Act Up et Didier Lestrade, une histoire - et une belle !
Fondateur avec Pascal Loubet et Luc Coulavin d’Act Up Paris en 1989, Didier Lestrade a été longtemps journaliste musical à Libé avant de fonder Têtu. A l’occasion de la ressortie du livre éponyme chez La Différence, retour sur un militantisme séropo d’agit-prop qui a changé la conception de la communication politique et du militantisme. Le politique par la culture, ça vous dit quelque chose ?
Pour les oublieux, voici l’ouverture du site de l’association en 2022. Plus clair, tu n’en meurs plus… Depuis près de 30 ans, Act Up-Paris lutte contre le VIH-Sida, c’est-à-dire contre une épidémie politique, alimentée par des entraves à l’accès à la prévention, au dépistage, aux soins et aux droits.
Depuis 1989, nous n’avons eu de cesse de dénoncer ces entraves, et de proposer des solutions concrètes pour y mettre un terme. Nous avons souvent dû recourir à des actions publiques pour nous faire entendre et délivrer notre analyse, faire connaître nos revendications, et en voir certaines aboutir. En parallèle de ces actions, nous avons toujours cherché à diffuser les connaissances accumulées par nos militantEs, dans une perspective d’empowerment.
Re-publié à La Découverte ces jours-ci - "Act Up, une histoire", raconte les onze premières années de l’association. Il a été publié en 2000 grâce à Guy Birenbaum, alors chez Denoël. L’exercice était casse -gueule car je devais être le plus neutre possible dans la chronologie des faits, mais je voulais aussi apporter un commentaire personnel, ce que je ne me suis pas gêné de faire. Après 11 ans à Act Up, il y avait déjà beaucoup de choses qui m’énervaient dans ce groupe, mais le livre est clairement une célébration de l’activisme. Je dois dire que ce bouquin a changé ma vie, le fait de l’écrire et de le publier a été comme un rêve, je n’avais pas beaucoup pensé à écrire des livres auparavant car je me considère surtout comme un journaliste. Depuis, Didier à publié essais, critiques et romans. il vit dorénavant à la campagne, près de la Sarthe. L’activiste noctambule gay et militant est devenu jardinier et, en prenant du recul, a changé de moyens d’actions et de visée, son militantisme s’est à la fois radicalisé en même temps que démultiplié : le néo-libéralisme triomphant de ces dernières années lui ayant fait prendre conscience d’autres combats à mener en parallèle par le biais de l’écriture.
Il se définit lui-même ainsi : Je suis un gay qui aime tout ce qui est masculin, mais je ne suis pas non plus un « pédé de droite » et encore moins un phallocrate. Dans tous les sujets actuels, mes positions sont extrêmes. Dans la politique, j’ai peu de confiance dans les institutions de mon pays. Je n’ai pas voté pour Macron. Dans l’écologie, je suis pour la décroissance. Dans la communauté LGBT, je suis un produit de la culture anglo-saxonne, pas hexagonale. Je suis pour le coming-out et pour l’outing. Dans le travail sexuel, je suis contre la prohibition. Dans l’égalité des chances, je suis pour la discrimination positive. Dans les droits des femmes, je suis évidemment pour la parité, mais je considère surtout que le pouvoir devrait être féminin, partout, surtout dans les lieux de décision. Dans le débat sur le genre, je suis un homme qui n’a plus un mot à dire car je suis bien trop binaire. Dans la dénonciation du colonialisme, je suis un Pied-noir qui a toujours eu honte du passé de la France. Dans la violence policière, je suis #BLM. Dans les abus sexuels, je suis #metoogay. Dans le conflit du Proche-Orient, je suis pro-Palestinien.”
A la sortie de 120 battements par minute, il expliquait ceci à Mathieu Foucher de Friction :
“Association issue de la communauté homosexuelle veillant à défendre toutes les populations touchées par le SIDA” : en voyant 120 battements par minute, je crois que j’ai enfin pigé combien ces mots étaient révolutionnaires. Act Up s’est intéressée dès le début à la situation des pédés mais aussi des prisonnier.e.s, des étranger.e.s, des toxicos, des prostitué.e.s. Qu’est-ce que ça t’inspire ?
