La loi de la force, le cœur violent de la politique indienne et du pouvoir des extrémistes hindous

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Peu d’intellectuels ont autant travaillé sur les spécificités du nationalisme hindou que l’anthropologue T. B. Hansen. À 63 ans, il publie un nouvel ouvrage intitulé : “The Law of Force : The Violent Heart of Indian Politics”. Il y soutient que la colère et la brutalité sont devenues le courant dominant de la vie publique et politique en Inde.

Ullekh N.P. : Pourquoi avoir écrit ce livre ?

T.B.Hansen : D’une certaine manière c’est une réflexion sur des décennies de travail en Inde. Ce sont mes expériences au cours des années 2017-18 qui ont déclenché l’écriture. Durant cette période, j’ai pu constater de près les effets de la montée au pouvoir du BJP (Bharatiya Janata Party) et d’autres forces qui ont alimenté les sentiments violents et rendu les discours haineux normaux, complètement acceptables.

U.N.P. : Quand vous avez rencontré un militant du RSS (Rashtriya Swayamevak Sangh), l’organisation mère du BJP, en juillet 1989 à Pune, est-ce que vous avez compris que cette organisation hindoue de droite deviendrait, après quelques dizaines d’années, la plus formidable force électorale du pays grâce à son bras politique, le BJP ?

T.B.H. : Quand j’ai commencé mon travail, le BJP en était à ses premiers pas dans les campagnes politiques de masse avec sa campagne Ayodhya, « Libérez le berceau de Ram », (un roi de la mythologie hindoue). La plupart des militants du BJP n’étaient pas trop en faveur de la politique de masse et des campagnes électorales. Leurs succès soudains furent une surprise ; le Parti est devenu le deuxième des grands partis du pays. L’idée que s’accrocher au ressentiment contre les Musulmans pourrait permettre de devenir une force politique très importante a fait son chemin.

Mais c’est en 2014, quand Modi a décidé de s’emparer du programme de réformes politiques du Parti du Congrès pour s’approprier ses politiques d’aide sociale, que beaucoup de personnes ont pensé que le BJP était devenu un parti modéré orienté sur le développement, et pas seulement un parti qui ne se préoccupe que de questions religieuses et culturelles. Ce fut un choix payant. La faiblesse de l’opposition lui a permis de s’établir comme la force dominante de la politique indienne. Et cela lui a donné la force de retourner à ses véritables couleurs anti musulmanes et fanatiques après sa réélection en 2019 avec une majorité renforcée.

U.N.P. : Les nationalistes hindous se présentent comme les unificateurs de tous les adeptes de cette religion toutes castes confondues. Alors, pourquoi est-ce que nous voyons maintenant une montée des crimes non seulement contre les Musulmans mais aussi contre les plus basses castes ? Est-ce que le RSS/BJP est le parti des castes supérieures ?

T.B.H. : Pour répondre de manière courte, oui. Mais il est aussi vrai qu’au cours des années, le RSS a intégré beaucoup de membres issus.es des communautés marginalisées. Mais ces personnes ont peu de place dans les rangs du RSS qui en a surtout besoin lors des expéditions violentes et durant les campagnes électorales où il est bien de les faire voir. L’Inde de Modi a accordé une sorte de respectabilité au discours haineux et aux préjugés violents contre certaines castes.

U.N.P. : Dans votre livre vous écrivez qu’en ce moment, la Constitution indienne ne serait plus vraiment soutenue dans aucune des deux chambres. Il y a d’importantes réserves chez les membres du BJP et leurs alliés dans l’une et l’autre chambre envers beaucoup de ses éléments. Comment se fait-il que leurs aspirations s’opposent si souvent aux principes démocratiques du texte : les droits des citoyens et l’égalité devant la loi ?

T.B.H. : D’abord et avant tout, le RSS n’a jamais fait partie du mouvement nationaliste qui a culminé jusqu’à l’indépendance et l’adoption, en 1950, de ce qui était une des constitutions les plus ambitieuses, les plus démocratiques et inclusives du monde. Au contraire, il a toujours été sceptique face à la démocratie. Son deuxième dirigeant a louangé le nazisme ; un de ses membres a tué Gandhi. À sa fondation en 1925, il a adopté un uniforme qui était une copie conforme de celui des forces de polices coloniales. Et en plus, il s’agit d’une institution clairement non démocratique. Les dirigeants se désignent eux-mêmes sans que les soldats des rangs n’aient leur mot à dire. Il chérit le modèle d’autorité et de discipline militaire.

