Où est Alexéï Navalny ? Par André Markowicz

J'ai lu, sur la page Facebook d'Alexéi Navalny, la transcription d'un reportage de son collaborateur, Dmitri Nizovtsev, publié sur sa page Youtube. — Je traduis intégralement ce reportage. Il est essentiel que mes lecteurs comprennent ce que c'est que la prison en Russie. [Juste une note préliminaire : il y a des termes que je ne connais pas en français, je les traduis donc approximativement, vous verrez — j'ai traduit ça très vite, hier soir, parce que c'était urgent.]

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Ces derniers jours, tout le monde essaie de comprendre où est Alexéï Navalny. À cette question, il y a une réponse et il n'y en a pas. Oui, ce sont des choses qui arrivent. Personne (pas même les avocats d'Alexéï et sa famille), n'a été prévenu que Navalny a été transféré hors du "Silence des matelots" (nom de la prison où il était détenu). Le 25 février au matin, il a eu le temps d'écrire : « On m'a dit de rassembler mes affaire, on me transfère ailleurs — soit dans la cellule soit dans la province d'à côté. » C'est à dire qu'officiellement nous ne savons toujours pas où se trouve Alexéï Navalny.

Mais parallèlement — regardez vous-même. Source après source, les journalistes, les défenseurs des droits de l'homme, tout le monde dit que Navalny a été dirigé ici. Province de Vladimir. Ville de Pokrov. Colonie pénitentiaire n°2.

Ces six derniers mois, au jour le jour, tout le monde a pu suivre Alexéï Navalny. Son empoisonnement, l'hôpital à Omsk, le mensonge des médecins locaux, l'évacuation, le Novitchok, les propagandistes et les fonctionnaires russes qui s'acharnaient, l'enquête sur son propre empoisonnement, la conversation entre Navalny et le fonctionnaire du FSB, et le mensonge de Poutine. Ensuite, le retour en Russie, l'arrestation, le film sur le palais, les tribunaux, encore d'autres tribunaux, les dernières paroles, le verdict. Des dizaines, voire des centaines de millions de personnes dans le monde entier, avec passion, suivent la vie d'un homme. Parce que cet homme est le premier ennemi de Poutine.

Et maintenant, selon le plan de Poutine, le silence devrait s'instaurer. Deux ans et demi d'un silence qui est l'aboutissement d'une longue attente. Poutine a l'impression que c'est maintenant que se réalise son premier rêve — Navalny disparaît. Personne ne sait où il, ce qu'il est, personne ne regarde ce que Navalny fait et dit.

Mais il va de soi que nous ne ferons pas ce plaisir à Vladimir Vladimirovitch. Pas cette fois-ci. Parce qu'aujourd'hui nous vous convions à une excursion à l'endroit où Alexéï Navalny, selon le plan de Poutine, doit passer deux ans et demi de sa vie. Cet endroit, nous allons vous montrer à quoi il ressemble, comment il est organisé. Ce que c'est que la prison russe, et comment Poutine a décidé de continuer d'exercer sa vengeance contre Navalny.

L'essence de la colonie pénitenciaire n°2 à Pokrov, pour faire bref, est la suivante. Rien. Interdit. Nous avons parlé à ceux qui y ont été détenus, à ceux qui y sont allés, à ceux qui ont des membres de leur famille qui y sont détenus. Et, chaque fois, nous avons entendu la même chose — tout est interdit. L'humiliation, la pression psychologique, la violence physique, les menaces et l'isolement total. C'est ce qu'on appelle en Russie une "punition légale", un chemin vers le redressement. Mais, dans les faits, c'est une torture.

La colonie pénitentiaire n°2 est une des zones de détention les plus strictes, ce qu'on appelle une zone "rouge". Elle est dirigée non par les détenus (comme c'est le cas pour les zones "noires") mais par l'administration, et aussi par les détenus que cette administration utilise comme des esclaves.

Commençons par le commencement. Du Centre de détention préventif (SIZO), on vous amène ici. On vous extrait du véhicule, on vous prend vos affaires, on vous oblige à vous mettre face au mur et à vous accroupir. Ensuite, on vous bat. Tout de suite. Selon de nombreux récits, la première chose qui vous arrive à peine débarqué sur la zone — le passage à tabac. C'est prophylactique, histoire que chacun sache bien sa place. Navalny n'a pas été battu. Et c'est tellement inouï que la presse en a même parlé. Bon début, n'est-ce pas ?

Ensuite, la fouille. Le détenu entre dans le quartier d'isolement renforcé [quel est le terme français ?... AM]. Là, sous les yeux de l'administration et des autres détenus, tu te déshabilles complètement et tu t'accroupis. On te donne un uniforme — un pantalon, une chemise, des sous-vêtements, des vêtements d'extérieur. Ce sont tes affaires pour les quelques années qui viennent. En même temps, on te rase la tête. Et on te photographie.

