Terra Forma et la géographie alternative

Ce livre raconte l’exploration d’une terre inconnue, la nôtre. À la suite des voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terra incognita du Nouveau Monde, nous entreprenons, cinq siècles plus tard, de découvrir une autre Terre, ou plutôt de redécouvrir autrement celle que nous croyons si bien connaître. Mais nous ne sommes plus au temps des Grandes Découvertes. Notre voyage se fera vers l’intérieur et non vers les lointains, en épaisseur plutôt qu’en étendue. Un formidable exercice à trois voix de géographie alternative, conceptuelle et visuelle, pour inventer une nouvelle manière de cartographier le monde, mobile et vivant.

Ce livre raconte l’exploration d’une terre inconnue, la nôtre. À la suite des voyageurs de la Renaissance partis cartographier les terra incognita du Nouveau Monde, nous entreprenons, cinq siècles plus tard, de découvrir une autre Terre, ou plutôt de redécouvrir autrement celle que nous croyons si bien connaître. Mais nous ne sommes plus au temps des Grandes Découvertes. Notre voyage se fera vers l’intérieur et non vers les lointains, en épaisseur plutôt qu’en étendue. S’il revient aux cosmographes d’avoir élargi l’horizon, fait de la cartographie un art associant le mouvement et la trace, notre quête s’est en quelque sorte inversée : nous avons changé de cap, passant de la ligne d’horizon à l’épaisseur du sol, du global au local. Nous avons aussi changé d’allure, de posture, de ton. Aux passions scientifiques de la curiosité et de la découverte se sont substituées la nécessité et l’urgence. Le sentiment d’un monde illimité à conquérir – le Plus Ultra de Charles Quint, des explorateurs et de Francis Bacon – est remplacé par la conscience croissante des « limites planétaires ». L’innocence des premiers voyageurs est perdue : nous savons désormais que les expéditions sont mortelles. Nous savons à quelles conquêtes et prises de terres elles ont conduit. Mais il ne s’agit pas de se complaire dans les ruines ou d’abandonner la tâche de découvrir. À lire les chercheurs, éthologues et ethnologues, géochimistes et biologistes qui ne cessent de repeupler notre monde, d’en mettre en lumière de nouvelles dimensions, il semble que nous soyons beaucoup plus nombreux et beaucoup plus divers que nous le pensions, et que les limites du monde ne soient pas celles que nous connaissions. Prenons par exemple le sol sur lequel nous habitons sans savoir de quoi il est fait, de quoi il est peuplé. Depuis quelques décennies, l’action des animés, des roches, des paysages interroge nos anciennes façons de considérer les territoires et d’agir sur eux ; on ne peut plus ignorer l’action de la Terre en réaction à nos propres activités, qui se manifeste avec de plus en plus de véhémence et de rapidité.
Comment habiter ce monde fait d’autres vies que les nôtres, cette Terre réactive ? Les cartes telles que nous les connaissons disent un rapport à l’espace vidé de ses vivants, un espace disponible, que l’on peut conquérir et coloniser. Il nous fallait donc pour commencer tenter de repeupler les cartes. Nous avons pour ce faire déplacé l’objet de la notation en tentant de dessiner non plus les sols sans les vivants, mais les vivants dans le sol, les vivants du sol, en tant qu’ils le constituent. Cette cartographie du vivant tente de noter les vivants et leurs traces, de générer des cartes à partir des corps plutôt qu’à partir des reliefs, frontières et limites d’un territoire.

