cruelle », « avare » et « déterministe », le monde naturel est vu plus souplement comme créatif, coopératif, fécond – comme l'assise d'une éthique de liberté. De ce point de vue, les relations biologiques sont marquées moins significativement par les « rivalités » et les attributs « compétitifs » que leur impute l'orthodoxie darwinienne, que par les attributs mutualistes mis en relief par un nombre croissant d'écologistes contemporains – conception où Pierre Kropotkine fait figure de pionnier mais pour laquelle la littérature lui rend rarement hommage (2). De fait, l'écologie sociale radicale met en cause les prémisses même de l'« aptitude », cette disposition qui joue un rôle si crucial dans le drame darwinien de la survie évolutionniste. Comme William Trager (3) Le souligne dans son travail perspicace sur la symbiose, « le conflit dans la nature entre différentes sortes d'organismes s'exprime populairement dans des expressions telles que "la lutte pour l'existence" et "la survie du plus apte". Cependant, peu de gens se rendent compte que la coopération entre différents organismes – la symbiose – est tout aussi importante, et que "le plus apte" peut être celui qui aide le plus un autre à survivre » (4).
Ce jugement concis et hautement éclairant peut avoir une portée plus large encore que Trager ne le soupçonne. Sa pertinence quant à la définition même d'un écosystème est évidente : la connexion de relations mutuelles entre espèces végétales et animales, symbiotes manifestement complémentaires – même la proie et le prédateur –, forme la véritable géométrie d'une communauté écologique. Ainsi que l'indiquent nos études des réseaux alimentaires, la complexité, la diversité et le lacis de ces relations déterminent crucialement la stabilité d'un écosystème. En contraste avec les zones tempérées et biotiquement complexes, les écosystèmes désertiques et arctiques, relativement simples sont extrêmement fragiles, au point que la perte ou le déclin numérique de quelques espèces seulement entraîne leur effondrement. La poussée de l’évolution biotique lors de grandes ères de développement organique s'est faite vers la diversification croissante des espèces et leur entrecroisement dans les relations fondamentalement mutuelles, hautement complexes, sans lesquelles la colonisation universelle de la planète par la vie eut été une éventualité fort peu vraisemblable. L'unité dans la diversité n'est pas seulement un déterminant de la stabilité d'une communauté écologique ; elle est à la source de sa fécondité, de son potentiel évolutif de création de formes de vie et d'interrelations biotiques encore plus complexes, jusque dans les aires les moins hospitalières de la planète. La communauté – communauté écologique ou écosystème – est au cœur d'une compréhension authentique de l’évolution organique comme telle.
Mais, il est un sens dans lequel la communauté, conçue comme écosystème mutualiste, illumine fondamentalement le concept d'évolution organique, et cela d'une manière qui rend insatisfaisantes les conceptions conventionnelles de l’évolution telles qu'elles existent actuellement. La théorie évolutionniste depuis l’époque de Darwin jusqu'à nos jours, souffre d'une vision fortement atomisée qui a imprégné la pensée anglo-américaine depuis les premiers temps de son héritage empiriste de l'œuvre de John Locke. La théorie de l'expérience de ce dernier, si influente dans le monde anglophone trois siècles après sa mort, structure la sensation autour d'« idées simples », de bits d'information sur la couleur, la densité, l'odeur, les stimuli auditifs, etc., que notre appareil sensoriel reçoit et qu'il inscrit sur la « feuille blanche », la tabula rasa de l'esprit. L'esprit, certes combine ces atomes sensoriels en idées complexes, les ouvrant ainsi à l'abstraction, à la comparaison et à la méditation. Néanmoins, la réalité consiste en faits ultimes, en composants discontinus et irréductibles, que le terme de « données » (qui prend son origine dans le fait brut du donné) fixe comme soubassement épistémologique et constituant ultime de l'expérience.
Cette atomisation de la réalité, qui résulte à bien des égards de la théorie politique anglo-américaine, fondée sur un moi indépendant, franc-tireur souverain sur le marché économique, pénètre tout autant notre notion d'évolution organique. Le fait ultime de la théorie évolutionniste est l'espèce, avec toute la spécificité et l'isolement que le mot lui-même implique. L'évolution retrace les origines, les fortunes diverses et le destin de cet isolat théorique, de cette monade. Nous ne sommes que trop familiers, par exemple, avec l'évolution de l'Eophippus, ce petit mammifère à quatre doigts de l'éocène, devenu le cheval moderne à la fin du pléistocène, notamment l’Eprzewalskii asiatique qui lui survit. Les comptes rendus illustres de cet exemple de développement, interne à l'espèce, constituent l'échantillon habituel de nos textes élémentaires sur l'évolution.
Mais cette narration linéaire, si exclusivement centrée sur l'« origine des espèces » et leur évolution, épuise-t-elle la réalité de l'évolution organique ? Cette transmutation des « idées simples » de Locke, devenues dans le poing crispé du biologiste les fils enserrés et singuliers des « simples espèces », nous donne-t-elle l'explication première d'une évolution véritablement organique et pas seulement mécaniste, riche des changements, des successions et des élaborations de ses contextes ? Je ne le pense pas ; car dans une évolution organique il y a plus qu'une collection de parcours intra-spécifiques qui se déploient d'une manière autonome à travers une interaction sélective de « rivaux » et de « forces » abiotiques qui filtrent les « plus aptes ».