Ensuite, le psychologue. « Ça, c'est un service », diront certains « n'empêche, un psychologue ». Pas du tout. Le psychologue ne s'intéresse pas le moins du monde à toi, il te donne des petites cartes de couleur et il te demande de les disposer dans l'ordre qui te plaît. Et comme ça plusieurs fois de suite. Le bleu symbolise le calme, le rouge ou l'orange — la force de la volonté. Tu choisis, tu ordonnes, le psychologue en tire sans doute des conclusions très graves.... Le jaune — c'est un désir de communication. On peut plaindre ceux qui le choisissent : la règle principale de la colonie de Pokrov est aucune communication, isolement total. Mais nous y reviendrons.

Après le psychologue, entretien avec le médecin. Là, tout est simple. Pas de dossier médical, pas de maladie. On t'a empoisonné au Novitchok ? Tu as passé trois semaines dans le coma et il n'y a que quelques mois que tu as réappris à marcher et à parler ? Sors ton dossier médical. S'il n'y a rien dedans, ça n'existe pas.

Ensuite, entretien avec l'administration. Là, soit on te passe à tabac une nouvelle fois, soit on t'humilie psychologiquement — en général, on te le rappelle : tu n'es pas un être humain, tu n'as aucun droit. Puis on passe à la quarantaine.

La sortie du quartier d'isolement punitif (de haute sécurité$ passe par la quarantaine. Le détenu se voit donner un balai. Quoi ? Pourquoi ? Expliquons. Tu dois prendre le balai, commencer à balayer, et puis, t'adressant à la caméra (l'administration filme) dire : « Je n'approuve pas le code des détenus ». C'est une espèce de prestation de serment spéciale visant à l'humiliation. [L'idée, semble-t'il est, selon le code tacite des détenus des prisons russes, prendre un balai est, en soi, un acte de soumission qui vous expose à tous les abus des détenus "supérieurs". AM]

La quarantaine se déroule là. Deux semaines d'humiliations et de pression maximales. Ici, tu découvres le "bonus" principal de cette colonie. Pas le droit de parler. Dans l'absolu. Tu vis dans la même pièce que quelques dizaines d'hommes et tu ne peux pas leur parler. C'est interdit.

Ta journée en quarantaine ressemble à une suite ininterrompue de taches absurdes. Tu ne restes jamais comme ça sans rien faire, tu es constamment en train de faire quelque chose, tu obéis à des ordres. Tu te lèves, tu te prépares pour aller à la gymnastique, tu écoutes l'hymne national, tu fais tes exercices, puis – ordre de faire ton lit. Puis ordre de refaire ton lit. Ou d'enlever tout ce que tu portes sur toi, de tout plier selon le règlement, et de te rhabiller. Ensuite, ordre de te mettre en rang et de te présenter — et cela des dizaines de fois dans la journée. Tu te tiens au garde à vous et tu te présentes : nom de famille, prénom, patronyme, année de naissance, article de loi, début de la peine, fin de la peine. Après, tu peux recevoir l'ordre de recommencer la gymnastique, de t'accroupir à nouveau ou d'agiter les bras. Ou l'ordre de rester debout. Ou l'ordre de refaire ton lit une nouvelle fois. Des dizaines de fois de suite, les gens accomplissent des rituels absurdes, on se moque d'eux purement et simplement. On casse leur psychisme.

Nous en arrivons maintenant à un chapitre particulièrement intéressant. Ces ordres ne sont pas donnés par les surveillants, les employés de la colonie. Ils sont le fait de ce qu'on appelle les "dnevalnié" [détenus chargés, tel jour, de telle tâche, AM] encore nommés les "activistes". Ce sont des détenus comme les autres, sauf qu'ils se sont entendus avec l'administration, et ils accomplissent son travail en échange de faveurs. Ils te donnent des ordres, ils t'obligent, trois heures durant, à faire et à défaire ton lit ou apprendre par cœur la liste des fonctionnaires de la colonie. Ils peuvent te fouiller, te passer à tabac, ils peuvent faire ce qui leur plaît. Ces détenus vivent dans des conditions spéciales, ils peuvent, par exemple, se laver quand ils veulent. Ils peuvent ne pas toujours garder leurs mains dans le dos. Ils font le travail des matons — ils surveillent les détenus vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ils tiennent un journal de tes faits et gestes dans lequel ils notent la moindre de tes paroles, chaque réponse, puis ils apportent le dossier à leurs chefs pour vérification.

Après la quarantaine, on te transfère à la section « régime renforcé ». C'est un stade important dont l'unique but est de te montrer ce qui se passe quand on se conduit mal. Là non plus, tu n'as toujours pas le droit de parler aux autres. Mais apparaissent des distractions carcérales — par exemple, les séances collectif de télé. On regarde les canaux officiels, les nouvelles ou des conférences. Les détenus sont assis en rang, chacun a ordre de garder le dos droit, les jambes parallèles. Tu n'es pas assis comme il faut — blâme. Tu fermes les yeux — blâme. Ne pas regarder la télé est interdit.