Didier Lestrade :C’est le groupe qui manque aujourd’hui dans sa dimension inclusive. Quand j’ai fondé Act Up, je ne m’intéressais qu’aux gays, d’ailleurs jusqu’à 1989 j’étais le cliché total du gay individualiste, donc je sais d’où ça vient. Mais avant même de lancer l’association, on savait que tout le monde allait venir et on s’est préparés pour ça. Act Up servait de dépotoir pour tous « les cas » que les autres associations ne voulaient pas voir. Donc on a servi de sas sociologique pour toutes celles et ceux qui se sentaient exclu(e)s à l’intérieur même de la communauté gay. Et dès les premiers militants comme Cleews Vellay, dès la première réunion, on savait que les autres sujets seraient travaillés comme la prison, les toxicos ou la situation en Afrique. Le film n’a pas le temps de montrer cette palette de revendications mais Act Up était un melting-pot. Moi-même, j’avais la réputation de dire qu’on s’éparpillait trop, il y avait trop de commissions et de groupes, trop d’actions, mais c’est précisément cette observation large de la société qui a rendu le groupe si fort. Et c’est précisément cet aspect qui a influencé le fonctionnement du seul groupe militant en France qui a incorporé le fonctionnement d’Act Up dans ses revendications écologiques, Bizi, à Bayonne. Je les adore.
On vit à une époque où il semble de plus en plus difficile de mobiliser, et tu reproches souvent à la jeune génération de ne pas agir suffisamment. Je crois qu’il y a pas mal de raisons à cela, la violence moins visible qu’avant, le contexte néolibéral, une société hyperconnectée et surchargée d’info mais de plus en plus éclatée, par exemple. Comment est-ce que tu vois les choses ?
D.L. : Je comprends complètement pourquoi on en est là. Il y a une immense séparation entre nous et les trentenaires par exemple, qui se considèrent à juste titre comme la génération manquante, celle qui a grandi avec Act Up et le sida et qui en a eu marre d’être toujours « la génération d’après », tout en subissant une crise économique et politique qui les a exclus du marché du travail et même de la culture. Tous les gens que je connais de 30 ans rament, c’est clair. Notre génération, celle des Baby Boomers, a fait trop de choses. C’est emmerdant à suivre. D’un autre côté, ma génération est marginalisée, on est plus que 3 ou 4 à s’exprimer donc ce n’est pas comme si on les empêchait de parler et d’agir. Nous sommes devenus une sorte de conscience abstraite qui regarde ce que les jeunes font et cela les emmerde d’être observés. Mais enfin! C’est un signe d’attention et d’affection! C’est ce que nous avons fait en 89 en créant Act Up, on subissait le regard des anciens du FHAR et des personnalités très radicales des années 70! De toute façon, pour moi, l’engagement collectif, c’est fini. J’ai donné mes dernières forces à Minorités et je vis à la campagne, je suis loin de ce qui se passe à Paris ou ailleurs. Je ne vais pas embêter les jeunes qui veulent faire quelque chose.
« Les jeunes de 10 à 20 ans sont vraiment la nouvelle garde, on le voit sur le sujet des trans, les kids sont en train de bouleverser (en bien) tous les mouvements précédents. »
Pour l’instant, je vois les gays trentenaires s’interroger sur ce film. Vont-ils encore subir un sentiment de culpabilité de ne pas avoir vécu Act Up? Est-ce qu’ils vont se laisser aller à apprécier ce film et tout ce qu’il peut motiver comme envies? Je suis beaucoup plus curieux de voir comment la génération Z va répondre au film, les jeunes de 10 à 20 ans sont vraiment la nouvelle garde, on le voit sur le sujet des trans, les kids sont en train de bouleverser (en bien) tous les mouvements précédents. C’est peut-être cette nouvelle génération qui va sauter la précédente en faisant le lien avec nous et entraîner une dynamique commune.
Jean-Pierre Simard à l’éditing le 14/11/2022
Didier Lestrade - Act Up, une histoire - en poche chez La Découverte
Seconde partie du sujet Lestrade, la semaine prochaine avec une interview jamais parue à propos de son livre I Love Porn. D’ici là, sortez couvert !