Bolivie : sortir du “tout ou rien” ? Les fautes d’Evo Morales et la revanche de d’extrême-droite raciste
Les Indiens descendent maintenant par milliers sur La Paz pour protester contre ce nouveau pouvoir qui leur est imposé sur lequel ils n’ont aucune illusion, sans qu’on puisse pour autant tous les assimiler à des partisans d’Evo Morales. Ils se savent méprisés (voir ses tweets d'un racisme abominable) par la sénatrice de droite qui vient de s'auto-proclamer présidente sans avoir été élue par personne. Le premier geste de ce nouveau pouvoir : déchirer le drapeau des indiens. Parler de "restauration de la démocratie" dans ces conditions est étrange. La Bolivie profondément divisée est au bord d’une véritable guerre civile. Evo Morales en porte forcément une part de responsabilité. Cet article ne le cache pas. Le lire aide à comprendre comment un dirigeant populaire, dont peu discutent le fait qu’il ait mené une politique qui a permis à son pays de sortir de la misère, a fini - paradoxe absolu - par offrir, à force de vouloir incarner en personne le pouvoir du peuple, le pouvoir sur un plateau à ses pires adversaires.
Commençons par la fin (ou la fin provisoire de cette histoire): dimanche 10 novembre 2019 dans les dernières heures de la nuit, le leader de Santa Cruz Luis Fernando Camacho a défilé sur une voiture de police dans les rues de La Paz, escorté par des mutins et applaudi par des secteurs de la population opposés à Evo Morales. De la sorte a été mise en scène une contre-révolution civile et policière, qui a écarté du pouvoir le président bolivien. Evo Morales s’est réfugié sur son territoire, la région de culture de la coca d’El Chapare, où il est né à la vie politique et où il s’est réfugié face aux risques que les revanchards lui faisaient courir. C’est un cycle – au moins transitoire – dans sa vie politique. Ainsi, ce qui a commencé comme un mouvement exigeant un second tour de scrutin après l’élection présidentielle controversée et déroutante du 20 octobre s’est terminé par la «suggestion» faite par le chef des Forces armées [Williams Kaliman, nommé à ce poste par Evo Morales en décembre 2018] que le président démissionne.
Un soulèvement contre Evo Morales n’était entrevu par personne. Mais en trois semaines, l’opposition s’est mobilisée plus fermement que la base «evista» [pro-Evo Morales] qui, après presque 14 ans au pouvoir, perdait son pouvoir mobilisateur, les structures étatiques remplaçant les organisations sociales comme source du pouvoir et soutenant bureaucratiquement le «processus de changement». Et en quelques heures, ce qui fut le gouvernement le plus fort du XXe siècle en Bolivie semblait s’effondrer (plusieurs ex-fonctionnaires se sont réfugiés dans des ambassades). Les ministres ont démissionné en dénonçant l’incendie de leurs maisons et les opposants ont mis en avant les trois morts issus des affrontements entre groupes civils [pro et anti-Evo] comme un gage d’indignation validant ce qu’ils appellent la «dictature». Enfin, dimanche, Evo Morales et Álvaro García Linera [vice-président] ont démissionné et dénoncé un coup d’Etat en cours. [Evo Morales a demandé au gouvernement mexicain d’Andrés Manuel López Obrado-AMLO d’assurer son exil au Mexique.]
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Le Mouvement vers le socialisme (MAS), formé dans les années 1990, a toujours été un parti profondément paysan – plus qu’indigène – et cette caractéristique a marqué de bien des façons vers le gouvernement d’Evo Morales. Le soutien urbain a toujours été soumis à des conditions: en 2005, date des élections présidentielles, le pari d’un nouveau leadership «indigène» est sorti victorieux (53,74% des voix) face à la crise profonde du pays; plus tard, l’appui à Evo a été maintenu grâce à une très bonne performance économique. Toutefois, la tentative de Morales de rester à la présidence [c’est-à-dire de briguer un 4e mandat suite à un référendum constitutionnel perdu], sur un arrière-fond de préjugés racistes et d’un sentiment d’exclusion du pouvoir, a encouragé les classes moyennes urbaines à descendre dans la rue contre Morales. Objectivement parlant, le dit «processus de changement» n’a pas favorisé la classe moyenne traditionnelle ou la classe «blanche» – comme on appelle généralement les «Blancs» en Bolivie – et leur a plutôt enlevé le pouvoir. La révolution de Morales était une révolution politique anti-élitiste. Pour cette raison, il s’est heurté aux élites politiques précédentes et les a remplacées par d’autres, plus plébéiennes et indigènes. Ce fait a dévalué, jusqu’à le faire disparaître, le capital symbolique et éducatif de la «classe bureaucratique» qui existait avant le MAS. Pendant ce temps, les victoires électorales avec plus de 60% [2005, 2009 avec 64,22 et 2014 avec 63,36%, les mandats commencent en janvier] lui ont permis de prendre tout le pouvoir dans l’Etat.
