Voter ou s'abstenir, le bulletin de la discorde, par Yannis Youlountas. Ainsi que notre point de vue
Ce texte avait été publié dans le blog du réalisateur Yannis Youlountas, auteur des films "Je lutte donc je suis" et "Ne vivons plus comme des esclaves", puis a immédiatement circulé sur sa page Facebook, où il a suscité dans la nuit des centaines de commentaires, dont les nôtres. Autant dire que cette prise de position d'un anarchiste revendiqué et respecté de tous comme Yannis pour l'acceptation - et même plus - des différences entre le cortège de tête et le cortège de queue des manifestations, ceux qui iront voter et ceux qui ne voteront pas, et pour l'arrêt de nos disputes où les uns tentent de jeter le discrédit sur les autres ("nos déchirements sont l’une des causes majeures de la résignation ambiante") au ravissement des réactionnaires était très attendue. Nous partageons entièrement ce point de vue. Il nous semble intéressant de republier son texte à la veille de ces élections, alors que les Gilets jaunes se déchirent et perdent beaucoup de leur énergie, pour les uns, à faire campagne pour tel ou tel candidat, négligeant du coup leur combat, et, pour les autres, à défendre l’abstention, et le refus d’entrer dans le jeu des partis politiques et des institutions.
L'avis de L'Autre Quotidien
Et si nous refusions de tomber dans le piège d'une opposition simpliste entre ceux qui choisissent une abstention active et politique, et ceux qui décideront cette année de participer aux élections pour s'opposer aux plans de la droite et de l'extrême-droite, de Macron à Le Pen ?
Cette opposition factice, créée par les élections, affaiblit et divise ceux qui luttent le reste du temps, chacun à leur manière, mais souvent ensemble. Ce qui ne fait l'affaire que de nos adversaires. Je partage entièrement ce rappel à la raison de Yannis Youlountas. Arrêtons de nous tromper d’ennemis, dans un sens comme dans l’autre, même si nos désaccords existent et ne sont pas anodins. A titre personnel, je suis à la fois ingouvernable pour tout le temps et insoumis dans cette élection. Pour que le champ de bataille nous soit le moins défavorable possible. Nous n’avons rien à gagner à nous retrouver dans un scénario à l’italienne, d’où la gauche en entier a disparu, d’une trahison et d’un renoncement l’autre, et où ne s’opposent plus frontalement à Salvini que les militants antifascistes et ceux qui ont le courage de les rejoindre (trois jours d’affrontements avec la police de suite cette semaine, contre des meetings de l’extrême-droite : à Florence, Bologne, et Gênes). Contre Macron, contre Le Pen, chérissons notre autonomie, pas notre solitude, et pensons au rapport de force politique dans le pays. Il ne nous est déjà pas favorable. C’est le moins qu’on puisse dire. Et pourrait l’être encore plus avec l’effacement total des esprits de toute possibilité d’une alternative de gauche, fût-elle réformiste, à la rivalité pour le pouvoir entre trois nuances de droite à laquelle nous semblons pour l’instant condamnés, avec l’arrivée en tête annoncée de la LREM, du RN et des Républicains.
Ce n'est pas forcément la position de toutes celles et ceux qui écrivent dans L'Autre Quotidien (à vrai dire, on n'en parle même pas, ce n'est pas un sujet, on sait qui on est, et cela suffit à nous unir). Je navigue donc jusqu'aux élections entre tactique et stratégie, comme beaucoup, au fond. Il y a des écueils, mais cela permet de parler à toutes sortes de gens à qui on n'aurait pas adressé la parole, et qu'on découvre.
Je finis en faisant mienne la conclusion de Yannis Youlountas :
A bas le capitalisme.
A bas le fascisme.
A bas toutes les formes de domination.
Comme ça, c'est à peu près clair.
Christian Perrot, le 24 mai 2018
Accepter, respecter et même aimer notre diversité.
