Avec Mario Draghi, l’Italie choisit la gouvernance contre le gouvernement
La crise institutionnelle ouverte par Matteo Renzi a conduit à confier à Mario Draghi, l’ancien président de la Banque Centrale Européenne, la tâche de former un gouvernement «de techniciens». En quelques jours à peine, depuis Matteo Salvini, qui se présentait comme celui qui allait libérer l’Italie de la dictature de Bruxelles, au Parti Démocrate et aux syndicats, une quasi unanimité semble s’être faite autour de son nom. En jeu, la répartition des 209 milliards d’euros alloués à l’Italie du fonds de relance européen, et l’espoir du choix d’une relance keynesienne d’une économie italienne au bord du gouffre, au prix d’une mise au deuxième plan des partis et des électeurs, et donc, malgré tout, et malgré ses défauts, de la démocratie. Notre avis est que cela risque de se reproduire ailleurs. Préférer “la gouvernance” au gouvernement est de toute façon déjà très tendance. Explications, donc, et dans le détail, de ce qui est en train de se jouer en Italie.
Le recours à un gouvernement «institutionnel» (autrement dit, de techniciens et technocrates qui n’auront été élus par personne), est une voie qui a souvent été suivie dans un passé récent en Italie. Ce que montre l'histoire, c'est qu'à des moments cruciaux, la ritualité de la politique cesse, et il est décidé de s'appuyer sur le technocrate disponible à ce moment : le gouvernement Ciampi (ex-président de la Banque d'Italie) à la suite du scandale des Tangentopoli, du gouvernement Dini (également ancien gouverneur de la Banque d'Italie) au moment de la réforme du système de retraite, et enfin du gouvernement Monti (président de Bocconi et ancien commissaire européen pour l'Italie), né de l'incapacité politique du gouvernement Berlusconi IV de mettre en œuvre les réformes souhaitées par l'Union Européenne (pensez à ce qui deviendra plus tard la loi Fornero).
En ce sens, le fil conducteur des gouvernements techniques est d'avoir à leur tête une personnalité garantissant aux yeux du monde le sérieux du système capitaliste italien, il s’agira donc d’une personnalité généralement reconnue au niveau international (comme dans le cas de Monti).
Pour cette raison, la mission confiée à Mario Draghi n'est en aucun cas nouvelle. C’est la situation économique du pays qui est nouvelle. La pandémie de Covid-19 a ramené l’Italie à des niveaux de croissance comparables à ceux de 1995, et avec la vague de licenciements qui s’annonce, l'Italie se prépare à vivre une saison de tensions sociales potentiellement explosives.
La gestion de la pandémie par le gouvernement Conte II était absolument conforme aux diktats de la finance internationale et du capitalisme italien. Les affrontements avec Confindustria (Ndt : la confédération patronale italienne) n'ont été que formels, comme en témoignent, par exemple, les choix opérés dans le dernier budget en faveur des entreprises.
Néanmoins, il y avait de lourdes contradictions et frictions au sein de la majorité au pouvoir, incarnées dans le dualisme entre le Premier ministre Conte et le dirigeant du Parti Démocrate Matteo Renzi, ce dernier se présentant comme le porte-parole des secteurs les plus intransigeants et agressifs du capital.
Face à ces tensions, le capitalisme italien et européen a identifié en Mario Draghi un bon candidat, qui garantirait la construction d'un exécutif qui protège ses intérêts.
Son CV parle de lui-même: parmi ses innombrables postes de banquier, il a été directeur de la Banque d'Italie de 2005 à 2011, et président de la Banque centrale européenne de 2012 à 2019.
Fervent keynésien dans sa jeunesse, puis converti à l'ultra-libéralisme, il dut souvent traiter, directement et indirectement, avec de grandes banques d'investissement comme Morgan Stanley et Goldman Sachs; il est ensuite devenu Trésorier de 1991 à 2001. Ces années ont été caractérisées par des privatisations sauvages dont nous payons encore aujourd'hui les conséquences. Le plan de libéralisation a été dévoilé par Mario Draghi lui-même, à bord du yacht Britannia 2, propriété de la reine Elizabeth, en 1992 en présence de représentants de la haute finance anglaise et italienne. La parabole de sa théorie économique suit pleinement l'adaptation du capitalisme aux périodes considérées. Keynésien avant l'élection de Margaret Thatcher, converti enthousiaste au libéralisme entre les années 80 et 90, et enfin, de nouveau keynesien, une sorte de retour aux origines, dans une période historique, la nôtre, où le même capital a besoin d'aides d'État pour continuer à subvenir à ses besoins. Ce n'est donc pas un hasard si, pendant la présidence de la BCE, il s'est défini comme un "socialiste libertaire (sic!)". Et, a commencé, surtout dans la dernière période, à prêcher une plus grande intervention de l'Etat en faveur des entreprises et surtout des investisseurs. appauvris par les récessions économiques.