Pour ce magnifique ouvrage finement et abondamment illustré, publié en 2019 aux éditions B42 (dont la passionnante aventure en matière d’urbanisme et d’architecturepolitiques nous enchante depuis de nombreuses années – souvenons-nous par exemple de leur magnifique « Lieux infinis – Construire des bâtiments ou des lieux ? » de 2018), la philosophe Frédérique Aït-Touati (qui se définit aussi, logiquement, comme historienne des sciences – on songera à son si précieux « Contes de la Lune – Essai sur la fiction et la science modernes » de 2011, par exemple – et comme metteure en scène de théâtre – on vous parlera prochainement sur ce même blog de sa « Trilogie terrestre » créée avec le si regretté Bruno Latour) a collaboré avec deux architectes dédiées au paysage et à la stratégie territoriale, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire. Comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage (« Manuel de cartographies potentielles »), elles sont ici « réunies autour d’une fascination commune pour la capacité des cartes à déployer des mondes », pour nous proposer une intense réflexion et un défrichage conceptuel, visuel (naturellement) et technique autour des possibilités désormais offertes, à qui voudrait enfin les saisir, de penser autrement nos cartographies d’un monde qui ne soit plus figé et offert au mieux capitalisé, mais mobile, vivant et radicalement soucieux d’altérité.

Depuis quelques années, un nouveau type de cartes semble réagir justement à l’activité des acteurs : les cartes GPS. Notre pensée de l’espace et du mouvement a été profondément modifiée par l’apparition de cet outil qui localise les positions d’un point sur un fond de carte fixe grâce à plusieurs satellites en orbite. Le GPS trace l’activité des acteurs, capte les déplacements des vivants sur une carte prédéfinie, leur permet de se repérer dans l’espace. Chacun peut ainsi générer son propre tracé, son propre chemin, naviguer à l’intérieur d’un espace dont les paramètres sont déterminés a priori. Ces cartes n’ont plus grand-chose à voir avec la fabrication des cartes anciennes qui se dessinaient essentiellement en parcourant soi-même le terrain ou bien en écoutant le récit des autres revenant de voyage. Les satellites offrent de la précision dans la géodésie, ils renseignent le contour des lignes, signalent les évolutions, révèlent les métamorphoses des territoires. Ils perdent cependant en récit, en assemblage d’histoires contées, en multiplicité des personnes et des narrateurs qui permettaient à la carte d’être une synthèse, d’être unique et multiple à la fois.
Pourrions-nous, tout en gardant cette formidable transformation dans l’appréhension des cartes – par le vivant et non plus par une situation fixe -, inventer l’outil qui nous permettrait non seulement de suivre les trajectoires des vivants, mais aussi de comprendre comment ceux-ci façonnent les espaces, les engendrent sans cesse ? Car les vivants font bien plus que se déplacer ; ils manipulent l’air et la matière pour créer les conditions de leur survie, parfois en coopération avec d’autres vivants qui ont besoin de conditions similaires ou complémentaires, parfois en désaccord avec d’autres collectifs, voire de façon contre-productive et autodestructrice dans le cas de l’homme et de la pollution qu’il génère. Dans ce GPS d’un nouveau genre, ce sont les points vivants qui créent l’espace, définissent leurs propres paramètres, engendrent la carte. Le statut de la carte en est modifié : elle n’est plus un dessin fixe mais un état provisoire du monde, un outil de travail en évolution, constamment fabriqué par les vivants. Le statut de l’espace en est modifié : il n’est plus simple contenant, mais milieu vivant, vibratile, composé des mille superpositions et actions qui nous entourent, constamment et indéfiniment produit par les mouvements et les perceptions de ceux qui le font.