Morales semblait imposer en Bolivie une victoire de la politique sur les opérations politico-institutionnelles propres aux «élites». Si le néolibéralisme croyait au droit des «plus capables» d’imposer leurs visions sur l’ensemble de la société, le «processus de changement» croyait au droit de la Bolivie populaire de s’imposer face aux «plus capables». Pour agir, il a eu recours à la politique (égalitarisme) et à la répartition des positions entre les différents mouvements sociaux plutôt qu’à la technique (élitisme). Pour cette raison, il n’a pas comblé de manière méritocratique les vacances laissées par le retrait de la bureaucratie néolibérale. Il n’a pas non plus pas eu recours systématiquement et largement aux universités pour se doter d’un capital culturel qu’il considérait comme superflu. La classe moyenne, en particulier son segment académique-professionnel, dont la grande attente était d’obtenir une reconnaissance sociale et économique claire de ses connaissances qu’elle possède, s’en est trouvée amèrement affectée.
Et enfin, le MAS a été de plus en plus étatiste. L’approche toujours étatiste avec laquelle le gouvernement s’est attaqué aux problèmes et aux besoins du pays l’a conduit à ignorer et souvent à entrer en conflit avec les petites entreprises privées, c’est-à-dire avec les entreprises de la classe moyenne. C’est pour cette raison qu’il y a eu des frictions entre le «processus de changement» et les secteurs entrepreneuriaux non indigènes et non corporatifs (c’est-à-dire ceux qui ont bénéficié des aspects politiques du changement et qui ont suscité l’indignation des «classes moyennes»). Il est vrai qu’il existait un pacte de non-agression et de soutien tactique entre le «processus de changement» et la haute bourgeoisie ou la classe supérieure, mais il était fondé sur des raisons politiques plutôt qu’économiques ou commerciales.
De plus, plusieurs mesures adoptées par Evo Morales ont modifié la dotation du capital ethnique, au détriment des Blancs. Bien qu’il n’ait pas procédé à une réforme agraire, elle a profité aux pauvres avec la dotation de terres appartenant au gouvernement ou aux municipalités; il y a eu une redistribution du capital économique – par le biais des infrastructures et des politiques sociales – en faveur de plus de «cholos» (indigènes, cholo est un terme à connotation raciste) et de secteurs populaires; la politique éducative menée par le gouvernement a amélioré la dotation de capital symbolique aux indigènes et métis, en réévaluant leur histoire et culture mais, parallèlement, le gouvernement ne fait que peu pour relever le niveau d’éducation publique et, par là, enlever l’actuel monopole blanc sur le système éducatif privé. Ainsi, les anciennes élites ont perdu de l’espace dans les structures étatiques, vu leurs capitaux symboliques affaiblis comme leurs moyens d’influencer le pouvoir. Bref: le La Paz Golf Club a perdu de son importance en tant qu’espace de reproduction du pouvoir et des statuts.
Plusieurs sondages avaient déjà montré la méfiance des secteurs de classes moyennes à l’égard du président. Non pas à cause de sa gestion, qu’ils ont approuvée, mais à cause de la durée de la domination de l’élite qu’Evo dirigeait. Telle était la question qui importait à la dite classe moyenne, une question à laquelle la détermination de Morales dans son objectif de réélection supprimait toute solution, ce qui précipita la classe moyenne dans la sédition. De plus, le «processus de changement» n’a pas affaibli les microdespotismes présents dans l’ensemble de la structure étatique bolivienne. Le recours à des fonctionnaires dans les campagnes électorales et, plus généralement, dans la politique partisane du MAS a affaibli le pluralisme idéologique parmi les fonctionnaires de rang inférieur.
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La Bolivie est un pays presque génétiquement anti-réléctionniste: pas même Victor Paz Estenssoro, chef d’orchestre de la Révolution nationale de 1952, n’a pas connu deux périodes consécutives [1952-1956, 1960-1964, 1985-1989]. Cette tendance ressemble en partie à une sorte de réflexe républicain de la base et en partie à la nécessité d’une plus grande rotation du personnel politique. Et quand quelqu’un ne part pas, l’accès des «aspirants» est limité. Tous les partis populaires qui arrivent au pouvoir font face au même problème: il y a plus de militants que de positions à distribuer. L’Etat est faible, mais c’est l’un des rares moyens de promotion sociale.