Ce qui nous manque, dans l'« origine des espèces », c'est une conception contextuelle de l'évolution animale et végétale, au-delà de l'idée naïve d'« origines » d'où, par un saut brusque, les espèces naîtraient à l'existence. L'évolution, dans son sens le plus profond, est l'histoire du développement de l'écosystème, et pas simplement d’une seule ou de plusieurs espèces dans toute leur singularité et leur isolement lockiens. L'image de l’Eohippus, vue comme l'« ascension » du cheval à sabot à partir d'un petit mammifère à quatre doigts, se mue en fiction lorsque toute la flore et la faune et tout leur écosystème sont écartés de la narration évolutionniste. L'espèce a évolué en tant que fragment d'une communauté écologique, c'est-à-dire corrélativement aux relations écologiques qui lui ont donné son sens et sa définition au sens du développement évolutif pris comme un tout. A chaque pas de cette évolution, l'Eohippus a été plus qu’une espèce ; il a possédé une citoyenneté très complexe au sein d’une communauté biotique qui se développait comme une totalité. Sans, échange avec cette communauté et sans partage de la destinée évolutive commune, l'Eohippus eut été une espèce en voie d'extinction comme tant d’autres qui disparurent en cours de route.
Le concept de co-évolution et notamment celui de l'évolution conjointe, et interactive d’espèces symbiotiquement reliées (y compris l’humanité), va loin dans la reconnaissance d'un encastrement réciproque des espèces au sein d'une communauté partagée et en évolution. Mais il faut compléter cette notion féconde et stimulante. Non seulement les espèces évoluent conjointement et en symbiose, mais l'écosystème comme un tout évolue de façon synchrone avec les espèces qu'il englobe et il joue le vaste rôle d'un tout en relation avec ses parties. Plus précisément, l’image authentique du changement évolutif ne provient pas du seul développement conjoint des espèces ; il faut aussi inclure la structure, la texture, la complexité des relations entre les espèces dans cette perspective contextuelle. La « géométrie » d'écosystèmes en évolution vers une complexité toujours plus grande doit clairement être mise en évidence dans l'image évolutive si nous voulons comprendre le développement de l'espèce d'une manière qui fasse sens. Le développement évolutif, en effet, est un développement des structures aussi bien que des espèces et de leurs filiations co-évolutives. Si la description conventionnelle de l’évolution biotique voit l’« origine des espèces » comme l'apparition et le développement de formes de vie, par exemple depuis les quatre doigts jusqu’aux sabots, le concept d'éco-évolution (pour créer un terme dont l’existence est depuis longtemps requise) amplifie largement cette description et lui assure un sens stimulant.
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Le sens, ici, est issu de la poussée évolutive des écosystèmes vers une complexité et une diversité toujours plus grandes – mais pas seulement comme fonctions stabilisatrices. D’une manière quasi-métaphysique, l'accroissement de la diversité et de la complexité a son analogue social dans nos conceptions modernes de la liberté. La liberté à l'état naissant est déjà présente dans l'auto-directivité de la vie comme telle, spécifiquement dans l'effort actif d'un organisme pour être lui-même et pour résister à toutes les forces externes qui vicient son identité. Au sein de ce processus autoguidé de motilité et d’irritabilité se trouvent en germe la perception sensorielle, l’évolution du système nerveux, la subjectivité rudimentaire, et, l'intellect qui produit la pensée, la conscience et la volonté autoréflexive. Ce n'est pas que l’humanité marque l'apogée et le terme de l'évolution de la volonté. Une telle vanité anthropomorphique nie l'autonomie cachée de la cellule, autonomie qui explose au sein d'organismes multicellulaires sous forme de cancer, nie la « sagesse du corps » (selon l’expression de Walter Cannon (5) qui nous parle de notre « aise » et de notre « malaise», nie le langage non verbal du sentiment, rappel de notre appartenance à l'entière communauté de la vie. Qu’il soit physico-chimique, neurologique, ou qu'il provienne du cerveau de, l’homme, le choix est toujours présent dans l'organisme, ne serait-ce que comme résultat de l'activité métabolique d'auto-conservation, attribut crucial de la vie. Ainsi conçu, chaque organisme est en quelque sens « volontaire », tout comme il est « sélectif » face à ses besoins et « intentionnel » lorsqu'il perpétue son bien-être. Même sans éclat, il métamorphose l’attribut essentiel de l'auto-conservation, qui lui assure son statut de forme vivante, en capacité de choisir entre des possibilités qui favorisent sa survie – et pas seulement en réaction à des stimuli comme un ensemble purement physico-chimique.