Portées par le souffle des mutations de la cartographie, pas tant dans la technologie, finalement, que dans l’esprit et la substance (toujours plus systémique), il s’agit bien pour elles de porter les indispensables changements de référentiels et de systèmes de mesures. « C’est le point de vue qui terraforme les localités du globe, mais il ne le fait pas seul » : en passant minutieusement en revue (par une saisissante interaction du texte et du dessin) ces mutations en cours pouvant être étendues et généralisées, mobilisant aussi bien les travaux des géographes de métier, bien entendu, que ceux, plus hybrides et transversaux, d’Anna Tsing, de Donna Haraway ou de Francesco Careri, parmi bien d’autres, elles ouvrent aussi (ce qui ne nous surprend pas et nous réjouit) des espaces d’interaction avec la poésie et avec la fiction. « De la peau au territoire-monde, la carte est accompagnée d’une série de coupes qui établissent des liens directs et transversaux entre la physiologie biologique et la physiologie du territoire » : Philippe Vasset (avec son « Livre blanc » comme avec sa « Conjuration ») est fort logiquement directement cité, mais on pourrait aisément capter en filigrane les présences de Gary Snyder et de ses bassins versants (« Le sens des lieux »), d’Emmanuel Ruben et de ses frontières archipélagiques (avec « Sous les serpents du ciel » comme avec « Terminus Schengen »), d’Albert Sanchez Piñol et de ses frontières pyrénéennes à la brume fantasmagorique (« Fungus – Le roi des Pyrénées »), de Catherine Leroux et de ses espaces fluvio-sylvestres réinventés dans les friches et les déchetteries (« L’avenir »), de luvan et de ses « Splines » ultra-mémorielles, voire de Malvina Majoux et de ses taupes anarchisantes (on trouvera en effet ici, entre autres merveilles, un « synopsis de la création d’un paysage entre un agent commercial, une taupe et un micro-organisme »). On trouvera aussi, sous forme de cas d’école particulièrement savoureux d’une médication obsolète, la « ventouse », ou « mise sous cloche d’un territoire pour exploitation des ressources », et c’est ainsi que les trois autrices, avec rigueur et imagination, rendent aussi un formidable et paradoxal hommage à Yves Lacoste, en démontrant avec éclat que la géographie peut ne pas d’abord servir à faire la guerre (économique ou non).

Quel est ce nouveau centre configurateur ? Depuis quelle perspective, ou point de vue, définir notre territoire ? Après avoir abandonné le point de vue de Sirius, ce point de vue aérien, en surplomb et en apesanteur, globalisant une vision de la Terre, nous avons, avec le modèle Sol, tenté de retrouver la pesanteur et la matière de la Terre, identifié ses dynamiques activées par les organismes vivant ou ayant vécu jadis à sa surface, aujourd’hui enfouis dans ses profondeurs. Le modèle Sol a révélé un espace plein (d’organismes vivants, d’objets qui font sujets, de mémoire et d’histoire) plutôt que vide ; il a donné à voir une matière vibratile sans cesse recomposée par chaque mouvement plutôt qu’une surface dégagée à parcourir (ou à conquérir). Il ne nous reste donc plus qu’à réinvestir un point de vue terrien. Le deuxième modèle est une tentative pour représenter le monde à partir d’un corps animé, point vif ou « point de vie », selon la belle formule d’Emanuele Coccia, pour tenter d’esquisser une carte des espaces-corps actifs – pas d’espace sans corps ni de corps sans espace. Le point de vie se présente alors comme un questionnement du point GPS que l’on a désormais pris l’habitude de voir se déplacer sur la carte. Mais que cache ce point positionné à l’aide d’un système globalisé ? De quoi est-il en réalité composé ? Comment s’ancre-t-il au sol ? Comment se déplace-t-il ? Ces questions sont explorées dans ce modèle et le suivant, Paysages vivants.
De telles cartes supposent de dessiner ces animés, leurs mouvements, traces, rythmes, affects – autant de qualités que l’on nommait autrefois « secondes », ce qui permettait de les effacer de la carte, de les écarter du projet moderne de mathématisation du monde et de localisation par l’étendue. De fait, les entités du monde vivant qui sont représentées dans les cartes perdent un grand nombre de leurs caractéristiques, notamment le potentiel de croissance. Dans les cartes, les objets sont mesurés une fois pour toutes. Ainsi naît le standard : l’objet dessiné sur papier va être reproduit sans altération, avec les mêmes mesures. A contrario, l’approche choisie ici s’intéresse au vivant et lui donne priorité. Nous avons tenté dans les cartographies qui suivent de réimporter dans les représentations les dimensions potentielles supprimées.

Hugues Charybde le 17/01/2023
Frédérique Aït-Touati , Alexandra Arenes , Axelle Grégoire - Terra Forma, Manuel de cartographies potentielles - éditions B42

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