Il n'y a donc pas besoin de dissertations supplémentaires pour conclure que Mario Draghi n'est pas seulement proche des intérêts du capital national et international, mais en est directement l’interprète et le défenseur.
La construction du personnage Draghi a déjà commencé depuis un certain temps dans les média italiens. Sa présidence de la Banque Centrale Européenne a été considérée par tous les analystes italiens, et plus généralement européens, comme fondamentale dans la sauvegarde de la zone euro. Sa phrase la plus citée, le fameux "tout ce qu'il faut", prononcée dans une interview au New York Times en référence au programme national d'achat d'obligations d'État de la BCE, le programme Quantitative Easing, a été saluée comme une révolution dans l’économie. Pendant des années, les média ont réussi à faire passer Draghi pour un sauveur et un révolutionnaire avisé, en basant tout sur le mythe de la compétence et de la respectabilité face aux marchés. En ce sens, il n'est pas étonnant que Draghi soit "le personnage le plus aimé de l'opinion publique italienne".
L'hypothèse Draghi est sur la table en ce sens depuis au moins un an. L'existence d'un plan B, soutenu par un gouvernement «technique» qui répondrait directement et sans hésitation aux besoins et aux voeux de la Confindustria et de Bruxelles, n'a jamais été oubliée.
Avec toutes les difficultés redoutées par le gouvernement Conte II, l'hypothèse Draghi a resurgi de manière préventive comme l'option utile pour sortir des hésitations et faire marcher le pays sur la voie de la reprise économique pour les entreprises.
Les éloges des journaux italiens au discours prononcé en août par le même Draghi, dans lequel les lignes directrices d'une nouvelle intervention étatique sur l'économie ont été élaborées, exprimaient l'aval de l'establishment italien à un nouveau gouvernement qui garantirait le processus de gestion de l'inévitable crise économique accélérée par la pandémie Covid-19.
Mario Draghi a ensuite refusé la présidence de la banque Goldman Sachs le 6 octobre. La présidence d'une grande banque d'investissement étant le débouché naturel de fin de carrière pour les membres de l'establishment politico-financier, cela a été interprété comme un signe de sa volonté d'assumer une responsabilité gouvernementale.
Pour compliquer davantage le séjour de Conte au Palazzo Chigi, il y avait le complot derrière l’utilisation du Fonds de relance voté par l’Union Européenne, qui attire l'élite des patrons et sur la gestion duquel une nouvelle déchirure a eu lieu au sein de la majorité.
La volonté d'abandonner la majorité «Giallorossi» (Ndt : jaunes/rouges, les couleurs du Mouvement 5 étoiles et du Parti Démocrate), due également à l'utilisation des ressources du Fonds de relance, a été exprimée par un Matteo Renzi qui a toujours été ambigu et en retrait au sein de la majorité, après avoir été le promoteur de l'accord entre le Mouvement 5 étoiles et le Parti Démocrate en juillet 2019. Son attitude a ensuite encore changé avec l'élection de Joe Biden à la présidence des États-Unis. Pour Renzi, qui se vante de ses contacts avec les lobbies américains, l'objectif est de donner à l’Italie une place de choix au sein de l'alliance atlantique, et en ce sens, sa visite récente et ses éloges au pire régime allié de l'Occident, l'Arabie saoudite, sont une confirmation de ses objectifs.
Les cartes sont désormais dans les mains des groupes parlementaires et des partis qui siègent au Parlement. Cependant, ce seront les différentes sensibilités du capitalisme italien, et leur représentation dans les différentes couleurs du Parlement, qui détermineront si Mario Draghi peut devenir Premier ministre et, dans l'affirmative, quelles seront ses marges d'action temporelles et de contenu.
Le Parti démocrate, exactement comme il avait décidé d'agir avec le gouvernement Monti, a déjà exprimé sa volonté de soutenir le nouveau gouvernement. Un appel à la responsabilité a été lancé par les différentes composantes du parti, depuis Zingaretti jusqu’aux gouverneurs à la Del Rio - Franceschini, qui espèrent assimiler dans le futur le Mouvement 5 étoiles dans un vaste champ progressiste, ainsi que par les partisans de Matteo Renzi. Notons enfin le énième recul des syndicats, de plus en plus subordonnés à la finance, qui applaudissent l'hypothèse Draghi.