La faible liberté en germe grandit avec la richesse croissante de la complexité écologique qui confronte la vie en évolution synchronique avec des écosystèmes en évolution. Les potentialités qui proviennent de la diversité et des alternatives de plus en plus nombreuses qui s'offrent à l’évolution des espèces ouvrent des voies nouvelles et plus stimulantes pour le développement organique. La vie n'est plus passive face aux possibilités ouvertes à son évolution ; elle se dirige vers elles activement, dans un processus partagé de stimulation mutuelle aussi sûrement qu'elle crée activement et colonise les niches écologiques qui sont le berceau d'une vaste diversité de formes de vie dans notre biosphère richement élaborée. Cette imagerie d'une vie qui s'active et se démène ne requiert nullement d'être expliquée par l'« Esprit » mystique de Hegel ou le logos d'Héraclite. L'activité et l'effort sont présupposés justement par notre définition du métabolisme, du fait que l'activité métabolique est coextensive à la notion d'activité comme telle et confère une identité, en vérité un Moi rudimentaire, à un organisme. La diversité et la complexité surajoutent la dimension d'alternatives et de chemins variés au simple fait du choix – et, avec le choix, au fait rudimentaire de la liberté. Car la liberté n'a de sens que s'il existe des choix pouvant être réalisés sans altération et que des agents puissent sans entraves les créer et les réaliser.
Ainsi conçue, la liberté à l'état naissant est aussi fonction de la diversité et de la complexité, d'un « royaume de la nécessité » repoussé et contrarié par une multitude croissante d'alternatives à la tyrannie du mot « devoir ». La contrainte s'affaiblit sous le chaud rayonnement d'une circonstance opportune et des possibilités toujours plus variées qu'offre la diversité. Car la liberté n'est rien si elle ne présente pas à la vie des horizons pluriels, si elle n'offre pas au développement une pluralité de directions. Il y a un sens par lequel chaque espèce doit se rendre des comptes sur son propre développement – ou sa propre extinction. Si l'inévitable peut s'abattre catastrophiquement sur nous, sous forme d'agents accidentels et externes ainsi que le suggèrent les théories qui ont cours sur les morts par astéroïdes durant l’ère secondaire, le fait demeure qu'une espèce peut contribuer à son propre développement ou à son déclin par la manière selon laquelle elle « choisit » d'évoluer dans le sens très large où j'ai utilisé le mot « choix » c'est-à-dire selon les voies que son propre contexte écologique lui ouvre et dans la mesure où elle choisit d'aller dans telle direction plutôt que dans telle autre. L'évolution n'est pas « aveugle » ni « muette » et son passé fait toujours partie de son présent, ainsi que l'atteste l’existence d'une importance cruciale des algues bleues. Avec une diversité et une complexité croissantes, les formes de vie sont plus « délibérées », au sens non seulement où il y a davantage à choisir et où plus de choix sont faits, mais parce que le mot « devoir », en tant qu'expression d'une restriction, devient moins contraignant et que parallèlement s'élèvent le niveau d'activité et le mouvement « délibéré » de la vie – son nisus, pour employer un honorable terme philosophique latin.
L'anthropocentrisme, ici, ne consiste pas à relier des mots tels que « volonté », « choix » et « liberté » au sein d'un monde naturel qui est apparemment en deçà de cette terminologie, mais plutôt à projeter des significations exclusivement humaines sur notre environnement de flore et de faune que l’on suppose « sot » et « muet ». Nous sommes en train de perdre rapidement notre capacité de travailler avec une pensée nuancée ou avec un langage conditionné par la dialectique de la continuité. La vie quotidienne et le système binaire de la cybernétique nous induisent à simplifier les significations, à réduire les nuances et les subtilités qui existent dans le flux de la réalité. Ainsi nous parlons toujours plus de « changement » plutôt que de « croissance », comme si l'activité mécanique et énergétique pouvait se substituer validement à l'évolution organique – la nôtre ou celle de notre environnement. Les mauvaises habitudes nous cachent la réalité et nous écartent des chemins de la perspicacité et de la nuance. Cette réduction barbare du Moi humain, avec sa négation de toute subjectivité et de toute individualité extra-humaines, réduit d'autant notre capacité à distinguer et unir de façon concomitante les degrés de développement en un continuum cohérent. Nous tendons à devenir réductionnistes ou simplistes par notre habitude de catégoriser « ou bien... ou bien », ségrégation qui reflète la fragmentation féroce qui marque le monde moderne.
Une « volonté », un « choix » et une « liberté » rudimentaires ne sont certainement pas la volonté, le choix et la liberté humains. Chaque terme de ces couples est séparé de l'autre, d'une part par la capacité qu'a l'humanité d'user de symboles, de verbaliser, d'institutionnaliser les relations en ce que nous définissons « société » – en tant que celle-ci est distincte de communautés biotiques formées spontanément – et, d'autre part, par les capacités de travail et de cérébration qui n'existent que sous une forme vague dans la plupart des espèces animales. Mais, de même que chaque embryon humain en gestation nous rappelle que notre espèce ne naît pas adulte en ce monde, et que l'histoire gît derrière chaque commencement et chaque fin, de même le « moi », ce diadème précieux que le bourgeois fait parader sur les boulevards de nos grandes villes, trame sous ses semelles la « fange » de l'histoire naturelle. Ce qui ne signifie pas que les concepts sociaux soient réductibles aux catégories naturelles, mais simplement qu'ils résultent de l'évolution, dont les germes baignent au sein du monde naturel tout autant que dans l'univers humain. Les « faits de la vie » sont en réalité, des processus et ils ne sont pas plus dégagés de l’organicité que le corps humain ne l'est des cellules.