Du point de vue de l'emploi du temps, rien ne change. Ordre sur ordre. Souvent, la seule tâche consiste à rester debout pendant des heures tête baissée. Tu relèves la tête — blâme. Tu ne salues pas — blâme. Un bouton mal mis — blâme. Plusieurs blâmes — aucune chance de remise de peine.

De cette section de régime renforcé, on te fait passer dans la section commune, où tu resteras constamment et où les choses, semble-t-il, seront plus simples.

Mais ça, c'est seulement en théorie. Dans la pratique, on peut te garder des mois durant. La section commune, c'est une immense salle de 60 personnes. Deux rangées de lits à deux étages. La norme par personne est de deux mètres carrés. Un petit chevet et une chaise. De là, on te mène au travail, et une fois par semaine à l'église et faire ta toilette. Il y a une douche dans la section. Mais, ne l'oublions pas, on n'a pas le droit de s'en servir. Elle est réservée aux "activistes" qui collaborent avec l'administration.

Il n'y a pour ainsi dire pas de temps libre. Si tu as de la chance, on te laissera peut-être une heure, une heure et demie, pendant laquelle tu auras le droit de rester assis sur un coin de tabouret et de lire. Mais, généralement, les politiques n'ont pas de chance. Et donc, toute la journée, c'est soit le travail, soit des heures de télé obligatoire. Ici, il n'y a pas de courrier électronique, tu ne reçois que des lettres sur papier. On te donne un stylo et du papier, tu peux écrire un peu. Mais "l'activiste" restera près de toi et regardera ce que tu écris. Si ça ne lui plaît pas, il te reprend le tout et il le jette. Et, oui, pour les politiques, l'interdiction de communiquer s'étend aussi à ça.

Vous souvenez-nous que, tout récemment, Navalny a reçu une récompense : le statut de détenu susceptible de s'évader ? C'est comique, évidemment, mais savez-vous ce que ça signifie ? Ça signifie que, toutes les deux heures, un homme se présente à lui avec une caméra et l'oblige à se présenter — nom de famille, prénom, patronyme, année de naissance, — bref, vous vous souvenez. Et, la nuit, toutes les heures; un employé de la colonie arrive, braque sur lui une lampe-torche, lui retire sa couverture et le fait lever. Et il doit à nouveau se présenter.

Tout cela, c'est une torture véritable, au plein sens du terme. C'est l'anéantissement programmé d'un être humain, un sarcasme jeté sur sa personne, cela n'a aucun rapport avec la loi et la justice. C'est réellement un Moyen-Âge instauré par Poutine et ses fonctionnaires, en pleine Europe de l'an 2021.

Nous sommes convaincus que, pour la majorité d'entre vous, notre histoire du jour est une pénible découverte. Nous-mêmes, à parler franc, nous ne réalisons pas toujours le degré de folie et d'arbitraire qui règne dans ces lieux.

Alexéï Navalny se trouve là non pas parce qu'il est un délinquant mais parce qu'il déplaît à Poutine. Il se trouve là parce qu'il n'est pas mort après avoir été empoisonné. Il se trouve là parce qu'il a osé rentrer en Russie. Parce que, pendant de nombreuses années, il nous a dit la vérité sur la corruption du régime de Poutine, sur le parti des saboteurs, des escrocs et des voleurs qui s'accroche à son pouvoir pour continuer, le plus longtemps possible, à voler et à s'enrichir.

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Trois mots supplémentaires :

1) Les conditions de détention décrites par Dimitri Nizovtsev sont légales en Russie (à part les passages à tabac — qui sont généralisés). La prison en Russie, c'est ça.

2) Il ne faut pas oublier que Navalny se trouve là après l'affaire Yves Rocher, et après le dernier communiqué de la firme bretonne réaffirmant qu'elle ne s'occupait jamais de politique. — Vous verrez sur le site de Françoise un résumé de cette affaire (et vous avez lu notre chronique commune, publiée ici-même il y a quelques semaines. — J'en profite pour remercier Françoise publiquement de sa relecture de ma traduction d'hier soir.

3) Sonia Wieder-Atherton a publié sur sa propre page FB une vidéo magnifique, en soutien aux milliers de musiciens qui, en Russie, demandent, à visage découvert, la liberté pour Alexéï Navalny. Vous avez le lien en commentaire. Likez-la. Et je demande aux autres musiciens qui me suivent d'ajouter leur nom, à eux aussi.

La Russie sera libre. Je veux le croire. Et chacun de nous peut contribuer à sa liberté.

Liberté pour Navalny et pour tous les détenus politiques.

André Markowicz, le 2 mars 2021


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.