Quant au Mouvement 5 étoiles, l'arrivée de Draghi suggère sa balkanisation à venir, avec les différentes personnalités prêtes à refaire surface pour se disputer sa direction. Son leader politique par intérim, l'anonyme Vito Crimi, a déclaré ne pas vouloir voter pour un gouvernement avec Mario Draghi à la tête, mais il n'a pas exclu la possibilité de mettre la question au vote.
Dirigée par Di Battista, l’aile du Mouvement 5 étoiles qui a le plus mal digéré l'accord avec le Parti Démocrate s’est déjà prononcée clairement contre l'option Draghi. Cependant, la possibilité d’éviter de nouvelles élections et de rester encore deux ans de plus au Parlement pourrait convaincre de nombreux parlementaires du Mouvement 5 étoiles d’avaler sans trop faire d’histoires l’idée de la formation d’un “gouvernement de techniciens”, une option en opposition totale avec ce qui avait toujours été défendu par le mouvement et qui avait fait son succès dans l’opinion.
Toujours au sein de la majorité, on ne sait pas ce que fera Liberi e Uguali, qui, bien qu'il ait exprimé sa méfiance envers Draghi, n'a pas encore confirmé ses décisions sur l'opportunité de voter ou non pour sa confiance.
Quant à la droite, la situation est en constante évolution. Dans la double pensée salvinienne classique, le Capitaine de la Lega pouvait tout dire et son contraire en moins de 24 heures. Face à l'appel de Draghi, Matteo Salvini a d'abord tweeté l'article 1 de la constitution, en mettant l'accent sur la "souveraineté appartenant au peuple", pour ensuite se déclarer disponible pour écouter toute proposition émanant du Premier ministre en charge. Cependant, nous ne devons pas confondre la Ligue dans son ensemble avec les déclarations contradictoires de son chef. L'entrepreneuriat du Nord-Est, véritable moteur de la Ligue en termes de financement politique et d'agenda économique, attend avec impatience que Luca Zaia, le président de la région de Vénétie, et Giancarlo Giorgetti, supplantent Salvini à la tête de la Ligue, et pourrait manifester son intérêt pour un gouvernement «de technocrates de haut niveau», qui agirait en tant que porte-parole de ses besoins et garant de ses avoirs. Les tensions entre l'aile de Giancarlo Giorgetti et l'aile salvinienne risquent elles-mêmes d'être un facteur explosif pour la Ligue. On ne peut donc pas négliger le fait que, bien qu'étant le parti leader en Italie dans les sondages, de nombreux députés de la Lega pourraient être victimes de coupes budgétaires au prochain tour des élections, et préférer à ce risque endosser le manteau de la "responsabilité" et se mettre au service de "l'intérêt national" en soutenant un gouvernement Draghi.
Au sein du centre-droit, la plus intéressée par des élections immédiates semble être Giorgia Meloni. Selon les sondages, Meloni triplerait ses voix par rapport aux consultations précédentes et il n'y a donc aucun risque de perdre son siège au Parlement pour les membres actuels élus des Fratelli d'Italia. Cependant, Meloni a déjà voté pour la confiance dans le gouvernement de Monti et selon les dernières rumeurs, elle pourrait être encline à s'abstenir.
Ce qui reste de Forza Italia soutiendrait sans aucun doute un gouvernement Draghi, comme le prétendent plusieurs politiciens, mais Forza Italia elle-même pourrait imploser, tassée entre son retour dans le giron du centre-droit et son atterrissage dans un centre dirigé par Italia Viva.
Le soutien numérique et partisan à un éventuel gouvernement Draghi sera décisif pour la nature de celui-ci.
En général, ce qui émerge est un conflit interne du Capital, divisé par différentes façons de gérer la crise, auquel le choix de Draghi ouvrirait la possibilité de trouver une synthèse dans la confrontation politique en temps de crise. Ainsi, ces nuances seraient surmontées, et la ritualité de la médiation politique à travers les votes des électeurs pour des partis mise sous le boisseau (momentanément ?) au nom du profit et du maintien des relations de pouvoir. Au-delà de la définition du gouvernement "technique" ou "institutionnel", des définitions visant à faire passer des choix impopulaires et des directives comme neutres politiquement et nécessaires, la carte Mario Draghi représente, comme nous l'avons vu, un choix nettement politique dans le sens de la protection des intérêts de la bourgeoisie au détriment des conditions des travailleurs et des classes populaires.
L’Ordine Nuovo
Traduction et édition L’Autre Quotidien
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