U.N.P. : Quelle ironie ! Après sa victoire électorale de 2019, N. Modi s’est recueilli devant la Constitution indienne au Parlement.

T.B.H. : En effet ! Mais Modi est entré en scène comme le politicien sauveur qui va faire ce qu’il faut pour gagner.

U.N.P. : Que pensez-vous des politiques du parti au pouvoir qui rend souvent hommage a Gandhi et à BR Ambedkar, les véritables architectes de la Constitution indienne ?

T.B.H. : Ce n’est que pur calcul cynique. Le RSS a commencé à louanger Gandhi en 1970 quand il s’est accroché à un mouvement inspiré de Gandhi qui a failli renverser le gouvernement de l’époque. En 1980, le manifeste du BJP sur le «socialisme gandhien» était en vogue dans l’opposition politique à ce moment-là. Au cours des années 1990 et 2000, après que des millions de braves militants Dalits (une basse caste) ont fini par obtenir victoire en mettant en lumière le rôle de Bhimrao Ramji Ambedkar, un des penseurs les plus républicains et libéraux de l’Inde, qui a été au cœur de la fondation de la république et de sa démocratie en écrivant la Constitution du pays. Le BJP a commencé à le célébrer comme un véritable héros indien.

L’ironie est presque comique, mais c’est en fait une exposition de mauvaise foi. Comment une organisation suprématiste hindoue peut encenser un Dalit (ndt: ce qu’on appelle ici un pariah) comme Ambedkar, qui a critiqué le système des castes et qui n’a pas été dépassé dans sa rigueur, sa profondeur et sa sagesse ?

U.N.P. : Qu’est-ce que l’Inde actuelle a en commun avec l’Allemagne d’avant la 2ième guerre mondiale ou avec l’Italie de cette époque en termes de violence publique ? Dans votre livre, vous déclarez que l’Inde est entrée dans cette situation qui est maintenant présente au cœur de la vie publique.

T.B.H. : La réponse courte est la suivante : trouver plaisir dans la violence, les plaisirs de haïr, les fabulations de vengeance et la liberté de tuer sont exactement ce qui s’est abattu sur les Juifs en Europe, ils sont devenus l’objet d’une sorte de jeu. Il est impossible d’ignorer les multiples messages des diverses instances du gouvernement indien, des pouvoirs policiers laissant entendre que si vous tuez un Musulman, vous ne serez pas puni.

U.N.P. : Comment justifie-t-on cette agression ? Ce que vous appelez « la rage renforcée » contre l’humiliation historique des hindous. Ces sentiments ont été démontrés ouvertement dans l’État progressiste du Kerala où des extrémistes hindous et des opportunistes politiques ont réussi à invalider une décision du tribunal qui avait retiré une interdiction faite aux filles pubères d’entrer au temple. Êtes-vous surpris qu’une telle mobilisation en faveur de la « tradition » ait un tel effet de polarisation dans des parties de l’Inde qui ne semblaient pas affectées par de telles considérations ?

T.B.H. : Pas du tout. Certains de ces États qualifiés de progressistes avec des gouvernements de gauche comme le Kerala et le Bengale occidental ont été très efficaces pour contenir la droite hindoue comme force politique au niveau local. Mais aucun de ces mouvements ne s’est attaqué aux pratiques liées à la continuation du système des castes. Elles ont persisté dans les familles, la vie communautaire et les pratiques générales.

Là, toutes sortes de notions attachées aux castes et/ou aux communautés, diverses vieilles conceptions relatives à la supériorité indoue et sa pureté subsistent, même fleurissent. Par exemple en ce qui concerne l’entrée dans les temples au Kerala. Ou encore, la situation catastrophique du niveau d’éducation et social des Musulmans au Bengale occidental gouverné depuis des décennies par les communistes. Ce que cela nous dit ? Que la gauche a refusé de confronter certains préjugés sociaux et culturels chez ses propres troupes et ses dirigeants.es.

U.N.P. : Est-ce que vous avez pu observer l’usage d’extrémismes religieux dans le but de gagner des votes ou de l’influence de la part des minorités en réponse à la prédominance de l’hindouisme ?