La Bolivie est aussi le paradis de la logique des équivalences d’Ernesto Laclau: dès que la situation déraille et que l’Etat est considéré comme faible, tout le monde se joint aux revendications, aux indignations et aux frustrations, qui sont toujours nombreuses étant donné que c’est un pays pauvre avec de nombreuses faiblesses. Ce fut également le cas cette fois-ci. Les émeutes policières expriment la fureur aux traits familiers des secteurs inférieurs face aux plus hauts responsables, en raison des problèmes d’inégalités économiques et d’abus de pouvoir entre les «classes»: c’est ce qui s’est passé en 2003 [guerre du gaz], lors de la mutinerie de 2012 [portant sur la construction d’une route sur le territoire indigène, outre les conflits dans le domaine de la santé et des mines] et dans celle du week-end dernier. La population de Potosí s’affronte à Evo depuis des années car ayant le sentiment que depuis la période coloniale leur richesse – aujourd’hui le lithium [avant l’étain et l’argent] – lui échappe et qu’elle est toujours pauvre. Elle a dès lors également rejoint la rébellion. Et il en a été de même pour les secteurs dissidents de toutes les organisations sociales (cultivateurs de coca du Yungas [région du département de La Paz], les «ponchos rojos» [milices formées par des réservistes d’origine aymara], les mineurs, les camionneurs). A cela s’ajoute une culture corporatiste qui fait peser les exigences d’une région ou d’un secteur plus fortement que des positions ayant des perspectives d’ensemble, ce qui permet d’éventuelles alliances inattendues: dans ce dernier soulèvement, Potosí et Santa Cruz étaient alliés, ce qui était impensable pendant la crise de 2008, quand Potosí était un bastion «evista».
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Après plusieurs années d’impuissance politique et électorale de l’opposition traditionnelle – les anciens politiciens comme Tuto Quiroga [président d’août 2001 à août 2002], Samuel Doria Medina [ministre de la Planification de 1991 à 1993] ou Carlos Mesa [président octobre 2003-juin 2005] lui-même – un nouveau «leadership charismatique» apparaît: celui de Fernando Camacho. Ce personnage, inconnu jusqu’à il y a quelques semaines à l’extérieur de Santa Cruz, s’est d’abord lancé pour combler le vide de la direction politique à Santa Cruz, direction qui, depuis sa défaite contre Evo en 2008, avait accepté une certaine «paix». Dans une nouvelle phase de radicalisation de la jeunesse, le «macho Camacho», un homme d’affaires de 40 ans, est devenu le leader du Comité civique de la région qui réunit les forces vives sous l’hégémonie des milieux d’affaires et qui défend les intérêts régionalistes. Plus récemment, face à la faiblesse de l’opposition, Camacho maniait un mélange de Bible et de «couilles» pour affronter «le dictateur». Il écrivit d’abord une lettre de démission «pour qu’Evo puisse la signer»; puis il alla la porter à La Paz et fut repoussé par les mobilisations officielles; mais il revint le lendemain pour enfin entrer dimanche dans un Palacio Quemado déserté – ce vieux bâtiment du pouvoir a été transféré en 2018 à la Casa Grande del Pueblo – avec sa Bible et sa lettre; là il se prosterna à terre pour que «Dieu retourne au Palais».
Camacho a scellé des pactes avec le dissident aymara «poncho rojo», s’est photographié aux côtés de cholas et de cocaleros anti-Evo. Il a juré ne pas être raciste et qu’il se distinguerait de l’image d’un Santa Cruz blanc et séparatiste («Los cruceños somos blancos et hablamos inglés», avait dit une Miss bolivienne). Et, au travers d’une stratégie agile, Camacho s’est allié avec Marco Pumari, président du Comité civique de Potosí, fils d’un mineur qui avait mené la lutte dans cette région contre «l’ignorant Evo». Ainsi, le leader émergent et histrionique a fini par être l’architecte de la révolte de la police. Pour ce faire, il a pris la place de l’ancien président Carlos Mesa, arrivé deuxième aux élections du 20 octobre, qui, au rythme de l’accélération des événements, s’est radicalisé sans conviction et sans grandes chances d’être accepté dans le club le plus conservateur étant considéré comme un «tiède».
