De quoi êtes-vous fier quand vous pensez à l'État d'Israël ?
Un groupe de travailleurs palestiniens étaient penchés sur les arbres abattus qui avaient été traînés comme des cadavres par un tracteur, et sciaient les troncs en petites billes. La première lumière s'est levée sur les champs au nord de Tel-Aviv. À quelques centaines de mètres de là, un quartier de luxe dormait encore ; le bruit des scies et la fumée n'avaient pas pénétré les doubles fenêtres des élégantes villas.
Les ouvriers, dans leurs vêtements usés et en lambeaux, travaillaient sans aucune sorte d'équipement de protection. Ils avaient quitté leurs maisons en Cisjordanie au milieu de la nuit et étaient passés par les humiliants postes de contrôle pour abattre les arbres le long de l’autoroute 'Ayalon, où une nouvelle voie est en cours de construction pour la route encombrée. Ceux qui roulent sur l'autoroute n'ont même pas jeté un regard aux travailleurs qui faciliteront leur voyage à l'avenir. C'est l'ordre naturel des choses : les Palestiniens comme bûcherons pour les Juifs.
Ils ont travaillé comme ça sous le soleil de plomb toute la journée. L'entrepreneur juif était assis à l'ombre, supervisant de loin. La scène rappelait des scènes d'esclavage aux USA ou d'apartheid en Afrique du Sud ; le quartier chic en arrière-plan, l'entrepreneur juif, les ouvriers palestiniens, les salaires de misère, le retour au bantoustan le soir ; dans une mer blanche, un groupe de noirs fait la cueillette.
Quelques heures plus tard, des accords ont été signés à Washington entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn. Il ne faut pas en sous-estimer la valeur ou en négliger l'importance, ni lésiner sur les compliments au Premier ministre pour les avoir conclus. Ils ont fait progresser l'acceptation d'Israël dans la région, après des années durant lesquelles Israël lui a tourné le dos, et pointé ses armes sur elle. Mais rien de ce qui a été signé à Washington ne changera la réalité du champ d'arbres abattus au nord de Tel-Aviv. La tyrannie, l'exploitation et la dépossession resteront telles qu'elles étaient.
Les accords ont été signés à la veille du Rosh Hashanah, le nouvel an juif. C'est le moment idéal pour se demander : de quoi êtes-vous fier quand vous pensez à l'État d'Israël ? Qu’y-at-il de tout ce qu'ils nous ont dit dans notre enfance et qu'ils nous ont enseigné à l'adolescence dont nous pouvons encore être fiers ?
Les Israéliens aiment se plaindre de leur pays, mais ils en sont toujours très fiers. Leur fierté, qui se transforme très vite en arrogance, est particulièrement marquée lorsqu'ils visitent d'autres pays : Les Américains sont naïfs, les Allemands sont carrés, les Italiens sont stupides, les Chinois sont bizarres, les Scandinaves sont des chieurs, les Arabes sont arriérés et les Africains sont primitifs. Israël est au top. On ne peut s'empêcher de rencontrer la condescendance, surtout chez les jeunes, dans chaque trekking en Amérique du Sud et dans chaque Maison Chabad en Asie. Elle naît à la maison et se nourrit à l'école et dans l'armée. Nous sommes les meilleurs. Il n'y a personne comme nous. C'est l'un des plus grands obstacles à l'instauration de la paix dans la région.
La réalité aurait dû rendre chaque Israélien honteux de son pays - à cause de l'occupation, mais ce n'est pas tout. La violence sur la route et sur le trottoir, l'agression, l'ignorance, le racisme, l'ultra-nationalisme, la voracité, l'effondrement du système de santé, l'armée héroïque principalement contre les faibles et construite sur la pourriture morale, le manque de considération pour les autres dans tous les domaines de la vie, et maintenant la gestion honteuse de la crise du coronavirus. Mais merveille des merveilles, les Israéliens sont toujours convaincus qu'ils sont les meilleurs. La nation start-up. Start-up de quoi, exactement ? L'irrigation au goutte à goutte ?
La fondation miraculeuse de l'État, qui a été un événement sans précédent, remarquable, même s'il a été fondé sur une injustice intégrale et profonde, a en effet justifié une fierté nationale très élevée. À l'avant du bus transportant la délégation de jeunes dont je faisais partie à la fin des années 1960, nous avons fièrement agité le drapeau israélien. Aujourd'hui, dans beaucoup de ces pays, il faut parfois cacher tout ce qui identifie une personne comme étant israélienne, par honte.
Nous pouvons et devons être fiers de notre premier ministre [sic,NdT], qui s'est tenu aux côtés du président des USA et de deux ministres des affaires étrangères arabes sur la pelouse sud de la Maison Blanche. Mais tant que les victimes du sionisme et de l'occupation continueront à abattre des arbres pour nous dans un autre champ, il n'y aura pas de véritable raison d’être fiers.
Gideon Levy جدعون ليفي גדעון לוי
Traduit par Fausto Giudice
Gideon Levy est journaliste au quotidien israélien Haaretz depuis une vingtaine d'années et aussi éditorialiste. Très critique contre l'occupation israélienne, il écrit dans cette publication une chronique hebdomadaire sous le titre « Twilight Zone », dans laquelle il décrit les dures conditions de vie de la population palestinienne occupée et relate les violations que l'armée et les autorités d'occupation perpétuent quotidiennement contre les Palestiniens. Ses écrits soulèvent une grande polémique dans la société israélienne endormie dont il entend secouer et réveiller la conscience, et contrarient la classe dirigeante.