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Les valeurs elles non plus ne sont pas plus dégagées de l’univers organiques que ne le sont les « faits de la vie ». Mais la « fange » des origines naturelles de la société, qui faisait frémir d’horreur Sartre, est aussi la matière de son diadème. Pour Sartre, qui s’inscrit dans la lignée de la tradition occidentale d’une nature gouvernée par une loi implacable, organicité signifiait nécessité – une nature « avare », la « contrainte » du corps, la mort « absurdement » inévitable, l'« emprisonnement » de la liberté dans la « nécessité ». J'ai soutenu ailleurs que c'est précisément une nature féconde qui, aujourd'hui meurt sous la contrainte d'une société férocement anti-écologique (6). Le cartésianisme, avec son âpre dualisme entre le corps et l'esprit n’est pas l’apanage des seuls Français, mais ils en sont plus gravement affligés que les autres. Les valeurs conçues comme des produits strictement cérébraux vont à l'encontre du besoin de racines objectives. C'est-à-dire qu'elles requièrent d'être validées par une réalité tangible, et pas seulement d'être adoptées par un « consensus » capricieux et volage qui revêt sa forme la plus maligne dans les sondages d'opinion, cette parodie de morale politique fondée sur la manipulation par les médias, négation même d’un public indépendant et d'un corps politique doté d’esprit critique. Le sort de pratiques aussi répugnantes que la peine capitale témoigne du fait que le meurtre organisé par l’État, encouragé par une démocratie fondée sur un consentement manigancé, ne peut être l'assise d'une éthique dotée d’un minimum de respect de soi.
Que la nature humaine puisse faire paraître la nature « aveugle », « muette », « cruelle » et « pingre » est démontré par ce qu'il advient au monde naturel sous la protection de l'esprit humain. Le matérialisme dialectique marxiste, avec son concept aveugle de la « légitimité » organique qui, extrapolée à la société donna à Staline et à ses semblables une justification pour commettre des crimes atroces dans l'« intérêt supérieur » de l'histoire, ou l'ethos hitlérien de Blut und Boden, la terre et le sang, qui brutalement exigea des millions de vies sur les champs de bataille et dans les camps de concentration – tout cela devrait suffire à conseiller la prudence, la défiance et la distance à l'égard de toute éthique strictement naturaliste. Et il devait en être ainsi dans la première moitié de ce siècle, quand nos plus brillants penseurs s'abstinrent de toute forme de philosophie de la nature aussi bien que du relativisme éthique du positivisme (7).
Mais la philosophie de la nature, à strictement parler, est souvent marquée soit par des archaïsmes mythiques soit par le scientisme mécaniste ; elle ne doit donc pas être confondue avec l'éco-philosophie. La philosophie de la nature tend à mettre l'accent sur la contrainte morale, sur une « identité » avec le monde naturel qui se cimente par une adhésion rigide à la notion de « loi naturelle » – cette dure Ananké des Grecs qui soupèse avec Diké (8) le destin prédéterminé de la vie, que ce soit sous la forme d'un telos dialectique au sous celle d'une sanction morale pour les « injustices » de l'Etre. L'éco-philosophie pousse sur les riches substances nutritives de la liberté : la spontanéité, la diversité, la fécondité et la créativité de la nature, particulièrement dans sa forme d'écosystème. La philosophie traditionnelle de la nature a presque toujours été impérialiste : son évangile de la totalité place la société et la nature sous le pouvoir absolu de l'«Un», ou bien les fait tendre à un « Absolu » vers lequel convergent grandiosement toutes les voies de l'histoire. L'éco-philosophie n'a pas de fin fermée, encore moins de fin prédéterminée ; elle met l'accent sur une dialectique de degrés qui relient les différentes phases de l'histoire mais ne les fondent jamais en un Esprit englobant toute chose, une déité, un logos, et toutes ces « causes efficientes » qui ont engendré le dualisme philosophique. Sa conception des processus ne néglige jamais les distinctions à l'intérieur de l'histoire naturelle, ces phases de passage de l’organique à l'inorganique, du biotique au social, du communal à l'individuel – bref, les stades qui donnent naissance à un enchaînement richement articulé plutôt qu'à une continuité grise et terne.
Sur cette représentation d'une nature en processus, dotée des concepts unifiants de créativité, d'entraide, et d'une liberté naissant de l'autodirectivité de la vie, peuvent être fondées les assises d'une éthique objective. Cela ne signifie pas que la nature soit « éthique » dans le sens propre aux humains, ou elle réfléchirait sur elle-même et s'évaluerait consciemment. La nature n'est ni « cruelle » ni « bonne », ni « vertueuse » ni « mauvaise ». Ni à vrai dire « hiérarchique », ou « égalitaire », « dominatrice » ou « démocratique », « exploiteuse » ou « charitable ». De telles lectures anthropomorphiques de l'ethos naturel sont romantiques, dans le meilleur des cas ; dans le pire, elles mettent une conception mythique de la nature au service d'idéologies politiques totalitaires. Nous sommes déjà accablés par le mythe selon lequel, avec les idéologies tant du darwinisme social que du matérialisme dialectique, le système économique de la nature valide tout, du laisser-faire à la planification socialiste.