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René Zavaleta [1937-1984, ancien ministre des Mines et du Pétrole à la période du Mouvement nationaliste révolutionnaire, était un intellectuel qui a influencé la pensée du vice-président Alvaro García Linera] a dit que la Bolivie était la France de l’Amérique du Sud: la politique y était exprimée dans son sens classique, c’est-à-dire comme révolution et contre-révolution. Mais le pays a vécu plus d’une décennie de stabilité, une période qui a remis en question la validité de la pensée de Zavaleta. En 2008, Evo Morales a pris le pouls des vieilles élites néolibérales et régionalistes qui s’étaient opposées à son arrivée au pouvoir et il avait entamé son cycle hégémonique: une décennie de croissance économique, de confiance de la population dans son avenir, d’approbation majoritaire de la gestion gouvernementale; un marché intérieur avec de gros investissements financés par des revenus extraordinaires dans un contexte de prix élevés des exportations [de comodities]; une amélioration du bien-être social.
Mais la rébellion est revenue et s’est articulée avec un mouvement conservateur et contre-révolutionnaire. Contrairement à Gonzalo Sánchez de Lozada en 2003, Evo Morales n’a pas déployé l’armée dans la rue. Il a mobilisé les militants du MAS, tandis que l’image des «hordes masistas» [du MAS] s’est développée sur les réseaux sociaux et dans les médias – face à cette figure politico-rhétorique n’existent plus de paysans ou de femmes indigènes. Le rapport de l’OEA sur les résultats des élections, indiquant des modifications apportées dans les résultats électoraux, a miné l’«autoconfiance» du parti au pouvoir: ce dernier a perdu la rue et les réseaux sociaux en même temps. Cet audit de l’OEA, qui aurait pu pacifier la situation, a été rejeté par l’opposition, qui considérait Luis Almagro [président uruguayen de l’OEA] comme un allié d’Evo Morales pour avoir approuvé le fait qu’il brigue un nouveau mandat. L’OEA vient [communiqué du 11 novembre] de se prononcer pour rejeter «toute solution anticonstitutionnelle à la situation».
L’une des raisons de l’insurrectionnalisme est le caudillisme (de “caudillo”, le Chef), c’est-à-dire l’absence d’institutions politiques consolidées. Il n’y a rien d’autre qu’une logique immédiate, «à somme nulle»: tout est gagné ou perdu, mais on ne cherche jamais à accumuler des victoires et des défaites partielles avec un regard tourné vers l’avenir. Evo Morales n’a pas surmonté cette culture et c’est pourquoi il a cherché à rester au pouvoir. Mais l’opposition a fait de même jusqu’ici et s’affirme alors avec un autre «caudillo» de droite comme Camacho. Nous ne savons pas quel avenir politique l’attend, mais il a déjà rempli une «mission historique»: que les villes mettent fin à l’exception historique d’un gouvernement paysan dans le pays. Ce n’est pas par hasard qu’après le renversement d’Evo, les Whipalas, un drapeau indigène transformé en un deuxième drapeau national sous le gouvernement du MAS, ont été brûlés. En outre, pour chasser le nationalisme de gauche au pouvoir, une rhétorique a été utilisée: «nous chassons le communisme», ont répété ceux qui se sont mobilisés dans les rues, certains avec des Christ et des bibles.
La Bolivie n’est pas seulement le pays des insurrections, mais aussi des refondations. Seule l’idée d’une «refondation» peut unir les forces nécessaires à une sortie d’un processus insurrectionnel et annuler dans le même mouvement l’influence sociale et politique de ceux qui ont perdu. Une «refondation», et la «destruction créative» des institutions étatiques et politiques qui lui est consubstantielle, exige une mobilisation des promesses et des bénéfices avec l’ampleur dont les nouveaux gagnants ont besoin pour véritablement «occuper» (profiter) du pouvoir. Mais le paradoxe est que le pays change peu à chaque refondation. Surtout en termes de culture politique.
Maintenant que le pendule a été balancé du côté conservateur, nous verrons si l’opposition fragmentée à Evo Morales parvient à structurer un nouveau bloc de pouvoir. Mais les blessures ethniques et sociales du renversement d’Evo seront durables.
Pablo Stefanoni est rédacteur en chef de la revue Nueva Sociedad.
Fernando Molina est journaliste, écrivain et collaborateur du journal espagnol El País.
(Article publié sur le site Anfibia, le 11 novembre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)