Je ne connais vraiment et personnellement que quelques centaines d’entre vous, mais je suis convaincu que vous êtes, pour la plupart, des personnes de bonne volonté qui veulent vraiment faire avancer les choses (vers plus de liberté, d’égalité, de solidarité, c’est-à-dire moins de misère, d’exploitation, de domination, de massacre….). Une bonne partie d’entre vous désire même, avec moi, la destruction totale du pouvoir et se donne des moyens divers et variés pour y parvenir.
Malheureusement, je vous vois régulièrement vous déchirer pour des virgules et même me prendre à partie. Je sais bien que la question de l’État ou du pouvoir n’a rien d’un détail, j’écris moi-même souvent à ce sujet car il est pour moi essentiel, mais la probabilité d’une destruction imminente de l’un ou de l’autre est, pour l’instant, quasiment nulle du fait de l’imaginaire social complètement colonisé par l’idéologie autoritaire, réactionnaire et sécuritaire. Par conséquent, chacun de nous lutte à sa façon, là où il se trouve, avec les uns ou avec les autres, en petits groupes ou dans des rassemblements plus larges, selon les projets.
Vous l’avez sans doute remarqué, il m’arrive de défendre le droit de certains d’entre nous d’utiliser l’illégalisme, la désobéissance civile et même la violence insurrectionnelle, tout comme je défends le droit des autres à la non-violence la plus impassible. Il en est de même concernant le choix de voter ou de s’abstenir. Alors que vous luttez ensemble dans bien des domaines (code du travail, sans-papiers, violences policières, grands travaux inutiles, racisme, sexisme, homophobie, etc.), vous recommencez à vous battre dès qu’approchent les deux dimanches périodiques : deux dates qui sont absolument sans intérêt pour les uns et qui paraissent très importantes pour les autres. Durant ces semaines, plus rien n’a de sens que cela et vous en venez à jeter aux orties toutes les complicités passées, victoires ou défaites, sous prétexte d’une stratégie ponctuelle différente face à ce piège infernal qu’est l’élection dans la pseudo démocratie représentative.
De part et d’autre, des arguments légitimes et respectables
Quand on examine vos arguments, ils sont de part et d’autre légitimes et respectables : les uns refusent fort justement des règles du jeu insupportables et les autres essaient malgré tout d’éviter le pire (reculs sociaux et sociétaux, pertes de liberté ou encore menace fasciste). Est-ce si grave ? Cela mérite-il de se déchirer ainsi, de s’insulter, de se dénigrer ?
La différence la plus profonde entre nous et les fascistes justement, c’est que nous refusons totalement le mythe de l’uniformité. Au contraire, nous défendons tous, becs et ongles, non seulement le droit à la diversité, mais aussi l’hypothèse qu’elle est une richesse pour chacun comme pour le collectif. Mais alors, si tel est vraiment le cas, pourquoi sommes-nous incapables de le prouver ? Ne pourrions-nous pas cesser d’en vouloir à ceux qui dressent des barricades comme à ceux qui n’en dressent pas, à ceux qui choisissent parfois de voter comme à ceux qui s’y refusent absolument ? Pourquoi est-ce si difficile ?
Peut-être à cause de vieilles rengaines qui, de part et d’autres, sont devenues des évidences, des dogmes, des interdits, dans un sens comme dans l’autre. Au risque de choquer certains d’entre vous, je pense pour ma part qu’il est tout aussi absurde d’accuser les abstentionnistes de faire « le jeu du FN » que de déclarer, dans l’autre sens, « Le criminel, c’est l’électeur ! » malgré toute l’estime que je porte à l’œuvre et aux actes d’Albert Libertad, notamment la création des « causeries populaires ».