La société au sens strict est un phénomène humain, pas un phénomène naturel. La vie sociale humaine est une constellation d'institutions clairement définissables qui n'ont pas leur parallèle dans la nature : les monarchies, les républiques, les démocraties, les corps législatifs, les tribunaux, la police et les établissements militaires, et ainsi de suite, différent des communautés naturelles non seulement par leur apparente complexité, mais encore par leur intentionnalité caractéristique. Ces institutions sont des produits de la volonté humaine, de ses desseins, elles proviennent d'objectifs très nets, dont les résultats sont surajoutés aux formes quasi biologiques, tels la famille humaine et les rôles liés aux sexes. Si la prouesse physique ou même la perspicacité de l'esprit (9) produisaient un système de rangs dans le monde animal, nous aurions toujours grand besoin d'un autre mot que « hiérarchie » pour expliquer les systèmes de rang dans l'univers humain. Seule la société humaine pouvait mettre un déséquilibré comme Caligula à la tête de l'Empire romain, un faible d'esprit comme Louis XVI sur le trône de France, une intrigante naïve comme Mary à la Cour d'Ecosse, un assassin de masses comme Staline au Kremlin de Russie. Ces personnages immensément puissants n'étaient pas le résultat de dons spéciaux – physiques ou mentaux – qui les auraient élevés jusqu'à des situations de domination imposante ; ils étaient les créatures d'institutions, de structures faites par les hommes, intentionnellement conçues, que nous pouvons décrire comme politiques, économiques ou sociales à choix, mais certainement pas comme organiques. Ils acquirent le pouvoir, souvent d'un type très oppressif, non en vertu d'une quelconque aptitude évidente, mais bien plutôt en vertu de mécanismes et d’institutions artificiels qui n'existent que dans les relations sociales humaines. Cela revient à dire que, tandis que chaque société – construction humaine avec tous ses apparats hiérarchiques – doit être une communauté, toute communauté n'est pas nécessairement une société (10).
Par ailleurs, il devrait être assez évident que la nature, même si elle n'est pas « éthique » au sens anthropomorphique habituel de ce terme, peut servir d'assise à l'édification de l'éthique humaine. Je veux dire que, de même qu'il existe une continuité progressive entre les communautés animales et végétales et la société humaine, il existe aussi une pareille continuité entre l'entraide naturelle et l'éthique humaine. Elles ne sont pas réductibles l'une à l'autre. Chacune est séparée de l'autre par une foison de phases et de stades d'émergence bien articulés, sans inclusion réciproque. De même que l'univers inorganique devient le terrain de l'organique et l'imprègne au point que toutes les formes de vie sont composées d'éléments et de structures moléculaires non vivantes, de même l'organique devient le terreau du social et le pénètre au, point que les êtres humains sont des mammifères ; en fait, comme Paul Shepard (11) l'a mis en relief, ce sont des primates du paléolithique vivant dans un univers social hautement artificiel. Cette évolution progressive de l'organique au social s'opère sans doute par la surimposition de structures institutionnelles qui démarquent clairement la société humaine des communautés végétales et animales, mais aussi, de manière idéologique, par les schémas éthiques, les valeurs morales et les modèles de croyance, dans la mesure où ces formes ont un lien de filiation avec les faits naturels, sans pour autant leur être réductibles. Nous sommes des êtres sociaux dans un contexte naturel lorsque nous éprouvons des sentiments et concevons des pensées, tout comme nous sommes des êtres parentaux uniques dans un corps de mammifère lorsque nous soignons et élevons notre progéniture. Aucune de ces données ne peut être résorbée par l'autre ; les deux réalités sont distinctes et entières. Cette connexion, cependant, aussi progressive, médiatisée et articulée en phases qu'elle puisse être, demeure toujours présente. En ce sens, la nature est toujours l'assise du social, qu'elle invite impérieusement à s'associer – toute structure institutionnelle mise a part – ou qu’elle donne des stimuli, des impulsions et des poussées vers l’intellection et vers la conscience.
Ces mises en garde devaient être faites afin que nous puissions entrer de façon moins timorée et plus spéculative dans le domaine de l'éthique écologique. Le fait que l'entraide, l’auto-subsistance, la communauté et un germe de liberté soient au cœur de l'organique et de l'évolutif dans la nature, et que cette nature, en dépit de toutes nos mises en garde, demeure si proche du cœur de la réalité sociale, est une donnée trop contraignante pour être écartée. Une nature sans jamais de repos et en évolution constante, poussant vers la diversité, vers des degrés de plénitude et vers des traits mutualistes : cette représentation que j'esquisse est en désaccord avec la tradition fortement impérialiste des Occidentaux, fondée sur des rivalités discordantes et un sens de l'« altérité » entamé par les antagonismes. Le passage de la spontanéité naturelle, de la fécondité et de l’entraide à l'intentionnalité humaine, à la créativité et à la coopération consciente est qualitativement décisif si l’on veut reconnaître à l’humanité ce qui lui est propre. Mais ces formes humaines de comportement et la capacité d'intellection ne sont pas absentes à l’état de germe. Elles ne surgissent pas ab novo et elles doivent être replacées dans l’évolution organique. Nous leur faisons violence quand nous réduisons si complètement le social au naturel que leur élucidation relève de la génétique (cf. la « moralité du gène » d'E.O. Wilson (12) plutôt que de l’écologie.