T.B.H. : Beaucoup moins que ce à quoi on pourrait s’attendre. Il ne faut pas passer beaucoup de temps dans les communautés musulmanes pour saisir le ressentiment et la peur qui déterminent leurs comportements et réactions. Je pense que cela tient du miracle que le radicalisme musulman fasse si peu d’adeptes en Inde. Les Musulmans comprennent que les gestes radicaux ne seraient que provocation qui se retourneraient contre leurs communautés. Donc la retenue est la base de leurs réponses à ce qui est appelé un régime de basse intensité comprenant du harcèlement perpétuel et de la terreur dans la majorité du pays.

U.N.P. : Est-ce que la classe moyenne indienne, qui perçoit maintenant les excès de la police comme le problème d’autres citoyens, est encore en sécurité avec un gouvernement qui devient de plus en plus intolérant par rapport à quelque dissidence que ce soit ?

T.B.H. : J’estime que le BJP/RSS n’aura pas besoin de se rendre au niveau autoritaire général que nous avons ailleurs et se servir de la police secrète et de ses excès. Ici, l’appel au conformisme, la confiance dans le discours sur l’inexistence d’esprit de clan, la peur du religieux et des minorités sociales joue en leur faveur ; ils vont rester au pouvoir. Le système de caste renforce une certaine suspicion envers les autres communautés et envers une éventuelle perte de leur « mode de vie » dans chaque groupe. Le BJP/RSS cultive cette état de suspicion dans ses campagnes contre les non formistes. Je ne pense pas qu’il ait besoin que la police débarque chez les gens en pleine nuit pour s’assurer que les gens se conforment justement.

U.N.P. : Est-ce qu’il y a des parallèles à faire entre Modi en Inde, Bolsonaro au Brésil, Erdogan en Turquie et Poutine en Russie

T.B.H. : Oui. Tous mettent de l’avant un nationalisme agressif pour soi-disant protéger une supposée majorité offensée. C’était aussi le cas avec Trump. Offensée par qui ? Par une perte relative de prédominance culturelle et de domination politique soit, des mâles blancs, des hautes castes hindoues ou de la culture anatolienne, par la visibilité plus importante des femmes, des gens de couleur, des minorités ethniques, sexuelles et sociales dans l’espace public, l’éducation et l’économie. Tous les populismes de droite dans le monde peuvent être compris au prisme de la réaction aux périodes de réformes et d’augmentation de mobilité sociale qui approfondissent les démocraties.

Mais il y a d’importantes différences. Aux États-Unis et au Brésil, le populisme règne grâce au vote contre ce qui est perçu comme l’establishment libéral. Ça peut facilement s’effondrer comme nous l’avons vu avec Trump. En Inde, en Russie et en Turquie, les populismes de droite sont ancrés dans des partis importants profondément installés dans la vie politique dont dans des organisations locales. Ça les rend beaucoup plus permanents et dangereux.

U.N.P. : Comment voyez-vous la montée de ces forces de droite dans le contexte mondial ? Est-ce qu’il s’agit d’un phénomène cyclique ?

T.B.H. : Après la deuxième guerre mondiale, on décrivait le fascisme comme une réaction aux événements destructeurs qu’avaient amenés la Grande dépression qui a commencée avec le crash boursier de 1929. On expliquait que les pertes économiques et les privations (qu’elles ont entrainées) avaient poussé les populations à embrasser les dirigeants qu’étaient Hitler et Mussolini qui promettaient le retour à l’ordre et blâmaient les Juifs pour le désastre. Trump s’est aussi servi de ce genre d’explication en 2016. Il a fait appel aux cols bleus américains qui avaient été touchés par les transformations de l’économie américaine. Mais, finalement il s’est avéré que les électeurs de Trump étaient en meilleure situation financière que leur contrepartie démocrate. Et il s’agissait presque totalement de blancs. Il est vite devenu évident que le racisme et le fanatisme étaient au cœur du « trumpisme ». Il est indéniable qu’une grande partie de la plateforme de Bolsonaro comporte cette rhétorique. En Inde, plus vous êtes riche plus la caste à laquelle vous appartenez est haute plus vous êtes susceptibles de voter pour le BJP. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de pauvres qui soutiennent Modi ou Erdogan. Mais leur électorat appartient beaucoup plus aux classes moyennes que ce à quoi on peut s’attendre dans une démocratie bien fondée.

Ullekh N.P.

Entrevue avec l’anthropologue Thomas Blom Hansen paru dans The Nation, 24 mars 2021.