De part et d’autre, des suspicions et des amalgames
Pire encore : il arrive souvent que mes compagnons libertaires suspectent de basses intentions au service du capital chez mes camarades de gauche et les caricaturent en petits bourgeois, tous dans le même sac. Pas mieux du côté de mes camarades de gauche qui suspectent souvent les abstentionnistes libertaires de servir le capital et qui croient symétriquement que les anarchistes sont pour la plupart des petits bourgeois intellos, des dandys du « je m’enfoutisme politique », à l’abri dans leurs appartements confortables, lisant leurs bouquins subversifs au chaud près de la cheminée, un chat noir sur les genoux. Les suspicions et les amalgames sont innombrables, je ne les compte plus depuis trente ans, de chaque côté, en discutant avec vous ou en prêtant l’oreille aux rumeurs venimeuses. La même parano existe entre le cortège de tête et le cortège syndical, entre les groupes les plus déterminés et la queue de manif à poussettes. Mais franchement : qui sait vraiment ce qu’il y a dans le porte-monnaie d’autrui et ce que fait chacun, concrètement, toute la semaine, là où il se trouve ?
Et quand bien même ! Si, par un heureux hasard, nous avions tous exactement le même niveau de revenus, il n’en reste pas moins que nous ne sommes pas nés au même endroit ni au même moment, que nous n’avons pas reçu la même éducation ni la même culture d’origine, que nous n’avons pas traversé les mêmes accidents de la vie, fait les mêmes rencontres, accumulé les mêmes expériences, lu les mêmes livres, vu les même films. Il est donc logique que nous n’ayons ni les mêmes priorités (sociales, écologiques, démocratiques, révolutionnaires…), ni les mêmes préférences pour mener nos luttes ; des préférences qui évoluent parfois au fil de la vie.
Alors, que faire ? Que faire de cette bonne volonté supposée et de cette diversité parmi nous ?
Arrêter de nous tromper d’ennemis, dans un sens comme dans l’autre, même si nos désaccords existent et ne sont pas anodins. Essayer d’échanger opinions, arguments, idées et expériences concrètes. Discuter sans consensus hypocrite ni dissensus dogmatique. Le but ? Mieux se comprendre, apprendre les uns des autres et, au-delà, accepter, respecter et même aimer notre diversité. Donner à réfléchir mutuellement, mais sans être dédaigneux, hautain, pétri de certitudes. Admettre qu’on a peut-être tort. Témoigner d’autres façons de faire*. Inviter à réfléchir, à soutenir ici et là, à agir partout.
Tout au bout de l’utopie, un même désir
Ne plus nous donner en spectacle : pour ne plus perdre notre temps et notre énergie, pour ne plus nous discréditer mutuellement, pour ne plus décevoir et démotiver autour de nous (nos déchirements sont l’une des causes majeures de la résignation ambiante), et pour ne plus régaler nos pires ennemis qui s’amusent également à nous diviser pour mieux régner. Ceux-là riront moins quand ni un projectile dans une émeute, ni un bulletin dans une urne ne nous diviseront plus face à eux. Quand nous nous rappellerons ce qui nous rapproche, même au cœur d’une insurrection sociale, même pendant une énième élection, nous occupant chacun de ce que nous savons faire, de ce que nous voulons faire, sans nuire à ce que tentent nos voisins dans l’épreuve.
Quand nous nous rappellerons qu’au bout du compte, tout au bout de l’utopie, c’est le même désir de paix, de justice, de liberté, d’égalité et d’amour qui nous anime.
Merci d’être différents.
A bas le capitalisme. A bas le fascisme. A bas toutes les formes de domination.
Anarmicalement,
Yannis Youlountas, le 14 décembre 2016
* Par exemple, en ce qui me concerne, j’essaie de témoigner et de donner à réfléchir avec ce qui m’anime le plus : procédés coopératifs, livres et films sans copyright, actions solidaires autogérées, occupations et désobéissances diverses, autodéfense du quartier d’Exarcheia ou de ZAD y compris sous des formes très radicales, soutien aux compagnons emprisonnés, voyages à la rencontre de camarades parfois très différents, invitation à changer de mode de vie, en particulier d’alimentation et de vecteurs d’information, fiches de lectures, découvertes artistiques, éducation anti-autoritaire, pédagogie Freinet, philosophie avec les enfants, etc.