L'exagération tend à raidir toute réaction contre la tradition dualiste occidentale : à l'« immoralité » (lisez: cruauté) de la nature on riposte avec une partialité outrée, tout aussi extrême, par la « moralité génétique », ce qui est un verdict tout aussi erroné que l’autre. L'écologie sociale fondamentale témoigne de la possibilité d'un réexamen de la nature, d'une manière qui reconnaisse la différence sans nier la continuité, qui réponde à l'exagération par l’équilibre, qui écarte l’éthique du gène sans rejeter une éthique de l’organisme. Ces distinctions terminologiques ne sont pas de simples nuances. Elles soulèvent des questions majeures dans notre manière bien problématique de méditer sur l'association entre la nature et la société. Beaucoup d'écologistes sociaux bien intentionnés adhèrent encore au mythe occidental selon lequel la hiérarchie, par exemple, n'est qu'une manière d'établir un ordre social, ce qui revient à dire que, sans relations de rang ou de domination-soumission, une couvée de poussins ou une troupe de babouins tomberait dans un chaos désastreux. Peut-être bien – mais ce « peut-être » devient improbable lorsque la mentalité de la troupe de babouins est généralisée au point de servir à expliquer le comportement humain, au moins dans ses phases primitives. Si la civilisation moderne peut en quelque manière éclairer notre passé anthropologique, c'est en tant qu'elle est une vaste réfutation des vertus d'une hiérarchie qui, aujourd'hui plus encore que dans les périodes précédentes, amène notre espèce au bord de l’extinction.
Mais la superficialité de cette «éthologie des babouins» est bien plus gênante lorsqu'on la soumet au scrutin critique des faits anthropologiques. La pavane du mâle dominateur de la culture victorienne aurait probablement été une force de désagrégation dans les bandes et les communautés tribales des premiers temps. En effet, il existe bien des preuves que, là où pareil mâle émergea et viola les conventions hautement égalitaires des sociétés des temps primitifs, il fut méthodiquement éliminé. Les Indiens hopis, les Eskimos ihalmiut et bien d'autres bandes et tribus mettaient en avant les vertus d'un comportement empreint de réserve, d'une moindre compétition et d'une aimable humilité dans le traitement réciproque. Les cultures qui entretenaient un partage égalitaire du pouvoir trouvaient intolérable la suffisance trop manifeste, fortement égoïste et vantarde des mégalomanes élevés dans leurs tribus. Farley Mowatt (13) raconte l’histoire d’un chamane ihalmiut qui, corrompu par des contacts excessifs avec les Blancs, devint odieusement possessif des objets et vraisemblablement des femmes des membres mâles de sa communauté ; il fut tout simplement tué quand tous les efforts pour corriger son comportement furent épuisés (14). Cette histoire, comme tant d'autres similaires racontées par les ethnologues, témoigne non seulement contre les préjugés de l’« ethnologie des babouins » ; elle jette des doutes profonds sur l’assimilation de la hiérarchie à la stabilité sociale, si commune à la pensée sociale moderne (15).
Prétendre que l’écologie sociale fondamentale cherche à changer radicalement la nature n'est pas une métaphore idéologique. C'est une tentative de radicaliser non seulement la nature – ou, du moins, notre conception de la nature – mais aussi les conceptions écologiques qui ne contrebalancent que partiellement la tradition occidentale. De manière insidieuse, cette tradition laisse des traces sur ceux qui la critiquent. La hiérarchie est toujours considérée comme la norme, et l'« éthologie des babouins » est encore appliquée avec insouciance au comportement humain primitif, même si elle est contredite par beaucoup de faits ethnologiques. La « moralité du gène » et la mentalité réductionniste des interprétations cybernétiques des écosystèmes se mêlent souvent à des conceptions organicistes très sensibles. Les femmes anthropologues ont fait la remarque importante (ainsi que Robert Briffault (16) l'avait mis en relief il y a quelque soixante ans) que la société n’aurait jamais pu émerger sans les soins assurés par les femelles et la maturation prolongée des jeunes. Lovelock et Margulis ont mené cette relation mutualiste jusque dans les « matériaux de construction » de notre développement physique : les cellules eucaryotes. De Kropotkine à Trager, d'autres ont fait de l'entraide un principe directeur de l'évolution.
Ce qui peut rendre compte des limitations qui gênent nos nouvelles théories écologiques et évolutionnistes est précisément le fait qu'elles demeurent des théories – et non une forme de sensibilité. Nous pouvons vénérer la nature, l'aimer, hypostasier son rôle dans notre vie, mais nous le faisons de manière intellectuelle – ce n'est pas en soi un défaut ! – sans explorer les formes de sensibilité qui rendent ces attitudes organiques. Pour le dire simplement : nous avons une théorie organique sans attitude organique qui la rende viable. Un trait de notre attitude défaillante vient facilement à l'esprit : notre représentation de la nature comme abstraction, voire comme vocation, mais pas nécessairement comme état d'esprit. Cette conceptualisation abstraite de la nature apparaît de la manière la plus frappante dans notre vision franchement limitée de l'individualité organique, du sens concret du moi, si faible soit-il, qui demeure en chaque organisme vivant.
La tradition occidentale trahit le côté intérieur de la vie : la reconnaissance que tout être vivant cherche à préserver son propre être individuel, et par conséquent opère sa propre « prise de possession ». Notre culture nous enseigne à traiter avec les formes de vie non humaines comme si elles étaient de simples objets pour nous, les composantes d'une existence collective brute que nous appelons « espèce », « genre », et toutes les catégories qui servent à une nomenclature en binôme. Ce processus d'objectivation est flatteur pour nous, jusqu'au moment où nous découvrons que c'est nous les victimes originelles de cette trahison et que nous avons été objectivés tout autant que les êtres non humains. La protestation de Jakob Burkhardt (17) contre le fait que le Moi, l'individu concret a été abstrait en catégories historiques, impersonnelles et vagues, est une objection courroucée contre un historicisme transcendantal qui voit le passé et ses souffrances comme un simple piédestal pour l’époque présente obsédée par son égocentrisme et son désir de se mettre en avant. « Tout le monde considère son époque comme étant non pas une des vagues qui passent, mais comme l’accomplissement des temps », écrit-il. La vie de l'humanité, cependant, « est un tout ; ses vicissitudes temporelles et locales n’apparaissent en augmentation ou en diminution comme des heurs ou des malheurs, que parce que notre entendement est faible » (18). J'ajouterai qu'en ce sens nous avons une dette éternelle envers les souffrances et les craintes terribles de toutes les générations passées dont nous avons si légèrement, et avec tant d'arrogance, rapporté les vies à l'édification de notre propre bonheur, quel que puisse être celui-ci. Il n'y a pas d'« intérêt supérieur » de l'histoire ou de la société qui réponde de leur tourment ou de notre suffisance satisfaite d'être « à l'apogée » du développement social.
Les sociétés tribales sont plus sages et plus sensibles que nous aux coups de la vie, à ceux du passé aussi bien qu'à ceux des temps présents. Le tourment de vivre n'est pas sublimé dans le destin collectif de l'espèce ou du genre. C'est la souffrance d'un castor individuel, d'un ours ou d'un cerf particulier. Parmi ces « primitifs », l'intériorité de la vie dans toute sa variété est rendue richement subjective – et cela fort justement : comme l’expérience partagée du chasseur qui recherche le gibier et la proie qui « consent » à tomber sous l'impact de ses armes. Ce ne sont pas des « animaux » génériques mais des animaux individuels, dont la personnalité requiert respect et franc jeu. Ainsi, dans ce monde « primitif », ce n'est pas une idiosyncrasie que de parler de la subjectivité de la nature ; c'est la substance même de cette tradition première et de sa sensibilité – c’est, en fait, la manière dont l'« autre » et l’« altérité » dans leur intégralité sont vécus à l'intérieur de tout le réel. La nature est plus qu'un phénomène physico-chimique, elle est vivante et intensément « peuplée », pas seulement par des individus humains mais par des formes de vie individuelle non humaines. Alors que la tradition occidentale est construite sur un irrespect grossier envers la vie, voire sur la haine de celle-ci, la tradition « primitive » s'ouvre à vif à une perception non seulement conceptuelle, mais aussi existentielle, des rudes « faits de la vie ».
Notre viol de la nature a des racines psychiques très profondes – et il dérive ultimement d'une haine vindicative à l'égard des exigences personnelles de vivre d'autres êtres humains. De par ses origines hiérarchiques et patriarcales, la tradition occidentale manque d'empathie et pour les êtres non humains et pour les individus humains. La marque de l'histoire est un amoncellement de débris ou le plâtras des villes, mélangé à des machines démolies et à des corps fragmentés épandus pêle-mêle dans une étendue de ruines, constitue le vrai temple de la civilisation. Le moins que l'on puisse dire est que les animaux, dans ces horribles décombres, ne reçoivent guère d'attention. Nous les regardons fondamentalement comme les échecs de l'évolution dont nous sommes, assurément, l'apogée ; comme des déchets du progrès, comme des biens qui n'existent que pour être utilisés, souvent avec une cruauté monstrueuse, à nos fins les plus triviales. La domination de la nature est plus qu'un projet utilitaire en vue de nous libérer de la « boue de l'histoire ». C'est une vocation cachée, un acte d'affirmation et d'auto-rédemption humaine qui murmure le message effrayant et subjuguant que nous pourrions bien être la démonstration que nous sommes le plus grand échec de l'évolution dans l'ordre cosmique des choses.
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Ce n'est pas un accident si c'est l'artiste qui « sent » normalement la nature et l'accepte dans ses propres termes, et non pas avec les abstractions du scientifique pour lequel la nature n'est qu'une meule sur laquelle il aiguise son élégance intellectuelle. Dans l'art, la nature apparaît pour ce qu'elle est vraiment – richement concrète, explosive dans la richesse de ses formes et couleurs, identifiable dans la multitude de ses phénomènes existentiels qui, chacun, revendiquent d'être reconnus à part entière. Ici, dans les peintures d'un Turner ou les romans d'un Tolstoï, l'art rejoint finalement la sensibilité écologique pour produire non seulement une éthique de la bonté mais une éthique de la beauté. L'idéal grec selon lequel la vertu se pare de sa propre esthétique sublime se réalise en ce sens ancien de l’harmonie, dont tous les grands objectifs de l'humanité tirent leur inspiration et leur sens.
Murray BOOKCHIN, Venise, 1984
Traduction de "The Radicalization of Nature" par Ronald Creagh, publié dans Un anarchisme contemporain : Venise 84, vol.2 : Aventures de la liberté, Lyon, ACL , 1985. Publié par Esprit 68. Disponible aussi sous la forme d'un livret imprimable de 112 pages, à télécharger ici , ou là.
1 Le terme politique français « radical» à une valeur bien édulcorée ; en anglais, « radical » a le sens de « fondamental» ou de position « extrême ». Il sera utilisé ici dans le premier de ces sens (NdT).
2 Pierre Kropotkine, L'entraide, un facteur de l'évolution, Paris 1897 (NdT).
3 William Trager (1910-2005) est un biologiste américain, connu pour ses travaux sur le paludisme et auteur du livre Symbiosis paru en 1970 – Note Esprit68.
4 William Trager, Symbiosis, New York: Van Nostrand Reinhold Co. 1970, p. vii.
5 Walter Bradford Cannon (1871-1945) est un physiologiste américain, qui a notamment développé la notion d’homéostasie – Note Esprit68.
6 Voir mon livre The Ecology of Freedom, Palo Alto 1982, en particulier l’« Epilogue ».
7 Je pense particulièrement à l'Ecole de Francfort et surtout à ses représentants les plus remarquables, Max Horkheimer et Theodor Adorno, qui furent incapables d'enraciner leurs concepts de raison et d’éthique dans un naturalisme de quelque sorte que ce soit ou dans la stratégie positiviste d'une morale purement personnaliste, ce qui explique, pour l'essentiel le pessimisme qui déteint sur leur vision dans l’ultime période de leur vie. Plus important encore, bien sûr, leur pessimisme était très existentiel ; il résultait de la défaite massive que la société subit comme conséquence de la montée du stalinisme et du fascisme.
8 Respectivement déesses de la nécessité et de la justice (NdT).
9 Comme Jane van Lawick-Goodall voudrait nous le faire accroire dans ses études sur la « hiérarchie » chez les chimpanzés (In the Shadow of Man, New York: Delta Publishing Co., 1971)
10 L'usage de termes comme « sociétés animales » ou « insectes sociaux » risque de nous amener à perdre de vue la nature fortement institutionnelle des sociétés humaines. Les animaux peuvent former des communautés biotiques et même développer des rôles clairement fonctionnels en leur sein – il y a loin de là aux bureaucraties et aux forces militaires qui étayent la plupart des institutions humaines – mais même des termes comme « hiérarchie », « domination » et « soumission » sont grossièrement trompeurs. Ce sont des termes sociaux. Ils dénotent des manières par lesquelles les gens sont exploités économiquement et contrôlés politiquement, et non des relations par lesquelles les mâles, par exemple, ont un accès préférentiel aux femelles ou à des territoires particulièrement désirables. En outre, l'usage confus de ces termes pour couvrir des « hiérarchies » animales aussi disparates que le système des rangs qui s'établit dans un mécanisme clairement reproductif comme la ruche, ou des relations purement opportunistes comme l’orgueil du lion, ne fait qu'ajouter à la confusion déjà endémique parmi beaucoup d'éthologistes qui étudient les animaux, et particulièrement parmi les biologistes sociaux. Cette confusion est menée jusqu’à l’absurde quand des termes comme la « reine des abeilles » ou le « roi des animaux » émaillent les discussions sur des hiérarchies fonctionnellement diverses, qui n'ont que des analogies avec la domination humaine nettement volontaire.
11 Paul Howe Shepard, Jr. (1925-1996) est un environnementaliste américain, qui a développé une critique de la civilisation et de la sédentarité en expliquant que le milieu propice au développement harmonieux de l’être humain est celui des chasseurs-cueilleurs tel qu’il existait avant la révolution néolithique – Note Esprit68.
12 Edward Osborne Wilson (1929-) est un biologiste américain, qui a introduit le terme de biodiversité dans la littérature scientifique. Il est également le fondateur controversé de la sociobiologie qui entend mettre à jour les bases biologiques des comportements sociaux. Il a notamment tenté d’établir une génétique du sentiment moral. – Note Esprit68.
13 Farley McGill Mowat (1921- 2014) est un écrivain et environnementaliste canadien qui s’est notamment intéressé au mode de vie des populations inouites et à la perception du loup. – Note Esprit68.
14 Farley Mowatt, The People of the Deer, New York : Pyramid Publications 1968, p. 183.
15 Et pas uniquement moderne. Dès le tout début de la société hiérarchique, et le plus nettement à l'ère victorienne, le père de famille avait intérêt à assimiler sa position de commandement à l' « ordre » et au « règne de la loi ». Nous sommes les héritiers inconscients d'une mentalité hiérarchique qui atteint non seulement les sphères politiques et domestiques mais jusqu’à notre propre manière de faire l'expérience de la réalité à travers des conventions telles que l'ordre décimal, l'échange commercial, le « bas de gamme ». Aristote était plus sincère que les idéologues ultérieurs quand il déclarait, dans le Livre Un de sa Politique, que la famille patriarcale est le domaine de la licence, du commandement à l’aveuglette, de l’obéissance et de la violence.
16 Robert Stephen Briffault (1876- 1946) est un anthropologue et écrivan français. – Note Esprit68.
17 Jacob Burckhardt (1818- 1897) est un historien suisse spécialiste de la Renaissance. – Note Esprit68.
18 Jacob Burkhardt, Uber Studium der Geschichte, Kroener Verlag, 1905, p. 295.